http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/09/26/andalous-la-terre-est-a-vous_1766198_3214.html
« Andalous, la terre est à vous »
Par Sandrine Morel
Un virage, un petit pont qui enjambe un maigre ruisseau, et le chemin de terre grimpe sur une colline à l’herbe jaunie. Un panneau officiel du gouvernement d’Andalousie indique l’arrivée à Somonte, un « domaine expérimental destiné au travail de reconversion de l’agriculture traditionnelle à l’agriculture écologique ». Mais au dessus flotte le drapeau vert et blanc du Syndicat des Travailleurs Andalous (SAT), signe que cette terre a changé de mains.
Depuis six mois, la parcelle de Somonte est "occupée" par une vingtaine de travailleurs agricoles, bien décidés à faire prospérer cette terre de quatre cent hectares laissée en jachère par le gouvernement régional. La fleur au fusil, les mains prêtes à l'ouvrage, Lola, Manuel, Paco, Maria, Eugenio et d'autres sont arrivés là, entre Séville et Cordoue, le 4 mars. Près de cinq cent personnes, membres du SAT et sympathisants, les accompagnaient, pour les aider à déblayer le terrain et surtout pour dissuader la police d'empêcher cette occupation illégale.
Ce n'est pas la première fois que le SAT mène une action de la sorte. Les occupations de terres agricoles, qu'elles soient publiques ou qu'elles appartiennent à la noblesse locale, sont courantes depuis une trentaine d'années en Andalousie. Mais elles sont d'ordinaire symboliques. Elles visent tantôt à dénoncer les cultures extensives peu gourmandes en main-d'oeuvre que privilégient les grands propriétaires terriens, tantôt les subventions de la politique agricole commune (PAC) versées aux latifundia, les grandes exploitations agricoles, les aides européennes étant attribuées non pas en fonction de ce qui est cultivé mais du nombre d'hectares possédés.
Figure de proue
Cette fois, c'est différent. Somonte se veut la figure de proue d'un mouvement plus ample, plus concret et plus durable, de récupération des terres. Car la crise est passée par là. Et pour ces paysans sans terre, nombreux dans la vallée du Guadalquivir, il n'est plus temps de revendiquer mais d'agir, puisque le chômage frappe trente quatre pour cent de la population active en Andalousie.
Le détonateur a été la mise en vente aux enchères de quinze mille hectares de terrains publics par le gouvernement andalou, dans l'espoir de récolter quelques dizaines de millions d'euros pour renflouer ses comptes, la région étant au bord de la faillite.
"Comment est-il possible de vendre la terre alors que des gens ont faim ?", s'insurge Lola Alvarez, porte-parole du mouvement d'occupation et sorte de madone des paysans.
"Aujourd'hui, notre combat n'est plus symbolique. Il est vital", poursuit cette femme de 44 ans, ouvrière agricole depuis qu'elle a 16 ans, à la peau tannée par le soleil.
Beatriz Nieto et Rafael Alvarez sont venus s'installer le 3 juin à Somonte, avec leurs deux filles de 7 et 9 ans, après avoir été expulsés de leur appartement dont ils ne payaient plus le loyer. Cela fait deux ans et demi que Beatriz, 30 ans, est au chômage, sans indemnités car elle n'a pas de quoi payer le timbre agricole (quatre vingt sept euros par mois) qui permet de bénéficier des aides publiques. Son mari, blessé sur les chantiers, ne trouve pas non plus d'emploi dans les champs et la famille survit avec trois cent cinquante euros d'indemnités d'accident du travail. "Nous n'avions nulle part où aller, résume Beatriz Nieto. Et il nous fallait un toit pour nos filles."
Les résidents de Somonte ont reçu l'aide de particuliers venant de toute l'Espagne, organisés en comités de soutien dans de nombreuses provinces du pays. Ils leur ont apporté de quoi meubler deux maisons mitoyennes abandonnées, des semences, des plantes, des poules et des brebis. Régulièrement, certains restent quelques jours pour aider à cultiver la terre. C'est le cas de Susana Tejedo et de son mari, Emilio Grediaga, venus de Madrid donner un coup de main. Tous deux sont au chômage, elle, artisane du cuir, depuis trois ans, lui, électricien, depuis un an et demi. "Nous sommes venus par solidarité, affirme Susana Tejedo. Parce que si la terre disponible était redistribuée, il y aurait six cent mille personnes de moins au chômage en Andalousie."
Eugenio veut y croire. "Il n'y a plus de travail dans les champs, explique cet ouvrier agricole sans emploi arrivé dès le premier jour de l'occupation à Somonte. Depuis le début de l'année, je n'ai pu travailler que deux mois et quatre jours pour la collecte des oranges, car ceux qui étaient dans la construction sont venus dans les champs. Aujourd'hui, il y a trop de main-d'oeuvre et de moins en moins de cultures."
"La campagne a toujours été le refuge de ceux qui se retrouvaient au chômage, ajoute un autre travailleur agricole de Somonte qui préfère ne pas donner son nom. Avant la crise, durant la saison de l'olive de table, on pouvait travailler trois mois d'affilée. Aujourd'hui, il y a tellement de monde que c'est à peine si l'on peut faire vingt jours."
Redistribution des terres
A côté de l'étendard du syndicat, les nouveaux résidents de Somonte ont accroché un drapeau de Che Guevara sur le toit de l'édifice principal. Ils ont peint sur le mur de la maison le slogan : "Somonte pour le peuple, que le monde le sache." Sur le mur du hangar agricole, ils ont encore écrit : "Andalous, n'émigrez pas, combattez !" ou "La terre est à vous, récupérez-la !".
Autant de slogans qui témoignent du désir encore vivace dans une partie de la campagne andalouse d'obtenir une nouvelle répartition des terres et leur redistribution aux travailleurs agricoles, comme le prévoyait la réforme agraire engagée sous la deuxième république (1931-1939), mais tuée dans l'œuf par la guerre civile (1936-1939) et le coup d'Etat du général Francisco Franco.
Dès son arrivée au pouvoir, le dictateur s'était chargé de rendre aux grandes familles les terres confisquées et nationalisées par le gouvernement républicain. Et le retour de la démocratie, en 1975, a laissé de côté cette question. "Une poignée d'individus concentre toujours des milliers d'hectares, reconnaît Manuel Gonzalez de Molina, professeur d'histoire environnementale à l'université Pablo de Olavide de Séville. En Andalousie, la redistribution des terres ne s'est jamais faite à cause de la pression de l'oligarchie terrienne et plus de soixante pour cent des aides de la PAC se concentrent dans quelques mains." Le cas de la duchesse d'Albe, dont la famille est propriétaire de trente quatre mille hectares en Espagne et reçoit près de trois millions d'euros de subventions européennes par an, est régulièrement dénoncé par le SAT, qui y voit une injustice d'autant plus grande que la crise sévit durement dans les champs.
Marinaleda, le modèle
Les travailleurs agricoles de Somonte ont un objectif : transformer la parcelle en une coopérative qui donnerait un travail à des centaines de personnes. Et un modèle, Marinaleda. Marinaleda est une commune située à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Somonte, dans la province de Séville, où le maire communiste, Juan Manuel Sanchez Gordillo, un des responsables du SAT, a obtenu au début des années 1980, après des années de lutte, l'expropriation des terres du duc del Infantado. La création d'une coopérative agricole sur les 1 deux cent hectares de terres expropriées du domaine d'El Humoso a permis d'éradiquer une partie du chômage local.
"Le duc avait choisi des cultures qui généraient peu d'emplois, se souvient Juan Manuel Gordillo. Nous les avons remplacées par des poivrons, des artichauts, des fèves et d'autres cultures gourmandes en main-d'oeuvre." La coopérative emploie aujourd'hui environ trois cent personnes. Elle ne reverse pas de bénéfices mais crée des emplois quand elle en perçoit. Elle s'est aussi dotée d'une usine qui se charge de la transformation et emploie quatre vingt femmes du village. "Dans les années 1980, la situation était dure. Aujourd'hui, c'est pire. Les gens avaient atteint un certain niveau de vie et ils sont en train de tout perdre, même leur maison", souligne Juan Manuel Gordillo.
Le modèle de l'Humoso n'a pas que des admirateurs. Felix Talego, professeur d'anthropologie sociale à l'université de Séville, lui reproche de ne pas être exportable. "Si cette expérience se généralisait, il y aurait un surplus de production agricole impossible à absorber", soutient le chercheur, qui rappelle que "l'argument productiviste que défend le SAT se heurte au problème de surproduction qui existe en Europe".
A Somonte, les travailleurs n'ont que faire de ces critiques. Les poules courent en liberté autour de la maison, l'âne Manolo observe la scène de loin, brebis et chevreaux tournent dans leur enclos sous le soleil, et Pepe Valle bêche la terre en évitant d'abîmer les plants de pommes de terre écologiques. Les productions de l'été ont presque toutes été ramassées et il est temps de planter pour l'hiver.
Les "squatteurs" n'ont cultivé que deux hectares sur les quatre cents que compte la parcelle, mais ils ont déjà produit suffisamment de tomates, d'aubergines, de poivrons, de pommes de terre, de melons et de pastèques pour en vivre. Ils vendent même le surplus dans les marchés des villages environnants et dans une boutique de Cordoue, à soixante kilomètres de là, ce qui leur permet d'acheter des outils, des semences et tout ce dont ils ont besoin. Pas de quoi, cependant, percevoir un salaire. "Mais imaginez, si nous pouvions exploiter les quatre cent hectares de Somonte, combien de gens pourraient vivre de cette terre", interpelle Lola Alvarez. C'est le prochain défi que s'est fixé le SAT : augmenter la surface cultivée pour pouvoir accueillir davantage de monde. "Quand nous aurons mis le train sur des rails, nous tendrons la main pour que ceux qui veulent le prendre en marche puissent monter", soutient la porte-parole du mouvement.
Pour cela, il ne suffit pas que le gouvernement andalou leur donne la terre et écarte pour de bon la menace d'une nouvelle expulsion. Ils auront aussi besoin de subventions pour que ces terres soient dotées d'un système d'irrigation. Leur puits n'y suffirait pas. "S'ils nous délogent encore, nous reviendrons, assure Lola Alvarez. Parce que nous n'avons rien d'autre."