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29 décembre 2013 7 29 /12 /décembre /2013 15:42

 

http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/28/espagne-batailles-d-histoire_4340961_3214.html

 

Batailles d’histoire

 

Par Sandrine Morel, envoyée spéciale du Monde à Barcelone

 

Samedi 28 Décembre 2013

 

Avant de monter dans le train à grande vitesse à destination de Barcelone, trois hommes en costume cravate devisent en espagnol sur un quai de la gare d’Atocha à Madrid.

 

L’un d’eux montre sa sacoche aux autres. Il a cousu sur le tissu un drapeau espagnol miniature, « je vais les provoquer, ces catalans », annonce t il en riant. A l’arrivée, à Barcelone, l’ambiance est en effet à la provocation.

 

Près du quartier gothique, où de nombreux drapeaux nationalistes ou indépendantistes pendent aux balcons, l'Institut d'Etudes Catalanes (IEC) a organisé, à la mi-décembre, sous la direction du Centre d'Histoire Contemporaine de Catalogne, rattaché à la Généralité (le gouvernement régional), un séminaire de trois jours baptisé « Espagne contre Catalogne, un regard historique (1714-2014) ».

 

L'événement a réuni une vingtaine d'historiens, d'économistes, de sociologues et de journalistes venus s'exprimer sur toutes les formes « d'oppression » dont ont souffert les catalans. Au menu, notamment, « répression militaire, l’armée contre le pays », « trois cents ans d'espagnolisme en Catalogne », « l'apothéose de la spoliation », conférence qui a conclu que l'Espagne a dérobé deux cent cinquante milliards d'euros à la Catalogne en trente-cinq ans, ou encore « l'humiliation comme détonateur de l'éclosion indépendantiste ».

 

A Madrid et à Barcelone, la polémique a enflé autour de ce cycle de conférences, dont l'objectif, tel que formulé dans le document de présentation, ne laissait que peu de place aux nuances, « analyser avec des critères historiques, du dix huitième siècle à nos jours, les conséquences de l'action politique, presque toujours répressive, de l'état espagnol vis-à-vis de la Catalogne et les conditions d'oppression nationale dont a pâti le peuple catalan tout au long des siècles, ce qui a empêché le plein développement politique, social, culturel et économique de la Catalogne ».

 

Pour les nationalistes, l'histoire est devenue un outil fondamental de promotion de la cause indépendantiste. Au grand dam des autres partis de droite et de gauche, le parti populaire (PPC), l'union progrès et démocratie (UPYD) et Ciutadans, qui ont décidé de porter plainte contre l'organisation de ce séminaire. Ils considèrent qu'il enfreint l'article cinq cent dix du code pénal espagnol et constitue « un délit de provocation à la discrimination, la haine ou la violence ». Des historiens reconnus se sont offusqués de l'interprétation biaisée et partielle de l'histoire qui y a été donnée, comme John H. Elliott, qui a qualifié l'événement « d’aberration ».

 

« Ce séminaire répond parfaitement à ce que nous avions prévu quand nous l'avons organisé. L'animosité de l'Espagne envers la Catalogne est une réalité objective », tranche, pour sa part, l'historien Jaume Sobreques, le très médiatique directeur de l'IEC.

 

Très critiques eux aussi, les socialistes catalans estiment que le séminaire est « un élément supplémentaire dans l'actuelle spirale de tension politique et civile ». Des tensions accrues le jour même de l'inauguration, choisi par le président du gouvernement catalan, Artur Mas, pour annoncer la date du référendum sur l'indépendance qu'il compte organiser en novembre 2014, bravant l'interdiction de Madrid.

 

Dans la petite salle pleine à craquer de l'IEC, les conférences, en catalan, ont été ponctuées d'applaudissements plus ou moins chaleureux en fonction de la véhémence des critiques contre l'Espagne. Les questions du public ou l'échange d'opinions n'y étaient pas autorisés.

 

Trois siècles ont passé mais, en Catalogne, impossible de parler d’avenir sans revenir sur le 11 septembre 1714, quand la ville de Barcelone est tombée, après onze mois de siège, aux mains des troupes de Philippe V d'Espagne. Pour les nationalistes, cette date marque la fin des « libertés catalanes », la principauté jouissant, avant la guerre de succession d'Espagne, d'une certaine autonomie au sein de la couronne d'Aragon. Pour eux, la victoire des Bourbons sur les Habsbourg a signifié la victoire d'une monarchie absolue marquée par une volonté centralisatrice au bénéfice de Madrid, qui n'a cessé de leur nuire.

 

Cette défaite est commémorée tous les ans depuis qu'en 1980 le parlement régional, qui venait d'être rétabli après quarante ans de dictature franquiste, l'a choisie comme date de la Diada, la fête de la « nation catalane ». En 2012 et 2013, elle a donné lieu à de grandes mobilisations de citoyens en faveur de l'indépendance, avec, à chaque fois, plus d'un million de manifestants. Il est temps que la Catalogne « récupère ses libertés », assène régulièrement Artur Mas, qui n'hésite pas à comparer le combat pour l'indépendance à la lutte contre l'esclavage.

 

Trois siècles plus tard, 2014 sera une année de commémorations, dont certaines ont déjà commencé, non sans polémiques. Expositions, conférences ou séminaires se succéderont pour trouver une justification historique à un mouvement indépendantiste revigoré par la crise économique. De son côté, le gouvernement régional compte publier dix-huit rapports sur les conséquences d'une possible indépendance, et son département d'histoire contemporaine, explique Jaume Sobreques, élaborera un inventaire des « trois cents années de torts de l'Espagne envers la Catalogne » qui attestera de « l'animosité de l'Espagne envers la Catalogne de manière absolument incontestable », fondée sur le bulletin officiel de l’état.

 

Inspiré du Mémorial de Caen, le nouveau Born Centre Cultural (Born CC), inauguré en septembre dans l'ancien marché couvert du dix neuvième siècle, en fer forgé, du quartier du Born, a mis au jour les ruines de la ville assiégée en 1714. Le musée, véritable défi à la domination espagnole, s'affranchit des termes scientifiques pour préférer les métaphores grandiloquentes. Ainsi une « furia borbonica » (furie des Bourbons) se serait abattue sur la Catalogne en 1714, expliquent les panneaux, qui présentent la guerre de succession comme une guerre d'annexion entre l'Espagne et « l’état catalan », bien que la Catalogne fît partie du royaume.

 

L'exposition sur « le siège de 1714 » va plus loin encore, en reconstituant les exactions de soldats durant le siège. Sur l'une des scènes, l'un d'eux arrache un bébé des bras de sa mère, sur fond de musique classique. Dans la dernière salle, deux écrans géants se font face et le visiteur se retrouve entre les troupes de Philippe V et les « résistants » barcelonais, ce qui oblige chacun à choisir son camp. Le dernier panneau explicatif revient sur la défaite et se conclut par cette phrase, « pour les catalans, c'est le début d'une longue nuit ».

 

« Je ne pense pas que cette expression soit exagérée. Après la défaite, la Catalogne est un état détruit, avec vingt mille exilés, qui connaît un quasi-génocide, comme le génocide arménien, explique le commissaire de l'exposition, l'historien Francesc Xavier Hernandez. Cela a été une guerre des bons contre les méchants. Ce n'est pas qu'une guerre de succession. Ce sont deux conceptions du monde qui s'affrontent, la monarchie absolue représentée par Louis XIV et Philippe V, les Bourbons, et le système parlementaire des Habsbourg, défendu par l'Angleterre ». Pour Francesc Xavier Hernandez, « la guerre de succession est encore vive dans les esprits. Elle fait partie de notre mémoire ».

 

Dans l'imaginaire collectif des nationalistes catalans, le 11 septembre 1714 est un mythe fondateur. Dans son livre « Escucha, Sefarad. Los motivos que llevaron a la independencia de Cataluña » (« Ecoute, sépharade. Les raisons qui ont conduit à l'indépendance de la Catalogne »), le président du cercle catalan des affaires, Albert Pont, écrit que « durant trois cents ans, la nation catalane a été soumise à un traitement fiscal injuste et inéquitable. L'oligarchie espagnole a imposé des conditions fiscales propres à un pays occupé. Aujourd'hui plus que jamais, il faut savoir et connaître l'origine de l’antagonisme avec l'Espagne ».

 

De son côté, le gouvernement central espagnol va mettre l'accent, dans les prochains programmes scolaires, sur l'histoire de l'Hispanie romaine, dont le territoire incluait des provinces aujourd'hui catalanes, ou sur l'unité de l'Espagne sous le règne des rois catholiques. De quoi provoquer de nouvelles tensions.

 

En septembre, la mairie de Barcelone a interdit aux producteurs de la série télévisée « Isabel », commandée et diffusée par la première chaîne publique espagnole, TVE, de tourner dans le musée d'histoire de la capitale catalane, à cause, officiellement, d'un « manque de rigueur historique ». La série porte sur l'un des personnages-clés du nationalisme espagnol, Isabel la Catholique, qui, en épousant Fernando II d'Aragon, a unifié le royaume d'Espagne. Dénonçant une « censure », l'opposition socialiste a rappelé que « la fonction de la mairie est de promouvoir les tournages dans la ville ».

 

En septembre 2014, la télévision régionale catalane, TV3, répliquera en diffusant une série adaptée de la trilogie romanesque intitulée « 1714 », du député indépendantiste et historien Alfred Bosch. « Les nationalistes écossais ont enregistré beaucoup de ralliements après la sortie du film Braveheart », aime à rappeler Alfred Bosch.

 

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