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Etre fils de rouge
Par Jean Ortiz
Vendredi 14 Août 2015
Etre fils de réfugié politique, de « rouge », de républicain espagnol, « d’étranger indésirable et dangereux », selon les décrets de mai et de novembre 1938 du gouvernement « centre-gauche » d'Edouard Daladier, m’a contraint à devenir un gamin différent des autres. Je devais me protéger d’une menace omniprésente que je ressentais comme anxiogène et que je percevais comme injuste.
Je crois être vraiment né le jour où j’ai commencé à comprendre que j’étais fils de « rouge » espagnol, fils d’un déchirement et d’une souffrance, et que j’appartenais à une communauté bien définie, très politisée, qui, d’une certaine façon, m’anormalisait. Et j’ai progressivement donné du sens, du contenu de classe et de la colère, à ce statut « entre dos aguas », « entre deux eaux », à ces pulsions contradictoires, sources aussi de fierté.
Etre fils d’exilé politique oblige en quelque sorte à s’inventer une identité, des racines chercheuses, une histoire incertaine, entre imaginaire et nécessité, et à se donner une « patrie » de valeurs, multiple, d’ici et d’ailleurs.
Mon père n’arrêtait pas de nous raconter sa guerre d’Espagne, ses maquis et ses engagements communistes, et les combats des guerrilleros en France. Il utilisait le plus souvent le « nosotros », « nous », la première personne du pluriel. On avait l’impression qu’il voulait à la fois témoigner, transmettre et mettre en garde. Il lui fallait être sur ses gardes. A la suite d’une grande rafle, « l'opération boléro-paprika », le 7 septembre 1950, montée de toutes pièces par les autorités françaises, le gouvernement de René Pléven, dont François Mitterrand était ministre, contre principalement les communistes espagnols, le Parti Communiste Espagnol (PCE), ses journaux et ses revues, sont interdits en France, des guerrilleros décorés à la Libération se retrouvent poursuivis comme « subversifs et agents de l’étranger » et des militants sont déportés et assignés à résidence en Corse et en Algérie.
En « nettoyant » le sud de la France, Paris donne des gages de bonne volonté anticommuniste à Francisco Franco, « sentinelle de l'occident », et affaiblit par là même la lutte contre le franquisme.
En décembre 1951, Paris rétablit ses relations diplomatiques avec Madrid. Les militants communistes espagnols continuent à diffuser « Mundo Obrero » clandestinement, au nez et à la barbe de la police française. Les guidons de vélo ont des ressources que les pandores ignorent.
En février 1945, pour donner de nouvelles preuves d’allégeance, Charles de Gaulle et le gouvernement provisoire interdisent la presse de l’exil républicain. Le 2 mars 1945, les unités de guerrilleros sont dissoutes. Plutôt Francisco Franco que les « rouges », circulez . La « guerre froide » fera le reste.
Dans l’exil en France, les attitudes politiques et mémorielles diffèrent. Il y a ceux qui racontent et d’autres, exilés antifascistes, également communistes, anarchistes et socialistes, parfois au sein d’une même famille, qui se murent dans la mémoire silencieuse afin de protéger leurs enfants et leurs études en pays étranger. Il faut déjà « s’intégrer ».
Renoncer à soi et à son identité. Tenter d’oublier les défaites et les abandons successifs, le vécu trop douloureux de cette guerre d’extermination. Aujourd’hui, nombreux sont leurs fils et petits-fils qui « veulent savoir » et qui s’investissent dans le travail associatif de mémoire. Le temps a passé, malgré tous les malgrés, mais il n’est jamais trop tard pour que vérité et justice adviennent.
Gamin, les récits d'Enrique, les batailles de Madrid, Belchite, Teruel et Guadalajara, le passage de l’Ebre, la « troisième brigade mixte », la « retirada », Argelès et Decazeville, la prison des grands-parents, nos sept fusillés, m’inquiétaient et me fascinaient à la fois. Je voyais Enrique comme un héros, doublé d’un « père martinet », arme à courroies destinée à stimuler l’ascenseur scolaire. Enrique me parlait en espagnol, il s’était inventé un « charagnol » pour le village, cette langue à mes yeux bizarre, qui m’était en même temps familière et étrangère. A l’heure du « classement scolaire », quelle horreur, le père inventait des citations de Vladimir Lénine pour m’obliger à être parmi « les premiers » et à recevoir un prix des mains du maire, le jour de la fête des écoles, la Saint-Jean, devant le village rassemblé. Pour Enrique, garçon de ferme esclave très jeune chez les grands propriétaires manchegos, certains se portent encore fort bien, cette volonté que les enfants de « rouge », de prolétaires et de pauvres, réussissent leurs études, relevait de la revanche de classe et d’une sorte de bras d’honneur à tous ceux, les faussement non-interventionnistes qui nous avaient reçus comme des chiens en France, dans des camps dits à l’époque « de concentration », par le ministre de l'intérieur Albert Sarraut, Argelès, Barcarès, Saint-Cyprien et Gurs, l'enfer français, des prisons de sable et de barbelés et du grillage, dans le froid de l’hiver 1939, pour ces premiers antifascistes. J’ai retrouvé des lettres du camp, bouleversantes, et de vieux cahiers de notes prises dans les « écoles » et les ateliers, que le PCE et la Jeunesse Socialiste Unifiée (JSU), en ce qui concerne mon père, organisaient clandestinement, pour que les militants internés apprennent à lire et à écrire, se cultivent et se forment. Le savoir peut libérer.
« L’éducation est le seul moyen de se débarrasser de l’esclavage », comme disait José Marti. Ce n’est que plus tard que j’ai compris le pourquoi des citations fictives « empruntées » au père fouettard Vladimir Ilitch Lénine, du type « Lenin dijo », « Lénine a dit », étudier et, pour se reposer, changer de livre. Comment aimer un tel bourreau livrophile à douze ans ?
Très jeune, j’ai donc été condamné en quelque sorte à hériter de l’histoire de ces « rouges, étrangers dangereux » en France, fliqués par l’infâme « liste S », réprimés, discriminés et contraints au travail esclave dans les GTE, ils prirent les armes les premiers et proportionnellement plus nombreux que les français. J’ai dû assumer cette histoire et la prolonger. Etre fils de « rojo », de l’exil politique, m’a condamné à une certaine relégation, à une colère permanente, à une exigence dans l’engagement et à une différence assumée et revendiquée, alors que le droit à la différence n’est que toléré. J’ai donc peu à peu construit mon récit à partir d’un éclatement du « moi » et d’une sorte de marginalité contrainte et volontaire.
Ce récit, cette mémoire historique, sont étroitement liés à mon milieu social et à ma génétique, fils de prolétaire espagnol communiste. Ce sont mes deux fils rouges et ma filiation sociale, culturelle et politique, dans un entre-deux géographique et personnel. Je n’étais pas tout à fait français alors que j’étais né dans un village tarnais, rouge de surcroît, Labastide-Rouairoux, où le maire socialiste fit appel aux Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS) contre les travailleurs lors de la grande grève textile de 1960. J’y ai connu les luttes partagées en commun, la soupe populaire, les assemblées générales au kiosque sur la place, et la Confédération Générale du Travail (CGT) de Benoît Frachon, Georges Séguy et Henri Krasucki, qui était alors un outil puissant d’intégration et de solidarité.
Dans cet environnement de classe, je percevais et assumais ma différence, tout en la contenant. Un mélange fait de culpabilisation, de force et de fierté rouge. « El orgullo comunista », la satisfaction d’être communiste. La crise et le racisme n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui, certes, mais, dans la cour de récréation, mes poings ont souvent paré au « putain d'espagnol qui vient en France manger le pain des français ». Nous étions les « barbares » de l’époque.
Les puissants attisaient la guerre entre pauvres, mais il y avait du boulot pour tous. Un jour, humiliation suprême, ce vieux « « hussard de la république » d’instituteur me condamna à m’agenouiller sur une règle pour avoir bousculé un élève qui m’avait traité de sale « espingouin » ou de « gavach », je ne sais plus . C'était déjà le monde à l’envers, les boucs émissaires, la criminalisation des pauvres, les classes dangereuses et les « étrangers », Calais-Argelès. Le monde est plein d’étrangers, Argelès-Calais.
Ce curriculum vitae de « fils de rouge », cette nostalgie d’avenir, me propulsent toujours et ne me poussent guère au consensus, ni à l’eau tiède, ni au plan de carrière, ni à m’intégrer au « système ». Le pire, c’est lorsque les révolutionnaires sont assimilés au « système ». A Labastide-Rouairoux, l’adhésion et le militantisme au Parti Communiste Français (PCF), le parti anticapitaliste qui structurait mon village ouvrier, en Occitanie ouvrière, créaient du lien, de la solidarité et de la conscience de classe, aller au communisme, lire « l’Humanité », c’était naturel. Fils de pauvres, nous étions la plupart conscients du pourquoi de l’être.
L’exemplarité du mouvement ouvrier de ce village de grandes colères prolétaires a façonné des générations de rebelles. Je me souviens, Roger, Elie, Maria, Michel, Henri et Jacques. Aujourd’hui les usines textile ont fermé, sacrifiées sur l’autel de l'Europe et de la mondialisation, beaucoup d'anciens rebelles ont vieilli, surtout en renonçant à leurs idéaux, la classe ouvrière repose au cimetière, le village se meurt et le Front National cartonne sur les cendres de l’espoir. Le dernier républicain espagnol était Enrique l’étranger.
Fils de « rojo », j’ai hérité de cette république espagnole exilée et de ma bastide prolétaire, toutes deux rouges, une aversion viscérale des fascistes, des « bourgeois », des faux-culs, des collaborateurs, des jaunes, des politicards de la lutte des places et des « toca manetas », les poignées de mains compulsives, et de la « gauche de droite », toujours prête pour aller à Canossa, à Munich, à Maastricht où à Lisbonne. Avec le temps, contrairement à ce que l’on dit souvent, je n’ai pas versé, ou pu verser, dans la sagesse. Devenir sage, quel naufrage. La crise d’adolescence et la révolutionnite, à plus de soixante rives, c’est terrible, contagieux et incontrôlable, mais tellement chouette.