INTERVIEW DE XAVIER MATHIEU

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Je ne crois pas que le changement de société se fera sans violence

Interview de Xavier Mathieu par Barnabé Binctin et Hervé Kempf

Xavier Mathieu, ouvrier engagé dans une dure lutte naguère à l’usine Continental, est très présent dans le mouvement des Nuits Debout. Il analyse le mouvement, la situation globale et la question de la violence.

Xavier Mathieu était le délégué syndical de la Confédération Générale du Travail (CGT) de l’usine Continental de Clairoix, où un dur conflit social s’est poursuivi en 2009 et en 2010. Il est aujourd’hui comédien.

Question. Nous t'avons croisé plusieurs fois dans le mouvement des Nuits Debout. Quel regard portes-tu sur ce mouvement ?

Réponse. Je viens regarder, écouter et voir comment cela se passe. Par moment, je trouve cela sympathique, par moment, il y a beaucoup de bla-bla. Mais c’est la construction d’un mouvement, il faut du temps pour s’organiser. L’ensemble est surprenant, même les discussions des gamins. Nous avons toujours tendance à penser que les jeunes se moquent de ce qui se passe, mais j’ai été surpris par certaines discussions. C’est bien d’être surpris dans ce sens là. J’aime aussi le côté divers des gens qui y sont, même si ce n’est pas ouvert à tout le monde. Par exemple, quand Alain Finkielkraut s’est fait virer, c’était normal. Il n’avait rien à y foutre. C’est comme si Dominique Strauss-Kahn allait à un congrès de Ni Putes Ni Soumises, il ne serait pas le bienvenu. Alain Finkielkraut est un islamophobe notoire. Il n’a rien à foutre dans le mouvement des Nuits Debout. Pour s’organiser, il faut de l’intelligence et un peu de violence de temps en temps. Les gens se joignent aux intermittents qui peuvent éventuellement se joindre aux taxis. Nous avons vu, il y a trois jours, des taxis venir place de la République. Cette coordination des luttes est importante, parce que le but du pouvoir, le but du capitalisme, est justement de diviser les gens, de leur faire croire que leur ennemi est l’étranger et que le profiteur c’est le mec qui est au Revenu de Solidarité Active (RSA). Aujourd’hui, la tendance est de chercher un bouc émissaire, un coup, ce sont les migrants, un coup, ce sont les roms, un coup, ce sont les musulmans, les salauds de RSA et les intermittents. Ce qui est bien dans ce mouvement, c’est qu’il met dans la tête des gens que notre ennemi commun, c’est le capitalisme et la finance.

Question. Le mouvement des Nuits Debout cherche-t-il nettement à lutter contre le capitalisme et le système financier ?

Réponse. Le mot d’ordre que j’entends beaucoup depuis que j’y viens, c’est « non à la loi de Myriam el Khomri et au monde qu’il y a autour ».

Question. Pour tout le monde ? Il y a beaucoup de curieux. Les gens ne sont-ils pas attirés par l’idée « qu'on discute, on parle, on fait démocratie », en oubliant la radicalité de cette critique ?

Réponse. Il faut les deux. Il y a des gens qui viennent pour discuter, d’autres qui viennent pour des actions. Justement, le mouvement des Nuits Debout ne chasse pas ceux qui acceptent un peu plus la radicalité. C’est vachement important. Par exemple, nous, dans le conflit Continental, cela a été très fort. Les médias n’ont pas pu diviser les gens dans notre conflit quand il y a eu le saccage de la sous-préfecture, ils sont allés parmi les mille personnes qui étaient là afin d’essayer d’en trouver une ou deux pour critiquer cette action. Ils n’ont pas réussi à en trouver une seule. Le mouvement des Nuits Debout, ce n’est pas seulement des gens qui discutent au milieu d’une assemblée générale, ce sont aussi des actions.

Question. Dans le mouvement des Nuits Debout, on entend souvent des positions contre les partis et contre les institutions, qu’en penses-tu ?

Réponse. Ce n’est pas grave cela. Tout ce qui est drapeau ou sigle, tout ce qui divise les gens, je m’en fiche.

Question. La convergence se fait difficilement entre les syndicats et le mouvement des Nuits Debout, pourquoi ?

Réponse. En 1936 et en 1968, ce ne sont pas les syndicats qui ont lancé les mouvements. En 1936, ils ont fini par suivre parce qu’ils voyaient que cela prenait de l’ampleur. Mais la CGT n’a pas de programme de société. Si demain il y a deux millions de personnes dans la rue, ils vont faire quoi ? Après, il y a la bureaucratie syndicale. Les directions syndicales renâclent. Ils n’étaient pas venus non plus défendre les Goodyear et les Continental. Ce sont des structures qui aiment qu’on leur donne le pouvoir. En gros, elles disent qu'elles viennent, mais ce sont elles qui commandent. Mais j’ai entendu dire qu’au congrès de la CGT, qui vient de se tenir à Marseille, il y a eu une forte pression des militants pour que la CGT appelle à la grève reconductible. Il y a très longtemps que nous n'avons pas vu cela.

Question. Si la loi de Myriam el Khomri était retirée ou substantiellement remise en cause, ne serait-ce pas la fin de la mobilisation et du mouvement des Nuits Debout ?

Réponse. Je ne suis pas sûr. Mais pour que le mouvement des Nuits Debout passe un cap, il faudrait changer d’endroit. Il faudrait faire les assemblées générales du mouvement des Nuits Debout devant les dépôts d’essence, devant des endroits stratégiques et bloquer l’économie. Cela serait autre chose qu’une place publique. Pour l’instant, tu as beaucoup de gens qui viennent critiquer la société et ses dérives. Mais y a-t-il un projet de société ? Tant que les gens en face n’auront pas peur de tout perdre, ils ne lâcheront rien du tout.

Question. Votre lutte à Continental a été une des plus marquantes, ces dernières années. Pourquoi n’y a-t-il pas plus de luttes ?

Réponse. Tu regardes les assemblées générales du mouvement des Nuits Debout, il y a quatre vingt quinze pour cent de blancs. Almamy Kanouté a fait une super déclaration, il a tout dit, tant que les Nuits Debout ne feront pas le lien avec les banlieues, il n’y a aucune chance que ceux du pouvoir et de la finance aient peur.

Question. Pourquoi les banlieues ne viennent-elles pas ?

Réponse. Nos jeunes n’ont pas eu d’instruction politique. Quand j’étais gamin, c’était la gauche, la vraie gauche, nous parlions de cela tout le temps, mon père parlait de cela tout le temps. Il y avait une culture politique dans les foyers. Aujourd’hui, les jeunes n’ont pas été habitués à des discours politiques. Ils n’ont pas été éduqués là-dedans. L’éducation politique est hyper importante. Elle n’est pas là du tout dans les banlieues et c’est pareil pour les ouvriers.

Question. Pas de culture politique, il faut bosser, la télévision. Rien ne peut plus bouger, alors ?

Réponse. Je n’en sais rien. Un jour, un mec m’a raconté une histoire. Ils étaient trois ou quatre cents dans une boîte. Le patron leur avait demandé de baisser leurs salaires et leurs primes, de travailler plus et de réduire les pauses. Les mecs avaient tout accepté sans rien dire. Un jour, en fin d’année, le patron a annoncé qu’il n’y avait pas eu d’accident de travail pendant un an et, pour les remercier, il leur a offert un porte clé. Il y eu sept semaines de grève. Les mecs se sont mis en colère. Une étincelle, des fois, tu ne comprends pas. Les mecs, ils en ont pris plein la gueule pendant des années, ils ne vont pas bouger. Et là, ils bougent pour une connerie. Les Panama Papers auraient dû être un élément déclencheur. Les gens auraient dû sortir dans la rue, se révolter et dire que « cela fait des années que vous nous dites que le problème, c’est que les gens touchent trop de RSA et trop de salaires ». La vérité, elle est là, tu as vingt milliards d'euros de trous cumulés dans toutes les caisses sociales et, dans les paradis fiscaux, il y quatre vingt milliards d'euros.

Question. Le mouvement des Nuits Debout n’est donc pas le grand soir ?

Réponse. Non, c'est une éjaculation, le grand soir, un orgasme. Nous n'en sommes plus là. Si cela n’a pas explosé il y a trente ans, à l’époque où il y avait trente pour cent de communistes. Nous, nous étions bercés là-dedans, mais aujourd’hui, les jeunes n’y sont plus du tout. Nous avons perdu des batailles, il faut l’accepter et sortir du truc. C’est ce qui me fait chier dans les mouvements d’extrême-gauche, ils sont encore là-dedans. Il faut arriver à se mettre autour d’une table et lâcher certaines choses.

Question. La question de la violence traverse le mouvement des Nuits Debout, quel regard portes-tu sur cette question ?

Réponse. Le Samedi 9 Avril 2016, j’étais avec les jeunes à la manifestation où il y a eu plein d’arrestations. Il y avait bien des provocateurs, mais ils étaient en bleu, avec des matraques et des grenades lacrymogènes. Je me suis pris des coups de matraques et des charges dans le dos, alors que nous ne faisions strictement rien. À Continental, quand on faisait une manifestation, on était mille dans le cortège et on n’a jamais croisé les Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS). Là, pour les manifestations étudiantes, il y a des cordons entiers de CRS pour les encadrer. Comment veux-tu que les jeunes n’aient pas envie de leur balancer des cailloux à la gueule ? C’est de la provocation pure. Comme au théâtre de l'Odéon, il y a deux jours, en arrivant de la manifestation des intermittents, du côté du ministère du travail, nous étions six cent ou sept cent, à pied, avec une banderole. Les CRS avaient des bombes et des grenades lacrymogènes. Ils nous ont matraqués à bout portant, nous n'avions rien d’autre qu’une banderole dans les mains. Nous nous sommes fait gazer alors qu’il n’y a eu aucune bousculade, rien. Sincèrement, la violence, depuis le début, elle est du côté des CRS. Nous, ce n’est qu’une réplique. Et pour moi, l'état fait une connerie. Parce que, petit à petit, les mecs viennent en effet avec des masques, avec des lunettes de protection, avec des cailloux dans les poches et avec des matraques. Normal, ils ne vont pas continuer à aller dans les manifestations et se faire matraquer la gueule sans arrêt sans réagir. Et puis, aussi, j’ai vu des mecs broyer des vitrines et passer derrière, dans des ruelles, et remettre le brassard de police pour rentrer ensuite dans le cortège. Je l’ai vu.

Question. À Paris ?

Réponse. Oui.

Question. Récemment ?

Réponse. Non, c'était dans d’autres manifestations, avant. Mais cela existe encore aujourd’hui. Comment expliquer que, lorsque l'état organise une énorme manifestation après Charlie Hebdo, avec plus d’un million de personnes, il n’y a pas une seule vitrine de cassée, pas une ? Et comme par hasard, quand ce sont des manifestations contestataires, il y a des casseurs qui brisent des vitrines.

Question. Il y a une instrumentalisation, selon toi ?

Réponse. Devant le théâtre de l'Odéon, c’est ce que je me suis dit, en face, c’est ce qu’ils veulent. Parce que, de toute façon, ils ont les médias avec eux. Et puis, nous ne pouvons pas dire que les gens soient les plus courageux du monde quand ils entendent que cela pète. Tu vois, le gamin qui s’est fait matraquer la gueule par le CRS, je le dis haut et fort, c’est une tentative de meurtre. Nous voyons bien qu’il le relève, ce gamin de quinze ans, avant de lui mettre un crochet, avec une manchette de protection, dans la mâchoire, du bas jusqu’en haut. Tu peux lui péter les cervicales. C’est une tentative de meurtre. Et pourtant, les médias n’en ont pas fait autant qu’avec le cadre d’Air France et sa chemise arrachée, avec des images qui ont fait le tour du monde pendant plus d’une semaine.

Question. Certains revendiquent toutefois l’usage de la violence comme un mode d’actions parmi d’autres au sein du mouvement des Nuits Debout.

Réponse. La violence, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Mais elle n’est pas de notre côté. Ce qui est rendu n’est rien à côté de ce qu’on prend. Cette loi de Myriam el Khomri, si elle passe demain, ce sera une catastrophe. Cette loi dit que ton patron peut venir te demander d’accepter une baisse de salaire, sinon, il te licencie. Il a le droit de te licencier pour une raison économique et, derrière, les indemnités sont plafonnées. Cela cache uniquement la baisse des salaires. Ils ont même été jusqu’à virer les visites médicales annuelles, dans la loi de Myriam el Khomri. Avant, il y avait au moins un médecin qui pouvait surveiller les gens. Il y a quand même plein d’exemples de cancers ou de maladies qui ont été découverts dans les entreprises. Les visites médicales servaient à cela, à l’usine. Alors, pour ce qui est de la violence, il n’y en a pas encore assez. Je ne crois pas que le changement de société se fera sans violence. Parce que les autres en face, ils ont ce qu’il faut. Cette loi de Myriam el Khomri vient d’un mec qui s’est fait élire en disant que son ennemi était la finance. Et la première personne qu’il a placé au ministère de la finance, c’est Jérôme Cahuzac, qui avait un compte caché en Suisse. Et celui qui arrive derrière vient de la banque Rothschild. Si cela ne veut pas dire qu’il se fout royalement de notre gueule.

Question. Y a-t-il un sentiment de révolte, aujourd’hui, en France ?

Réponse. Nous en sommes loin. Beaucoup de français s’imaginent encore qu’ils ne sont pas concernés. Je serais tenté de dire que nous sommes dans la servitude volontaire. Il y a un gros boulot à faire d’initiation, les gens regardent BFM TV, la Nouvelle Star et Cyril Hanouna. Je suis à la fois pessimiste et optimiste, parce que je crois en l’homme. L’être humain est capable de solidarité. Je reste optimiste parce que je crois que, un jour, il y aura une étincelle. Cela va bouger, mais pas forcément quand nous nous y attendrons.