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2 février 2008 6 02 /02 /février /2008 19:08
Le patrimoine des chefs d'Etat africains en France
 
LE MONDE | 31.01.08 | 13h28  •  Mis à jour le 31.01.08 | 13h34
 
  C'est un monde enchanté où l'on vogue d'une villa de 9 pièces avec piscine à Nice à un hôtel particulier de l'Ouest parisien. Un univers surréaliste peuplé de Bugatti payées cash plus de 1 million d'euros. Un microcosme constellé d'une myriade de comptes bancaires. Oligarques russes? Rois du pétrole saoudiens? Stars d'Hollywood ? Non : chefs d'Etat africains producteurs de pétrole pour la plupart, mais dont les populations comptent parmi les plus pauvres de la planète.
 
Le fait que des dirigeants du continent noir investissent dans l'immobilier en France, qu'ils séjournent à Paris dans un luxe inouï, que leurs familles bénéficient de largesses financées dans la plus grande opacité n'est pas une révélation. Mais, cette fois, l'inventaire de ce patrimoine vertigineux n'est pas dressé par des militants tiers-mondistes en lutte contre la "Françafrique". Il se lit dans les 34 procès-verbaux rédigés entre juin et novembre 2007 par les policiers de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF).
 
Cette enquête policière, dont Le Monde a pu prendre connaissance, a été ouverte par le parquet de Paris en juin 2007. Elle faisait suite à une plainte pour "recel de détournement d'argent public" déposée en mars par trois associations françaises, visant cinq chefs d'Etat : le Gabonais Omar Bongo Ondimba, le Congolais Denis Sassou Nguesso, le Burkinabé Blaise Compaoré, l'Angolais Eduardo Dos Santos, et le Guinéen Teodoro Obiang.
 
Au fil des centaines de pages du dossier se dessine
une singulière carte du Paris africain, sorte
de Monopoly où les présidents auraient jeté leur
dévolu sur les artères les plus huppées.
 
Foisonnant et cossu, le patrimoine immobilier est
surtout localisé "dans des quartiers à forte
valeur marchande, soulignent les policiers. Paris
16e, 8e et 7e arrondissements pour Omar
Bongo et son épouse, Paris 16e et Neuilly-sur-
Seine pour Jeff Bongo [un des fils d'Omar
Bongo], Le Vésinet pour le frère de Denis Sassou
Nguesso, Courbevoie pour Wilfrid Nguesso
[neveu du président du Congo] ou Paris 16e pour
Chantal Compaoré [épouse du président
burkinabé]".
 
La découverte la plus spectaculaire se situe entre les Champs-Elysées et la plaine Monceau, dans le 8earrondissement de la capitale. Là, un hôtel particulier a été acquis le 15 juin 2007 pour la somme de 18,875 millions d'euros par une société civile immobilière (SCI). Celle-ci associe deux enfants du président gabonais, Omar Denis, 13 ans, et Yacine Queenie, 16ans, son épouse Edith, qui se trouve être la fille du président congolais Denis Sassou Nguesso, et un neveu de ce dernier, Edgar Nguesso, 40 ans.
 
Au total, sont répertoriés 33 biens (appartements,
hôtel particulier et maisons) appartenant au
Gabonais Omar Bongo ou à sa famille, et 18 autres
dont le président congolais et ses proches
sont propriétaires.
 
Le patrimoine de loin le plus imposant concerne
M.Bongo lui-même. Son nom est associé à pas
moins de 17 propriétés immobilières, dont deux
appartements avenue Foch (88 m2 et 210 m2) et
un de 219 m2 lui aussi situé dans le 16e
arrondissement.
 
A Nice, une propriété "est constituée de deux
appartements (170 m2 et 100 m2), trois maisons
(67,215 m2 et 176 m2) et d'une piscine", précise le
procès-verbal. "Un chef d'Etat, en fonctions
depuis quarante ans dans un pays pétrolier et qui
a des revenus officiels importants, peut
économiser suffisamment d'argent pour acheter
plusieurs appartements à Paris, explique Me
François Meyer, avocat d'Omar Bongo et de sa
famille. Surtout avec les prix très bas de
l'immobilier pratiqués il y a vingt ou trente ans."
 
Selon les policiers, le président Bongo dispose de
quatre adresses distinctes à Paris. Ali Bongo,
qui est son fils et aussi son ministre de la défense
depuis 1999, est également propriétaire
avenue Foch tandis que son épouse Edith possède
deux immenses logements dans le
7e arrondissement, non loin de la tour Eiffel.
 
 De Nice à Neuilly-sur-Seine en passant  souvent
par le 16e arrondissement parisien, l'enquête
recense aussi les propriétés de Jean Ping, ex-
gendre d'Omar Bongo et actuel ministre des
affaires étrangères, et d'autres fils du président 
gabonais comme Omar-Denis junior et Jeff,
ainsi que de filles comme Audrey, Yacine Queenie,
ou petite-fille comme Nesta Shakita.
 
En comparaison de ce petit empire immobilier, les
autres chefs d'Etat visés apparaissent
comme de petits propriétaires. Discret, le
président congolais Denis Sassou Nguesso ne fait
qu'"utiliser",  selon les policiers, la Villa Suzette du
Vésinet (Yvelines).
 
Cette coquette demeure de 485 m2 était
juridiquement la propriété de son frère Valentin,
jusqu'à ce que, quelques semaines avant le décès
de ce dernier à la fin 2004, elle soit cédée à une
société de droit luxembourgeois aux actionnaires
anonymes.
 
Les enquêteurs ont également répertorié un
appartement de 9 pièces acheté à Paris (17e) en
2007 pour 2470000 euros par l'épouse du
président congolais Antoinette Sassou Nguesso.
 
Ils mentionnent aussi le logement de 10 pièces à   
1 600 000 euros acquis en 2005 à Paris par
leur fils Denis Christel, ainsi que l'hôtel particulier
de 7 pièces avec piscine intérieure à Neuilly-
sur-Seine acheté 3,15 millions d'euros en 2006 par
Julienne, leur fille cadette.
 
Les mêmes policiers n'ont découvert aucun bien
immobilier appartenant au président angolais
Dos Santos ni au Burkinabé Blaise Compaoré.
Seule la déclaration d'impôt sur la fortune de
Chantal, l'épouse de ce dernier, a montré qu'elle
possède deux biens immobiliers à titre
personnel dans le 16e arrondissement.
 
Dans le même quartier, le président guinéen
Teodoro Obiang est propriétaire d'un
appartement. Epluchant les fichiers fiscaux et
bancaires, les enquêteurs de l'OCRGDF ont non
seulement dressé la liste des biens immobiliers,
mais aussi des comptes bancaires accueillant
en France les avoirs de dirigeants africains et de
leur famille.
 
Ainsi, Edgar Nguesso ne possède pas moins de 12 comptes dont 7 courants. Mais aucun n'apparaît au nom de son oncle, le président du Congo. Son homologue gabonais, lui, est titulaire de 11 comptes ouverts à Paris, Nice ou Créteil dont 6 comptes courants.
 
Dans leur élan, visiblement ébahis par leurs découvertes, les policiers ont étendu leurs investigations au domaine des voitures de luxe, qui n'était pas explicitement visé par la plainte. Chez les concessionnaires Mercedes, Bugatti ou Aston Martin, ils ont retrouvé ce qu'ils n'avaient pas obtenu pour les appartements : les chèques et les virements ayant servi aux paiements.
 
"Le financement de certains véhicules apparaît pour le moins atypique", notent les enquêteurs, maniant l'euphémisme à propos de "ce parc automobile conséquent". Les deux Ferrari acquises pour près de 400 000 euros par Ali Bongo, la Maybach à 424 477 euros d'Edith Bongo, les trois Bugatti à 1 million d'euros pièce fabriquées spécialement pour Teodoro Nguema Obiang, le fils du président de Guinée équatoriale, ont été payés au moyen de chèques tirés par des sociétés au profil opaque.
 
De même, notent les policiers, Wilfrid Nguesso, neveu du président congolais, "règle le solde d'achat d'un véhicule Aston Martin type DB9 par un virement émis par Matsip Consulting", une société de droit luxembourgeois aux associés inconnus qui apparaît également comme propriétaire de la Villa Suzette du Vésinet.
 
Le fils du président de la Guinée équatoriale a, lui, acheté au total en France "une quinzaine de véhicules pour un montant estimé de plus de 5,7 millions d'euros", acquittés là encore par des virements de sociétés intermédiaires. Son nom, Teodoro Nguema Obiang, a été cité en 2004 dans un rapport du Sénat américain sur les transactions suspectes couvertes par la Riggs Bank qui, à Washington, gérait alors plus de 60comptes au nom des responsables de ce petit Etat pétrolier et de leur famille.
 
En fait de "financement atypique", les enquêteurs français se sont vivement intéressés au chèque de 390 795 euros tiré en février 2004 par la "paierie du Gabon en France" pour régler la "Maybach 57" (une marque allemande concurrente de Rolls-Royce) de couleur "bleu Côte d'Azur" destinée à "Madame la Présidente Edith-Lucie Bongo-Ondimba". A en croire ce chèque, dont la copie figure au dossier, l'argent public gabonais financerait le véhicule de grand luxe de la première dame du pays, qui n'a pourtant aucune fonction officielle.
 
Le même compte de la "paierie du Gabon" ouvert
à la Banque de France et utilisé pour régler
les frais de fonctionnement de l'ambassade à Paris
a servi à financer la moitié d'une Mercedes à
75858euros dotée d'un "toit ouvrant
panoramique" achetée en septembre 2006 à Paris
par Pascaline Bongo, la fille du président, qui est
aussi sa directrice de cabinet.
 

 


"Cela peut étonner
, admet Me Meyer. Mais je peux faire des

cadeaux à la fille du président Bongo, que je connais depuis vingt ans."

 Curieusement, le reliquat de 41 370 euros a été
acquitté par un chèque signé de
Me François Meyer, avocat du président Bongo.
  
 D'où vient l'argent? Au vu de ce somptueux état
des patrimoines, la question de l'origine des
fonds s'impose. L'apparente disproportion entre la
richesse immobilière accumulée et les
revenus publics des propriétaires aurait pu
suggérer de poursuivre des investigations dans les
comptes bancaires ayant permis pareilles
transactions.
 
Le salaire mensuel officiellement versé par l'Etat gabonais au président Bongo ne se limite-t-il pas à 14 940 euros, selon l'hebdomadaire Jeune Afrique? Celui du président Sassou Nguesso n'est-il pas de 30 000 euros, comme l'indiquent d'autres sources? Quant à Teodoro Obiang, ministre de l'agriculture et des forêts de son père, ne perçoit-il pas officiellement 5 000 dollars (3 400euros) par mois, d'après des sources américaines? Des investigations plus approfondies auraient dépassé le cadre de l'enquête préliminaire de police. Elles supposeraient l'ouverture d'une information judiciaire et la désignation d'un juge d'instruction. Une telle perspective a été écartée par la décision de classement, notifiée le 15 novembre par le parquet de Paris. Mais le dossier pourrait être rouvert si les associations parvenaient à déposer une nouvelle plainte, assortie cette fois d'une constitution de partie civile, comme elles en nourrissent le projet. Cette formule conduit automatiquement à la désignation d'un juge d'instruction, à condition que les plaignants prouvent leur "intérêt à agir".
 
Même si un juge d'instruction était désigné, de sérieux obstacles surgiraient immédiatement sur sa route. Outre l'immunité dont peuvent se prévaloir des chefs d'Etat en exercice – mais pas leurs familles –, la difficulté résiderait dans la mise au jour des opérations à l'origine d'éventuels détournements. Il faudrait enquêter en Afrique, où des infractions auraient été commises, notamment dans les comptes publics. "La preuve que l'argent public a financé des dépenses privées se trouve dans le pays que contrôle précisément… le bénéficiaire", résume un spécialiste du dossier.
 
Trois des cinq régimes concernés bénéficient du soutien indéfectible de Paris. Cet appui, renouvelé récemment par Nicolas Sarkozy, ne devrait pas fondamentalement être remis en cause par la récente sortie de Jean-Marie Bockel, secrétaire d'Etat à la coopération, contre le "gaspillage des fonds publics" par certains Etats africains. Or une enquête destinée à faire la lumière sur d'éventuels "biens mal acquis" déborde rapidement les normes policières ou judiciaires. Elle suppose une véritable mise à nu de la relation franco-africaine.
 
Philippe Bernard
 
 
 
 
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