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Guerre en Ukraine, Oleg Sentsov, un artiste au front pour la défense de Kiev
Icône de la révolution de Maïdan, ancien prisonnier politique en Russie, prix Andreï Sakharov en 2018, le cinéaste, engagé dans l’armée ukrainienne, raconte au Monde la vie qui bascule en un instant et sa lutte contre Vladimir Poutine et pour la survie de son pays.
Par Rémy Ourdan
Vendredi 11 Mars 2022
C’est un checkpoint sur un rond-point comme tant d’autres. Un checkpoint ordinaire, sur le périphérique de Kiev, avec des chevaux de frise, des blocs de béton et des sacs de sable, et une casemate pour se reposer et pour boire un thé. Des combattants contrôlent les voitures qui passent sur cet axe que l’armée russe pourrait emprunter lors de son offensive contre la capitale ukrainienne.
A côté du checkpoint, l’armée a installé un camp militaire improvisé dans une maison et un magasin de meubles. Lorsqu’ils ne sont pas de garde, c’est là que les combattants viennent grappiller quelques heures de mauvais sommeil. La base accueille une unité de la défense territoriale, cette troupe de centaines de milliers de volontaires, encadrés par des officiers à la retraite et des vétérans, qui ont rejoint l’armée ukrainienne dans la défense du pays.
Oleg Sentsov avait disparu depuis la déclaration de guerre de Moscou à l’Ukraine. Le cinéaste ukrainien, l’un des anciens prisonniers politiques les plus célèbres de la Russie de Vladimir Poutine, artiste mondialement reconnu et icône de la révolution démocratique ukrainienne, s’est engagé sur le front, comme tant de ses concitoyens, et il s’est coupé du monde extérieur.
C’est sur le checkpoint du rond-point, ainsi qu’il demande de le nommer, sans plus de précisions afin de ne pas être localisé par l’armée russe, que la défense territoriale a posté Oleg Sentsov. L’artiste, sans expérience militaire antérieure, est commandant adjoint de l’unité du colonel Arkadich, un officier de l’armée à la retraite. Après une semaine à tenir le checkpoint, en seconde ligne, le cinéaste a intégré un groupe mobile de la défense territoriale qui parcourt, dans les faubourgs de Kiev, la première ligne de front.
La vie d’Oleg Sentsov, qui travaillait sur son prochain film et à l’écriture de divers scénarios, a basculé, comme celle de tous les ukrainiens, Jeudi 24 Février 2022 à 5 heures du matin. « Ils ont tiré les premiers missiles contre Kiev. J’ai été réveillé par un ami garde-frontière qui m’a annoncé que les tanks russes étaient entrés en Ukraine », raconte le cinéaste lors d’une rencontre avec le Monde au checkpoint du rond-point, « j’ai fait les valises et, quinze minutes plus tard, j’ai pris la route pour emmener ma mère et mes deux enfants à Lviv, la ville refuge dans l’ouest de l’Ukraine. Puis je suis revenu à Kiev Jeudi 24 Février 2022 et je me suis engagé dans la défense territoriale, pour combattre Vladimir Poutine et pour défendre mon pays ».
Oleg Sentsov est une icône du mouvement démocratique en Ukraine. En 2014, après avoir participé à la révolution de la dignité sur la place Maïdan à Kiev, il est retourné dans sa Crimée natale envahie par l’armée russe et les séparatistes prorusses. Il aidait alors les soldats ukrainiens en leur livrant des provisions dans les bases militaires. Il est arrêté avec d’autres opposants politiques par le FSB, les services du renseignement russe, et il est accusé de terrorisme. Condamné en 2015 à vingt ans de prison au terme d’un procès qualifié de stalinien par Amnesty International, il est envoyé dans une colonie pénitentiaire en Sibérie.
Il devient célèbre dans le monde entier. Le milieu international du cinéma se mobilise suivi par les organisations de défense des droits humains, puis par les gouvernements européens et par le gouvernement américain. En 2018, l’assemblée générale de l’Organisation des Nations Unies (ONU) adopte une résolution réclamant sa libération et il reçoit le prix Andreï Sakharov, décerné par le parlement européen à une personne ayant consacré sa vie à la défense des libertés, le dernier prix en 2021 a été décerné à un autre prisonnier politique de Vladimir Poutine, l’opposant russe Alexeï Navalny. Oleg Sentsov est finalement libéré en 2019 au cours d’un échange de prisonniers politiques entre la Russie et l’Ukraine.
Lorsqu’il s’est rendu à Strasbourg, après sa libération, pour finalement recevoir le prix Andreï Sakharov, Oleg Sentsov a appelé, dans son discours, à la méfiance contre le pouvoir russe. Il raconte aussi en souriant avoir aussi eu un aparté avec le président français, Emmanuel Macron. Oleg Sentsov a demandé à Emmanuel Macron s’il croyait Vladimir Poutine. Emmanuel Macron lui a répondu que « Vladimir Poutine ne m’a jamais trompé ». Oleg Sentsov a répondu à Emmanuel Macron que « vous verrez, Vladimir Poutine le fera à l’avenir ». Le visage grave, Oleg Sentsov estime que « c’est clair, le monde entier peut voir comment Vladimir Poutine mène cette guerre contre l’Ukraine et contre les civils ».
L’artiste avoue ne pas avoir cru à cette guerre dans les derniers mois, « j’ai commencé à comprendre seulement deux semaines avant le début de la guerre qu’elle arrivait, car il y avait trop de signes annonciateurs, et puis, soudainement, le dernier jour, je n’y croyais plus de nouveau, car cela semblait tellement fou, jusqu’à ce que je me réveille sous les tirs des roquettes ».
Oleg Sentsov est resté discret pendant que la crise couvait. Il a juste mis en garde, dans un entretien publié le 26 janvier 2022 par l’agence Reuters, contre la stratégie du chaos et de la déstabilisation du président russe, « Vladimir Poutine veut faire de l’Ukraine un état déchu et, si l’Ukraine tombe, alors il avancera davantage vers l’ouest. La Crimée, le Donbass, l’Ukraine, la Pologne, les pays baltes, la Moldavie, la Géorgie et le Kazakhstan, sont, dans son esprit, une seule et même guerre ».
L’artiste s’est ensuite joint à un appel aux dirigeants du monde de la communauté culturelle et scientifique d’Ukraine en faveur de la paix, publié le 14 février 2022, alors que la Russie avait déjà ses troupes aux frontières du pays. Les pressions internationales n’ont eu aucun effet sur Moscou et l’invasion a commencé.
Oleg Sentsov, qui a présenté son dernier film, Rhino, en avant-première ukrainienne sept jours avant la guerre, a rangé ses deux scénarios en cours, un scénario en ukrainien pour une comédie dramatique coproduite avec l’Allemagne et la Pologne et un autre scénario en anglais coproduit avec Hollywood. « Ces projets appartiennent au passé. En deux semaines, nos vies ont changé, tout a changé », constate l’artiste, qui vit désormais en treillis dans la maison à côté du checkpoint du rond-point et qui ne retourne que rarement chez lui pour prendre une douche chaude.
Sa seule intervention publique depuis que la guerre a éclaté, fut un court texte dicté par téléphone à son assistante et publié Jeudi 3 Mars 2022 par le site hollywoodien Deadline. Il y raconte la vie qui bascule en un instant et il annonce qu’il a rejoint la défense territoriale de Kiev. Il y dénonce les bombes russes qui s’abattent contre les enfants ukrainiens et il appelle au soutien des intellectuels et des artistes russes qui s’opposent au régime sanguinaire de Vladimir Poutine.
Si Oleg Sentsov affirme qu’il ne comprend toujours pas les raisons pour lesquelles Vladimir Poutine ruine ainsi l’Ukraine et aussi la Russie, il se prépare, comme tous ses camarades, à une guerre longue, « c’est une guerre pour notre survie. Soit l’Ukraine survit et gagne la guerre, soit le système de Vladimir Poutine survit. Il n’y a pas d’autre choix. La seule question est désormais d’être ou de ne pas être. Vladimir Poutine veut nous tuer et anéantir notre pays ».
Le cinéaste ne croît plus en une négociation de dernière minute et il se prépare, comme tous les habitants de Kiev engagés dans la défense de la ville, à un assaut de l’armée russe, « même si notre président Volodimir Zelensky concluait un accord avec Vladimir Poutine, le peuple ukrainien ne l’accepterait pas. Le seul accord désormais possible serait le suivant, premièrement la libération des territoires de notre pays, deuxièmement que Vladimir Poutine et sa clique soient jugés pour crimes contre l’humanité et troisièmement que la Russie paie la reconstruction de l’Ukraine. Je suis confiant dans la victoire de l’Ukraine, avec le soutien international. Vladimir Poutine est devenu un problème pour le monde entier. Il menace d’utiliser l’arme nucléaire, il est un danger. Afin de bâtir un empire russe, le maître du Kremlin veut détruire l’Ukraine indépendante. C’est une guerre contre la culture ukrainienne, contre la mentalité ukrainienne et contre la liberté. Si l’Ukraine, comme pays libre et indépendant, gagnait la guerre, les russes demanderaient à Vladimir Poutine les raisons pour lesquelles ils vivent si mal en Russie, un pays bâti sur des mensonges. Vladimir Poutine veut détruire la nouvelle Ukraine, celle qui a commencé sur la place Maïdan en 2014. L’Ukraine a beaucoup changé en huit ans, en dépit du conflit avec la Russie dans ses régions orientales. Avec cette guerre, l’Ukraine est forte et unie comme jamais. Même les russophones, qui auparavant étaient neutres et qui avaient une opinion positive de la Russie, brandissent maintenant des drapeaux ukrainiens. Tout le monde a compris que l’avenir du pays, c’est l’indépendance et l’Europe ».
Oleg Sentsov fait visiter la chambre qu’il partage avec quatre autres soldats. Son matelas est posé sur le sol, dans un coin de la chambre. A côté, il y a son arme et un casque militaire où est inscrit son groupe sanguin, puis il rejoint des camarades qui viennent d’arriver devant la maison du checkpoint du rond-point. Il vérifie une lunette de fusil. Le colonel Arkadich confie discrètement que l’artiste est un excellent commandant adjoint, malgré sa très récente intégration dans l’armée. « Il n’y a d’ailleurs plus de civils en Ukraine », dit l’officier, « il n’y a que des combattants ».
Le cinéaste regarde autour de lui, « il y a deux semaines, je me promenais, pas très loin d’ici, avec ma mère et mes enfants, tranquillement ». Ce constat teinté de nostalgie ne l’empêche pas d’avoir le moral au beau fixe, « toute ma vie, j’ai regardé des films hollywoodiens avec des super agents qui combattent le mal. Vladimir Poutine est le mal et l’Ukraine n’a pas de super agents, mais elle nous a, nous, le peuple ukrainien et nous allons combattre rue par rue dans tout le pays jusqu’à la libération ».
Le soleil orangé se couche à l’horizon. Le checkpoint du rond-point se prépare à une nouvelle nuit en état d’alerte. L’armée russe n’est pas loin, à l’entrée de Kiev. Oleg Sentsov s’engouffre dans une jeep avec deux autres combattants. Ils partent en mission sur la première ligne de front.