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17 mai 2014 6 17 /05 /mai /2014 18:46

http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/05/15/dans-l-enfer-d-alep_4418915_3218.html

Dans l’enfer d’Alep

Par Francesca Borri, envoyée spéciale à Alep

Jeudi 15 Mai 2014

Depuis que les combats ont commencé à Alep, en août 2012, avec l’offensive des rebelles de l’Armée Syrienne Libre contre les troupes de Bachar al Assad, deux choses n’ont pas changé.

La seule défense anti aérienne efficace, c’est le mauvais temps.

Et le seul abri, c'est la chance. Depuis des mois, nous racontons l'histoire d'une ville en ruine, des averses d'obus, de rues truffées de tireurs isolés, de missiles et de chars faisant feu.

L'histoire d'une ville défigurée par le typhus, la leishmaniose et la famine, où les enfants ont de l'herbe et de l'eau de pluie pour seul dîner. Des rivières rejetant des cadavres, une nuée d'insectes grouillant sur des intestins, des foies, des poumons. Des grenades, des roquettes, des avions, des activistes décapités, des adolescents de quinze ans exécutés.

Nous avons parlé des hôpitaux bombardés, des opérations chirurgicales réalisées avec des couteaux de cuisine et du fait que le meilleur calmant que l'on puisse espérer est la caresse d'une infirmière. Nous avons vu des corps mutilés, des têtes, des mains, des morceaux de crâne.

Le bilan est de cent cinquante mille morts, selon l'Observatoire Syrien des Droits de l'Homme, mais certains parlent de deux cent vingt mille victimes. Nous avons raconté l'horreur, avec tous les mots possibles. Nous sommes à court d'adjectifs. Peut-être n'avions-nous pas compris ce qu'est une guerre.

Car à Alep, aujourd'hui, il n'y a qu'un front, le ciel. On meurt, ici, sans prévenir. Une explosion venant de nulle part, une lumière vive, une bourrasque, puis l'air qui devient brûlant et s'emplit de flammes, de sang, d'éclats d'obus. Et au milieu de la poussière, au milieu des cris, ces lambeaux de chair, ces gosses carbonisés.

Il n'y a aucun abri, les bâtiments n'ont pas de caves. Et les insurgés, pauvrement équipés par l'Arabie Saoudite et le Qatar, n'ont que ces vieilles mitrailleuses russes, les « douchka », aussi efficaces contre les avions que des sarbacanes.

La contre-offensive de Bachar al Assad a débuté en décembre 2013. On entre à présent à Alep par quinze kilomètres de front, à partir de la zone industrielle de Cheikh Najjar.

Sous les tirs de mortier, de lance-roquettes, de kalachnikov, on entre sous les « bombes barils », remplies de pétrole et d'explosifs, larguées par des hélicoptères. Elles pleuvent par dizaines, jour et nuit, à tout moment, partout, faisant en moyenne cinquante victimes chacune.

Il n'y a aucune distinction entre civils et combattants et même parmi les combattants. Rebelles et loyalistes sont si proches les uns des autres qu'ils échangent des tirs tout en se lançant des injures. Les bombes barils peuvent toucher les loyalistes aussi.

Sur des kilomètres et des kilomètres, Alep n'existe plus. La ville rétrécit de jour en jour.

Pourtant, elle n'est pas aussi vide qu'elle y paraît. Car, comme le fait remarquer mon chauffeur, « devenir réfugié est un luxe que tout le monde ne peut pas se payer ».

Il n'a pas les cent cinquante dollars (cent dix euros) pour payer le trajet en voiture jusqu'à la Turquie, auxquels s'ajoutent cent dollars par personne, lui, sa femme et ses trois fils, nécessaires pour soudoyer un policier et passer illégalement la frontière. Alep a des airs de ville fantôme, mais les syriens sont toujours là, épuisés.

On attend et on meurt

Ils seraient encore quatre vingt mille personnes, selon les estimations. Qui mâchent du carton pour calmer la faim, scrutant le ciel. Car, avant, l'avion bombardait deux, trois fois par semaine, puis disparaissait, maintenant, l'hélicoptère tournoie et soudain il lâche ses bombes, deux, trois fois par heure.

Il n'y a rien d'autre, à Alep. On attend et on meurt. Rien d'autre que le vrombissement qui s'intensifie, et soudain ce cri « tayara » (« un avion »), et tout le monde qui plonge sous une chaise, derrière une armoire, un seau, n'importe quoi. Les alépins, terrifiés, surgissent des ruines.

C'est ainsi qu'ils vivent, parmi les cadavres qui n'ont jamais été récupérés. Parmi les décombres, des vêtements, des livres, une pendule, une chaussure d'enfant avec un pied encore à l'intérieur.

Les alépins pleurent jusqu'à la prochaine explosion. Jusqu'à ce qu'une « douchka » crache ses quatre ou cinq détonations pour vous prévenir qu'un hélicoptère est tout près d'ici et, à nouveau, vous entendez tout le monde qui crie, tout le monde qui s'enfuit en courant.

Et soudain, l'explosion, violente, al Ansari, 16 heures 40. La première silhouette qui refait surface est celle d'une femme. Elle perce le brouillard de poussière, titube. Puis un homme, un autre, encore un et un quatrième qui s'évanouit.

Dans leurs bras, ces corps méconnaissables, déchiquetés. Le gosse que vous venez de rencontrer qui est maintenant là, blême, serrant encore son ours en peluche. Pendant des jours, à l'aube, vous verrez les femmes agenouillées sur ces restes humains, entre leurs doigts, un bout de tissu, un bout de leur fils.

On meurt, à Alep, rien d'autre. On attend et on meurt. La résolution deux mille cent trente neuf du conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 22 février, demande un accès libre à l'aide humanitaire. Mais l'ONU, conformément à son statut, travaille par le biais du seul gouvernement reconnu, celui d'Assad.

Le président syrien empêche les camions d'entrer par la frontière turque, sous le contrôle des rebelles, ce qui les force à passer par le sud, entraînant une perte de temps et d'argent. Et, surtout, la plus grande partie de l'aide (environ quatre vingt dix pour cent) tombe aux mains du régime.

Quelques camions entrent finalement ces jours-ci, mais, à Alep, personne ne semble avoir reçu quoi que ce soit, ni riz, ni sucre, pas une bouteille de lait, rien. « Ce n'est plus une question d'aide humanitaire », me dit Hossein, chauffeur pour la Croix Rouge. Un kilogramme de riz en plus ne change rien. Vous allez mourir de toute façon ».

Et, souvent, on meurt même si on survit au bombardement, personne ne viendra pour vous tirer des décombres. Et personne ici n'a rien pour vous soigner. Il reste deux hôpitaux, ou plutôt un, l'autre a été frappé pendant la rédaction de cet article.

On attend et on meurt, à Alep. Et rien n'est plus brutal que la première frappe. Lorsque quelqu'un est toujours vivant sous les décombres, et que vous entendez les voix, les cris, au milieu de la poussière, alors que vous ne voyez encore rien. « Saa’idni, saa’idni » (« A l'aide, à l'aide ») », supplient-ils.

Comme cette femme de Soukkari, devant les cris de ses deux neveux de dix sept et dix huit ans. Ses proches la tiennent pendant qu'elle s'efforce de les dégager, glisse, se relève, crie « saa’idni, saa’idni ». Puis vient le moment le plus terrible, frères, pères, amis, tenus par tous les autres pendant qu'ils fouillent, désespérément, dans les décombres, à main nue.

Aussitôt, un autre hélicoptère arrive et tourne, sadiquement, au-dessus de la scène, tandis que tout le monde court de nouveau. Personne ne sait où aller, tous ceux qui essayaient de dégager les blessés se relèvent, au milieu des cris, du vacarme, des larmes, de la poussière, du sang et de l'explosion.

Alep est devenu un no man’s land

La ville est coupée en deux, un côté aux mains des rebelles, l'autre du régime. En septembre 2013, dans la partie est, celle tenue par les rebelles, un nouveau régime, celui d'al Qaïda, a remplacé l'ancien. Un seul lieu n'a jamais été bombardé, le quartier général de la nébuleuse terroriste.

Néanmoins, aujourd'hui, cela n'a plus de sens de parler de régime, Alep est devenu un no man's land livré aux seigneurs de guerre. Les rebelles sont tous sur la ligne de front, occupés à couper les axes de ravitaillement de Damas et à préparer une attaque de diversion dans la province de Lattaquié.

Il n'y a pas de combats, il n'y a que la mort, qui frappe au hasard. Et les deux parties ne s'emparent que de décombres.

Le seul signe visible d'autorité se trouve à l'entrée de Karaj al Hajez, surnommée la « rue de la mort » car elle constitue le point de passage entre les deux côtés d'Alep et se trouve constamment sous les tirs des snipers d'Assad.

Pour ceux qui vivent à l'est, elle joue un rôle crucial. Pour beaucoup, la seule source de revenus est leur salaire de fonctionnaire, qu'ils doivent récupérer du côté ouest, ou bien la vente de fruits, de viande, de légumes, car les prix y sont plus élevés.

Mais surtout, ici, on n'est pas sous les bombes. Et on reçoit de l'aide humanitaire. Les familles déplacées s'y sont réfugiées. Les islamistes liés à al Qaida ont interdit dans un premier temps le transport de nourriture et de médicaments. A présent, ils ont construit un barrage en béton.

La guerre est maintenant en grande partie l'affaire de combattants étrangers, djihadistes d'un côté, Hezbollah, iraniens et mercenaires de l'autre, elle ne semble plus retenir l'attention des syriens.

Plus personne ne parle de « zones libérées ». On dit simplement Alep Ouest et Alep Est.

« L'Armée Syrienne Libre avance, avance, on dirait qu'elle va gagner et soudain elle ne reçoit plus d'armes. Alors, le régime contre-attaque. Il avance, il avance, on dirait qu'il va gagner et soudain l’Armée Syrienne Libre reçoit de nouvelles armes », résume Ali, l'un des quelques activistes qui vivent encore ici. « C'est comme cela depuis des mois. Vous réfléchissez tous à l'opportunité d'une intervention externe. Mais l'intervention externe est en cours. Il nous faut plutôt une intervention interne, nous devons rendre la Syrie aux syriens ».

La seule priorité, ici, est de survivre. Sur Aleppo Today, la chaîne de télévision locale, le bilan des morts défile, tandis que par la fenêtre, dans l'obscurité, toutes les dix, vingt, trente minutes, le fantôme d'Alep réapparaît dans la lueur soudaine d'une explosion.

Je regarde nerveusement la pendule, en attendant l'aube, mais je suis la seule à le faire, c'est une habitude appartenant à une autre vie. La seule différence entre la nuit et le jour, ici, est que, la nuit, on ne peut même pas s'enfuir en courant.

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