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14 janvier 2015 3 14 /01 /janvier /2015 21:18

http://www.regards.fr/web/article/se-sortir-de-la-guerre-et-non-pas

Sortir de la guerre et non pas chercher à la gagner

Par Roger Martelli

Mercredi 14 Janvier 2015

« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux », selon Benjamin Franklin.

S’enfoncer dans la quête sécuritaire, c’est assurément s’y perdre, et se tromper de combat.

Il n’y aura pas de Patriot Act à la française, promet Manuel Valls. Mais face à la « menace qui est aussi intérieure, il faut des mesures exceptionnelles ».

L’immigration n’est pas liée au terrorisme, affirme Nicolas Sarkozy, mais « elle complique les choses, car elle crée la difficulté de l’intégration, qui crée le communautarisme ». Valse habituelle des faux-semblants et litanie des dénégations qui sont autant d’affirmations déguisées.

Le peuple du week-end disait « tolérance », les grands de ce monde pensent « guerre ». « La guerre a été déclarée à la France, à ses institutions », selon Nicolas Sarkozy. « Nous avons une guerre à mener », selon Manuel Valls. Ce n’est pas qu’ils sont méchants, ils ne peuvent pas penser autrement, et cela depuis bien avant les tueries de la semaine passée, avant même le 11 septembre 2001.

La guerre, en sommes-nous sortis depuis août 1914 ? Guerres mondiales, guerre froide, guerre des civilisations, la guerre a changé de forme, mais c’est toujours la guerre, pas de paix envisageable, seulement des suspensions de guerre, de-ci de-là.

Voilà une poignée de décennies, en tout cas, que la guerre n’est plus la guerre classique, la guerre européenne qui concerne les états. Les guerres d’aujourd’hui ne sont plus interétatiques mais intra-étatiques. Guerres sans champ de bataille, où les victimes sont à quatre-vingt-dix pour cent des civils, guerres diffuses, dans des territoires flous, sans frontières.

Le substrat commun à Manuel Valls et à Nicolas Sarkozy

Pas de champ de bataille, l’ennemi est partout, la menace est permanente. On ne se défend plus, on prévient et on se protège, par tous les moyens. Dès lors, on ne sait plus très bien ce qui relève de la défense nationale ou de l’ordre intérieur, de l’armée ou de la police, du public et du privé. On ne sait plus où passe la frontière du légal et de l’illégal, de l’ordinaire et de l’exceptionnel. « L’ennemi combattant illégal » est partout et nulle part. Il ne se « voit » pas, il n’est plus en uniforme, il est plongé dans la vie ordinaire. Le tueur de demain, c’est le voisin, le petit gars d’à côté, éventuellement serviable avec les personnes âgées.

L’imprévisible nourrit la peur et le fantasme de la prévisibilité. Si l’ennemi ne se voit pas, il faut anticiper, définir le profil des individus ou des groupes que l’on juge potentiellement dangereux. En matière de police et de droit, on est passé en un siècle du « criminel responsable » au « criminel né », puis aujourd’hui au « criminel potentiel ». Individus à risques, populations à risques, le profilage s’étend à des groupes de plus en plus larges que l’on fiche, dont on organise la « traçabilité », comme la viande de bœuf, que l’on écoute, que l’on contrôle, voire que l’on parque et que l’on isole. Alors, ce qui relève de « l’exceptionnel » éventuellement nécessaire, toute situation exceptionnelle oblige de fait à des actes exceptionnels, se transforme en « état d’exception ». Et quand le second tend à dominer, en France, le processus législatif est engagé depuis 1986, comment empêcher, quelles que soient les volontés affichées, que « l’exceptionnel » de la mesure particulière ne nourrisse « l’exception » de la juridiction elle-même ?

Tel est, malgré leurs différences, le substrat commun à Manuel Valls et à Nicolas Sarkozy, l’équivalent sur le plan de la société de l’acceptation de la norme financière sur le plan de l’économie. Or ce substrat met toutes nos sociétés dans l’impasse. Au nom de l’ordre, il produit le chaos, à toutes les échelles de territoire. Toute « solution » sur ces bases nous enfonce un peu plus dans la guerre, un peu plus dans la peur et un peu plus dans l’abaissement de la liberté.

Armées de riches, guerres de pauvres

Réfléchissons un instant à ce qui se passe dans l’arène planétaire. La fin de la guerre froide devait nous faire entrer dans une nouvelle ère, sous l’égide de l’ONU. Souvenons-nous, la première guerre spectaculaire censée illustrer la nouvelle donne voulait restaurer l’indépendance du Koweït. Elle s’est officiellement menée sous drapeau onusien. Quelques années plus tard, autour de la question du Kosovo, la guerre s’est faite sous l’égide de l’OTAN. Un peu plus tard encore, la seconde guerre contre l’Irak a été décidée et conduite par les seuls États-Unis.

Il n’y a là rien d’étonnant. Si le paradigme dominant est celui de la guerre, son corrélat est celui de la puissance, et d’abord la puissance matérielle. Avec six cent vingt milliards de dollars, les États-Unis engagent trente-sept pour cent des dépenses militaires cumulées de la planète. Entre une Amérique surarmée, avec son prolongement atlantique, l’OTAN, et une ONU peu à peu délégitimée, qui peut piloter la guerre universelle contre le mal ?

Or, force est de constater que la débauche de moyens techniques déployés s’avère d’une efficacité relative, dans des guerres qui ont changé de visage. La concentration d’armements de haute technologie ne peut pas grand-chose face à la dissémination et à la croissance exponentielle des armes légères. Or, chaque année, huit millions d’armes légères sont produites et vendues dans le monde, alors que seulement huit cent mille environ sont détruites. Armées de riches, guerres de pauvres, dit-on parfois. Mais si la guerre, guerre des pauvres arbitrées par les riches, devient peu à peu une guerre des riches contre les pauvres, rien ne dit qu’elle peut trouver une issue.

Guerre contre le mal, pas contre les maux

Éliminer les pauvres, où éliminer la pauvreté ? Qu’on le veuille ou non, c’est toujours la même question qui revient. Voilà des années que, au sein de l’ONU, des organismes comme le programme de l’ONU pour le développement rappellent que les carences gigantesques en matière de développement humain, que la polarisation persistante des avoirs, des savoirs et des pouvoirs sont les bases de l’insécurité. Qu’en a-t-on fait ? Rien, au début du vingt et unième siècle, on a défini en grande pompe de grands objectifs pour le millénaire. Pour l’essentiel, ils ne seront pas atteints.

La guerre contre la malnutrition et la faim, contre les maladies de masse, contre la face noire de la métropolisation, contre les discriminations, contre le gouffre des inégalités, contre la dégradation environnementale qui affecte avant tout les pauvres, contre toutes les fractures technologiques, contre les trafics d’armes entretenus par les pays riches et contre les paradis fiscaux qui distraient des sommes colossales dont le développement humain aurait besoin, non, la guerre contre le terrorisme.

L’occident enfante et arme Oussama ben Laden, pour en faire ensuite le symbole du mal. Et pour faire oublier que le terreau dudit mal n’est rien d’autre que cet écheveau de maux bien concrets qui nous tissent un monde invivable.

On attribue à Goethe une phrase, datée de 1793, qui a fait l’objet de bien des dissertations, « j’aime mieux commettre une injustice que tolérer un désordre ».

Phrase désormais sans objet, nous avons à la fois l’injustice et le désordre.

Il y a donc, dans le consensus sécuritaire qui se dessine, quelque chose d’irréel et d’inquiétant. Sans doute finira-t-on par trouver, en France comme aux États-Unis, des différences entre républicains et démocrates, entre gauche raisonnable et droite dure. Mais choisir entre les uns et les autres ce ne sera pas vraiment choisir. Parce qu’il n’y a pas de solution réelle à la violence par la spirale sans fin de la contre-violence. Si notre société s’accoutumait durablement à l’idée qu’elle est en guerre, toute faille dans l’état de droit conduirait immanquablement à la déraison d’état. Auquel cas, comme par une ironie de l’histoire, on pourrait se dire qu’Oussama ben Laden et les tueurs de Paris ont gagné leur guerre.

« Société de la peur ou communauté de destin »

En fait, notre problème actuel n’est pas de gagner la guerre mais de sortir de la guerre. Pour ce faire, je ne vois pas d’autre manière que de suivre simultanément, j’insiste sur le « simultanément », deux grandes pistes de réflexion et d’action.

Il n’y a pas d’issue qui soit seulement française. La tragédie récente n’est qu’un moment d’un drame qui se joue à l’échelle planétaire. Pour agir à cette échelle, il ne faut pas continuer dans la logique des solutions militaires, dans la kyrielle sans fin des interventions extérieures des puissances installées. S’il y a des dimensions militaires à assumer, elles doivent l’être dans un cadre onusien relégitimé. Or il ne se relégitimera qu’à la double condition qu’il se réforme profondément dans ses structures et qu’il se réoriente dans ses missions. Remettre l’économie au service du développement sobre des capacités humaines, réinsérer les organismes économiques dans le giron onusien et donner la priorité aux institutions centrés sur le développement, en bref, remettre à l’endroit ce que la concurrence et la gouvernance ont mis à l’envers.

Il n’y aura pas d’avancée française sans globalité du projet que l’on porte.

« Société de la peur ou communauté de destin », écrit la juriste Mireille-Delmas-Marty. Elle a raison d’expliciter ainsi le dilemme. L’issue n’est ni dans l’ordre sécuritaire ni dans la seule réaffirmation de principes, fussent-ils aussi fondamentaux que la laïcité. Ce qui est en jeu, c’est la manière générale dont on entend faire la société. Le primat de la finance et de la marchandise, la concentration des pouvoirs, la dynamique de la peur, l’enfermement des communautés et la spirale de la violence forment un tout inextricable. C’est ce tout qu’il convient aujourd’hui de dénouer.

Dans cette activité de déconstruction et surtout de reconstruction, on peut, moins que jamais, se polariser sur une dimension particulière, quelle que soit son importance par ailleurs. Économique, social, politique, culturel et éthique sont désormais inséparables. Liberté, égalité et fraternité, dit la belle devise révolutionnaire, devenue celle de la république. Les trois doivent être pensées ensemble. La liberté de penser, mais aussi de décider ensemble, cela s’appelle la démocratie et se décline sous des formes nouvelles et plus simplement représentative, cela suppose de penser une république d’un nouveau type.

L’égalité, cela implique une égalité qui ne soit pas seulement celle « des chances », mais celle du partage réel, dans un esprit qui n’est pas celui de l’égalitarisme et de l’uniformité, mais de la mise en commun de tous dans le respect de la dignité et de la spécificité de chacun. La fraternité, c’est plus que le respect de l’autre, c’est la volonté de refuser les clôtures qui séparent « soi » et « autrui », c’est la solidarité rendue possible par le partage, c’est le goût du public contre la frénésie de l’accumulation privée.

En bref, le seul horizon rationnel, affectif et tout simplement humain n’est en aucun cas la guerre. C’est la justice.

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