Dans la jungle de Calais, Jacques Toubon recadre le gouvernement
Par Haydée Sabéran, envoyée spéciale de Libération à Calais
Le défenseur des droits s’est rendu Jeudi 30 Juin 2016 dans le camp de migrants, s’élevant contre la politique menée par l’Intérieur et les récents traités internationaux.
Surprenant et courageux, Jacques Toubon, très peu de politiques ont jusqu’ici osé arpenter les allées boueuses et sableuses de la jungle de Calais.
L’ancien très chiraquien garde des sceaux, désormais défenseur des droits depuis le mois de juin 2014, y a, lui, passé tout son après-midi du Jeudi 30 Juin 2016. Surtout, en fin de journée, il a profité de sa conférence de presse pour prononcer des mots qui ont sonné comme un violent réquisitoire contre la politique de Bernard Cazeneuve. « La maîtrise des flux migratoires n’est pas la solution du problème, mais c’est le problème », a-t-il déclaré. « A l’exception de l’Allemagne, nous n’avons pas mis en place de politiques d’accueil conformes à l’histoire de l’Europe ». Voilà pour les grands principes, mais Jacques Toubon n’en reste pas là. Et se fait plus accusateur sur les conséquences de l’évacuation de la partie sud de la jungle, décidée par Beauvau au mois de février 2016. « Les conditions sur le camp de la lande sont absolument indignes et non respectueuses des droits humains. Tout est devenu plus difficile, car il n’y a pas dans la zone nord la possibilité d’organiser des lieux de vie qui existaient dans la zone sud ». Et Jacques Toubon de se déclarer inquiet « s’il était question pour l’avenir de démanteler aussi la zone nord », comme Bernard Cazeneuve l’a annoncé. « Je ne fais de procès à personne, ni à la préfète ni au ministère de l’intérieur, mais je dis que, s’il y avait un tel projet, il doit être longuement anticipé et il faut mettre en place des solutions alternatives respectueuses des droits fondamentaux ».
Quelques heures auparavant, Jeudi 30 Juin 2016, l’accueil sur place est bon et les Organisations Non Gouvernementales » (ONG) sont plutôt ravies de la démarche de l’ancien ministre. « Il fait un travail très intéressant. Il a par exemple dépassé la seule question des mineurs. Il y a un désir de comprendre et d’appréhender les situations. Cela progresse », dit Vincent de Coninck, chargé de mission du Secours Catholique du Pas-de-Calais. Une bénévole trouve « intéressant » que, au-delà des points de droit, il ait posé « les questions politiques », dès son rapport du mois d’octobre 2015 sur les atteintes aux droits. Un rapport accablant sur les mineurs, les conditions de vie et les violences policières, qui avait plus qu’agacé le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve. Le défenseur des droits y réclamait aussi la remise en cause « des accords de Dublin », qui obligent les candidats à l’asile à le solliciter dans leur pays d’arrivée. Il réclame désormais « la remise en cause des accords du Touquet », qui obligent la France à surveiller la frontière vers l’Angleterre. Mais la même bénévole déplore que la visite manque de discrétion, « il pourrait venir deux jours, incognito, et là il verrait ce que vivent vraiment les migrants, les conditions de vie qui régressent, les gaz lacrymogènes parfois pour rien et maintenant les tirs tendus de flash-ball avec viseur qui touchent les gens à la poitrine et au visage ».
En tout cas, Jacques Toubon est là. En chaussures de ville, certes, mais, coup de chance, il n’y a Jeudi 30 Juin 2016 pas trop de flaques ni de boue.
Et il se fait tout expliquer par Nathanaël Caillaux, coordinateur de la plateforme de services aux migrants, une fédération d’associations, et Solenne Lecomte, coordinatrice « lutte contre les violences » à la cabane juridique de la jungle. Il pose des questions parfois basiques, « pourquoi y a-t-il une barrière devant ces cabanes », « sont-ils regroupés sur une base ethnique » et « c’est un restaurant tenu par qui ». Nathanaël Caillaux explique que s’abriter pour les migrants est désormais un casse-tête. La situation, qui s’était améliorée depuis le dernier rapport du défenseur des droits, s’est à nouveau dégradée. La zone sud a été démantelée de force à la fin du mois de février 2016 et les exilés vivent les uns sur les autres dans la partie nord. Dans la zone sud ne subsistent plus que les écoles, une église et une mosquée. Les cabanes détruites ont laissé la place à une lande où pousse le colza. Quelque cinq cent personnes ont perdu leur abri après une bagarre générale le 26 mai 2016, dans laquelle des cabanes ont brûlé. Or, des dizaines de nouveaux réfugiés arrivent chaque jour. Depuis un mois, il y a mille personnes de plus, selon les associations, c’est-à-dire plus de six mille personnes. Comme la police, qui filtre les entrées, empêche toute arrivée de matériaux dans la jungle, il est impossible de construire de nouvelles cabanes et mille trois cent personnes dorment sous des tentes.
Le sort des mineurs est toujours aussi inquiétant, ils sont sept cent dans la jungle, dont six cent mineurs « non accompagnés », explique à Jacques Toubon un représentant de Médecins Sans Frontières (MSF), qui prépare un lieu d’accueil sécurisé pour ces jeunes. Il devrait ouvrir dans une dizaine de jours. Chaleureux et très tactile, Jacques Toubon bavarde avec un éthiopien avec un accent anglais chiraquien, « you are alone or with your family ». Le jeune homme en sweat orange lui explique qu’il est seul et qu’il veut passer en Angleterre, mais que les Italiens lui ont pris ses empreintes digitales de force et qu’il craint d’être renvoyé vers l’Italie quand il sera passé. Puis il s’éloigne. Jacques Toubon dit « qu’il n’a pas vraiment déposé une demande. Il est dans l’errance et dans l’impasse ». On entend le chant du muezzin. On lui montre un point d’eau, installé après la décision du conseil d’état qui a suivi son rapport de l’automne. Depuis, les robinets sont pris d’assaut par les exilés.