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Trois scénarios pour la suite et la fin de la guerre en Ukraine
Par Cyrille Bret et Florent Parmentier, secrétaire général du CEVIPOF
Mardi 24 Janvier 2023
Près d’un an après le déclenchement de l’opération militaire russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022, quelles sont les évolutions possibles du conflit dans les mois qui viennent ? La difficulté de la prospective est particulièrement marquée pour ce conflit car les surprises militaires, diplomatiques et stratégiques, ont été nombreuses.
D’une part, la combativité des forces ukrainiennes, le soutien de l’Union Européenne et des États-Unis à Kiev et les difficultés logistiques et tactiques des forces armées russes, ont pris Moscou de court. D’autre part, la résistance de l’économie russe aux sanctions, l’ampleur des migrations ukrainiennes vers l’Europe, le blocage des instances de l’Organisation des Nations Unies (ONU) et le soutien mesuré de la Chine, de l’Inde et de plusieurs pays d’Afrique à la Russie, ont surpris les chancelleries occidentales.
Trois scénarios majeurs sont envisageables. Le premier scénario est un revers russe caractérisé. Sur le plan militaire, les forces armées de Moscou lanceraient une nouvelle offensive contre Kiev, comme au mois de février 2022, contre le Donbass, dont une large partie se trouve toujours sous le contrôle des ukrainiens, et contre la province de Kherson, afin d’essayer d’obtenir un succès éclatant aux yeux de la population russe, mais ces attaques échoueraient. La Russie perdrait de nombreux hommes et une grande partie des quatre provinces ukrainiennes illégalement rattachées à la Fédération de Russie au mois de septembre 2022. Elle constaterait que son objectif stratégique initial du renversement du régime de Kiev s’est soldé par un échec. L’Ukraine reprendrait des bastions russes dans le Donbass et elle avancerait vers la Crimée.
Plusieurs facteurs pourraient consacrer cette défaite russe. Sur le plan intérieur, la mobilisation et l’entraînement des réservistes se heurteraient à plusieurs limites, nouvelle fuite des mobilisables hors du territoire russe, incapacité du commandement russe à entraîner efficacement les nouvelles recrues, épuisement de la base industrielle et technologique de la défense russe, montée en puissance des effets des sanctions occidentales sur le budget de la Fédération de Russie et crise dans les cercles dirigeants russes, notamment au niveau du ministère de la défense.
En Ukraine, la réalisation de ce scénario est subordonnée aux conditions suivantes, la résistance de la présidence ukrainienne à l’usure de la guerre, sa capacité à remporter les élections législatives de l’automne 2023, la poursuite de l’aide militaire américaine et européenne à un niveau compatible avec la consommation inévitable de matériels de guerre sur les champs de bataille et la capacité à tenir plusieurs fronts en même temps. Le chef d’état-major ukrainien, Valeri Zaloujny, a exprimé un certain nombre de souhaits au mois de décembre 2022. Il faut trois cent chars, de six cent à sept cent véhicules de combat d’infanterie et cinq cent obusiers pour la victoire.
Enfin, sur le plan international, ce scénario suppose que la Russie perde la position de force que lui a conférée en 2022 la hausse des prix des produits énergétiques. Il faudrait pour cela que ses clients développent des sources d’approvisionnement alternatives, ce qu’ils ont déjà commencé à faire.
L’horizon de ce scénario favorable à l’Ukraine serait l’ouverture de négociations de cessez-le-feu puis de paix. Toutefois, si la défaite russe est d’ampleur, un désordre politique interne pourrait paralyser le leadership russe et instaurer à Moscou un chaos privant le pays de la capacité à s’engager réellement dans des négociations. Pour que de telles négociations soient couronnées de succès, il conviendrait donc tout à la fois que la Russie considère la guerre comme durablement perdue et qu’elle conserve une chaîne de commandement efficace. Deux points redoutablement durs à traiter seraient le sort de la Crimée et l’avenir de la candidature de l’Ukraine à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN). En somme, ce scénario serait l’extrapolation des contre-offensives ukrainiennes réussies du mois d’août 2022 et du mois d’octobre 2022.
Le deuxième scénario consisterait en une série de succès militaires de la Russie à partir de la fin de l’hiver. Par exemple, la Russie réussirait à reprendre l’essentiel de la province de Kherson, elle menacerait directement Kiev en pénétrant dans ses faubourgs à partir de la Biélorussie et elle reprendrait une progression marquée vers le sud-ouest en direction d’Odessa. La réalisation de ce scénario découlerait de plusieurs hypothèses, la principale étant l’épuisement humain et matériel des forces armées ukrainiennes.
Du côté russe, cela supposerait la réussite de plusieurs actions pour le moment infructueuses. Notamment, la mobilisation réalisée à l’automne 2022 serait efficace en matière d’entraînement et correctement utilisée sur le plan tactique et les chaînes logistiques russes résisteraient aux difficultés d’approvisionnement sur les trois fronts majeurs du nord contre Kiev, de l’est dans le Donbass et dans le sud en direction de Kherson. L’armée russe a déjà disposé de centres logistiques à plus de quatre-vingt kilomètres de la ligne de front, soit une distance hors de portée des missiles Himars, tirant les leçons de la contre-offensive ukrainienne.
Ces succès déboucheraient sur une victoire nette de la Russie en Ukraine. Les annexions illégales dans l’est seraient consolidées, le gouvernement de Kiev, fragilisé et possiblement renversé en raison de l’offensive russe, serait issu de négociations de paix, il prendrait une orientation plus ou moins ouvertement favorable à la Russie et l’ouest du pays revendiquerait une forte autonomie avec le soutien de la Pologne. L’objectif stratégique de la Russie de disposer d’une zone tampon avec l’OTAN serait ainsi atteint.
Du côté ukrainien, ce scénario du pire pourrait gagner en crédibilité si plusieurs évolutions se constatent, usure des forces armées, insuffisance du nombre de nouvelles recrues, diversité trop forte des livraisons d’armes internationales, engendrant des difficultés à articuler les différents dispositifs, fragilisation de la présidence de Volodimir Zelensky à l’approche des élections législatives de l’automne 2023 sous la pression d’un parti de la paix ou au contraire de nationalistes réclamant un pouvoir plus fort et incapacité à conserver et à accroître le soutien des occidentaux, par exemple en raison d’un maximalisme stratégique visant la défaite complète de la Russie, la découverte de détournements de fonds ou tout simplement du fait de la fatigue des opinions occidentales et de leur volonté de se recentrer sur des questions politiques internes.
Sur le plan international, ce scénario supposerait un maintien des cours et des exportations de produits énergétiques russes vers l’Asie, en particulier vers la Chine et l’Inde, une stratégie de prix de la part des puissances gazières, une mobilisation des réseaux diplomatiques russes pour montrer que le pays n’est isolé qu’à l’ouest, un appui marqué de la Chine contre l’influence américaine et une perte d’influence dans l’Union Européenne des gouvernements les plus favorables à l’Ukraine, notamment en Europe du Nord, après les élections législatives finlandaises du mois de février 2023, et en Pologne, après les élections générales à l’automne 2023. Un tel scénario serait favorisé par une crise à Taïwan ou au Moyen-Orient qui absorberait l’attention des États-Unis, déjà fortement polarisés dans leur politique intérieure.
Un troisième type d’évolution pour ce conflit pourrait être caractérisé par l’incapacité des deux protagonistes à prendre l’ascendant contre l’autre sur une période de plusieurs années.
Il se manifesterait par une stabilisation violente et meurtrière des grandes lignes de front sur les positions actuelles et par des batailles régulières pour des localités d’importance secondaire, des nœuds routiers, des verrous fluviaux ou des ponts. Par exemple, les forces armées russes pourraient être tentées de reprendre l’offensive par le nord en direction de Kiev avec des succès limités et de concentrer leurs efforts sur la consolidation des parties du Donbass contrôlées ou contrôlables par elles.
De son côté, l’Ukraine pourrait essayer de pousser son avantage à partir de Kherson vers le sud afin de menacer le bastion de la Crimée à l’horizon du mois d’août 2023. Ce scénario n’exclut pas des combats intensifs, des changements de zones de contrôle et des succès limités de part et d’autre, mais l’équilibre général du conflit ne serait pas modifié, la Russie continuant à contrôler de quinze pour cent à vingt pour cent du territoire ukrainien dans les zones essentielles de la Crimée, du Donbass et de la région de Kharkiv, et l’Ukraine démontrant sa capacité à résister à long terme.
Plusieurs facteurs pourraient se conjuguer pour faire advenir cette situation. Un plateau pourrait être atteint dans l’aide militaire occidentale à l’Ukraine en raison de l’état des stocks et de la nature des armements envoyés sur le front. La combativité ukrainienne pourrait demeurer sans pour autant produire les effets spectaculaires de la fin de l’été 2022 en raison d’une courbe d’apprentissage du côté russe, notamment dans l’articulation entre l’armée russe, les soldats d’Eugène Prigojine et ceux de Ramzan Kadyrov.
Côté russe, ce statu quo violent pourrait advenir en raison des limites structurelles de l’outil militaire manifestées en 2022, rigidité tactique, logistique déficiente, étirement des fronts et des chaînes d’approvisionnement, limites des ressources humaines et culture du mensonge dans les administrations publiques.
Des facteurs exogènes pourraient conduire à un pourrissement militaire et diplomatique. Aucun des deux protagonistes n’est en mesure de faire accepter à sa propre population et à son propre réseau d’alliance l’entrée en négociation sur la base du rapport de force militaire actuel. Pour la Russie, aucun succès indiscutable n’a été remporté. Pour Kiev, l’intégrité territoriale reste à restaurer.
Entrer en négociation serait un aveu d’échec pour Vladimir Poutine et le mettrait à risque. Accepter de discuter serait pour Volodymyr Zelensky un renoncement qui lui ferait perdre le soutien très large dont il bénéficie à l’intérieur et à l’extérieur. Un autre leadership devrait se mettre en place et il serait vraisemblablement moins soucieux de compromis en raison des coûts irrécupérables de cette guerre.
Dans cette option, l’Ukraine deviendrait en 2023 un nouveau conflit non résolu de l’espace post soviétique, mais de grande envergure. Cela n’empêcherait pas un durcissement des hostilités, notamment contre les populations civiles ou les prisonniers, bien au contraire.