Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
18 mai 2008 7 18 /05 /mai /2008 19:20
Les JO rattrapés par la politique

Lors de la remise des médailles, les deux coureurs afro-américains Smith et Carlos, brandissent leur poing ganté, en défense de la cause noire.


Michel EmbarecK



QUOTIDIEN : vendredi 9 mai 2008


«Il se passera certainement quelque chose.» La confidence du sprinter américain Mel Pender avait confirmé, début octobre 1968, le pressentiment du journaliste français Robert Parienté. Ces Jeux ne seraient pas comme les autres. Que se passerait-il ? A cet instant, les protagonistes du coup d’éclat l’ignoraient eux-mêmes.


Le séisme de 68 va fendre les murs d’une citadelle olympique restée presque hermétique à la guerre froide, malgré la Corée, l’Algérie, le Vietnam, l’expédition de Suez et une décolonisation souvent sanglante. Après leur renaissance à Londres en 1948, les JO avaient connu deux décennies d’une trêve fragile. Le temps pour un athlète né au lendemain d’Hiroshima d’accrocher l’or à son cou en prenant subitement conscience de l’Histoire en marche.


Au cœur même du village olympique de Mexico apparut une banderole «Down With Brundage» («A bas Brundage»), contestant l’autorité du président américain du Comité international olympique. Un homme aux sympathies nazies affichées, qui, en 1936, alors président du comité olympique américain, avait écarté les deux seuls sportifs juifs de sa délégation.


Sur le podium du stade Aztèque, à 2 250 mètres d’altitude, des hommes - et non des nations - s’emparèrent de la tribune sportive. En cela, l’événement demeure une exception en même temps que l’expression ultime d’une année charnière. Ces Jeux ne furent pas pris en otages par un régime, un pays, un commando terroriste ou un continent mais utilisés par des champions solidaires de leur communauté en lutte. De ces Jeux, l’Histoire ne conserve qu’une image : deux poings brandis vers le ciel. Parfait résumé de 68. D’autant qu’il s’agissait d’un geste partiellement improvisé.


Fraternisation


En débutant par un massacre, les Jeux de Mexico marquent la fin de la prétendue innocence olympique. Le 2 octobre, au terme de plusieurs mois d’agitation sociale, l’armée ouvre le feu sur une manifestation étudiante, place des Trois-Cultures, au cœur même de la capitale. Au moins 300 morts pour prix de l’ordre rétabli à quelques jours de la cérémonie d’ouverture. Inutile record du monde de la répression établi par le président mexicain Gustavo Díaz Ordaz avec, selon l’ex-agent Philip Agee, l’appui de la CIA. Sa meurtrière pax olympica fut balayée par des Dieux du stade.


Aux Etats-Unis, l’année marque la radicalisation et l’extension de l’ensemble des courants contestataires dont l’élément fédérateur est le rejet de la guerre du Vietnam. La colère de la communauté noire éclate après l’assassinat, le 4 avril à Memphis (Tennessee), de Martin Luther King. De véritables insurrections se propagent dans les ghettos de presque 200 grandes villes.


A leur arrivée à Mexico, la plupart des concurrents américains, noirs et blancs confondus, arborent un badge barré de la mention «Projet olympique pour les droits de l’homme». Le sprinter John Carlos et le sauteur en longueur Ralph Boston ont écarté l’idée de «boycott» ou de «sabotage» des JO mais promettent «d’affirmer leur position contre l’injustice, le racisme qui frappent les Noirs aux Etats-Unis».


Première manifestation de cette prise de conscience, une surprenante scène de fraternisation dans l’immeuble où logent les délégations africaines. Les Noirs américains en ressortent vêtus de boubous, portant des bijoux ethniques offerts par leurs «brothers». Le mot étonne et réjouit les Africains jusqu’alors plus ou moins ignorés par leurs adversaires. «Tous les Noirs du monde doivent maintenant et de plus en plus se soutenir. Il est nécessaire que ceux d’Amérique trouvent leur identité vraie»,» explique Mel Pender.


Une semaine plus tard, le 16 octobre, la stupeur frappe le public du stade Aztèque lors de la cérémonie protocolaire du 200 mètres masculin. Un épisode éclipsé en France par la victoire, le même jour, de la quasi inconnue Colette Besson sur 400 mètres.


Salut Black Power


Sur la poitrine des trois médaillés, le badge «pour les droits de l’homme». Bénigne entorse au règlement par rapport aux minutes qui vont suivre. Aux côtés de l’Australien blanc Peter Norman, les deux Américains Tommie Smith et John Carlos, respectivement médaille d’or et de bronze, portent un gant de cuir noir ; le bas de leur pantalon retroussé découvre des chaussettes noires sans chaussures. Quand retentit The Star-Spangled Banner, ils baissent les yeux, refusant de fixer les drapeaux, et brandissent le poing. Ce salut Black Power provoque de brèves bagarres dans les tribunes entre spectateurs mexicains enthousiastes et Américains outrés.


Aussitôt descendus du podium, très calmes, Smith et Carlos confient avoir ainsi «protesté contre l’indignité dans laquelle sont tenus les citoyens de couleur aux Etats-Unis. Nous ne représentons pas ici notre pays mais le peuple noir. Les Blancs pensent que nous sommes des animaux. Ils nous traitent comme des chevaux de cirque auxquels on offre des cacahouètes». Des années après, on apprendra que Norman qui «croyait en Dieu et en la justice» avait suggéré l’idée du partage de la paire de gants, Carlos s’apercevant, à quelques minutes de la cérémonie, qu’il avait oublié les siens ! Lors de son enterrement, en 2006, Smith et Carlos porteront le cercueil de cet ami indéfectible. Demeure toutefois une ambiguïté dans l’attitude des deux sprinters. L’absence de chaussures symbolisait-elle, comme ils l’affirmeront ultérieurement, la pauvreté de leur communauté ? Rien n’est moins sûr. Depuis l’été, un conflit opposait leur sponsor aux instances internationales au sujet de pointes jugées non conformes… D’ailleurs, celles-ci reposaient à leurs pieds sur le podium.


Béret guévariste


Le surlendemain, Lee Evans, Ron Freeman et Larry James, auteurs du triplé sur 400 mètres, montent sur le podium coiffés du béret guévariste, emblème des Black Panthers dont les deux premiers sont militants. A la différence de Smith et de Carlos, exclus sur-le-champ du village olympique et bannis à vie des JO, ils ne seront pas sanctionnés puisque l’équipe américaine avait besoin d’eux pour le relais 4 x 400 mètres. Noirs, ces Jeux le furent au-delà de l’image choc gravée dans la mémoire collective. Pour la première fois, la finale du 100 mètres réunit huit sprinters de couleur dont le Français Roger Bambuck (cinquième). Bob Beamon réalisa au saut en longueur un bond d’extraterrestre en franchissant 8,90 mètres (un record qui tiendra presque trente ans). Les Africains entamèrent leur règne sur les longues distances en remportant toutes les courses, du 1 500 mètres au marathon.


En Californie, sur le campus de l’université de San Jose, une statue célèbre depuis peu le geste de Smith et de Carlos. Et une révolution éclose à Mexico est passée à la postérité : celle allumée par Dick Fosbury, champion olympique du saut en hauteur, en tournant le dos à la barre. Une pratique alors inédite et symbolique aussi de l’époque.

le Temps des citrons, Folio.



http://www.liberation.fr/transversales/grandsangles/325386.FR.php
© Libération
Partager cet article
Repost0

commentaires