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Cinquante ans d’Épinay, le mouvement du mois de mai 1968 bouleverse tous les plans
Par Jean-François Claudon
Samedi 27 Novembre 2021
En raison de l’état actuel du parti qui s’en dit l’héritier, le congrès d’Épinay, dont nous venons de fêter les cinquante ans, n’a pas été célébré comme il le méritait. C’est pourquoi nous proposons, sur la question du renouveau socialiste et du programme commun de gouvernement de l'union de la gauche de 1972, une rétrospective en plusieurs volets. Le deuxième volet traite du bouleversement des équilibres que produisit à gauche le mouvement du mois de mai 1968.
Le mouvement du mois de mai 1968 est le révélateur cruel des insuffisances du rapprochement qui s’était opéré à gauche depuis les élections présidentielles de 1965. La grève générale posait la question du pouvoir à un stade de conscience largement supérieur au plat réformisme de fait professé par les textes unitaires publiés par la Fédération de la Gauche Démocrate et Socialiste (FGDS) et par le Parti Communiste Français (PCF) entre 1966 et 1968. L’union des gauches n’était pas assez solide pour faire face aux aspirations des masses.
Dès l’été 1967, c’est l’ensemble du salariat qui est attaqué par les ordonnances de Georges Pompidou. Cette tentative de mettre la sécurité sociale en coupe réglée pour répondre aux exigences d’un capitalisme français en pleine ouverture, institution de trois caisses séparées censée concourir à la maîtrise des dépenses de santé, instauration du paritarisme exigé par le patronat et contrôle de la Caisse Nationale d'Assurance Maladie (CNAM) par le pouvoir politique, débouche sur les grandes grèves combatives d'avant le mois de mai 1968 chez Dassault à Bordeaux, chez Rhodiaceta à Lyon et à Besançon, celles des ouvriers à Redon et des paysans à Quimper au mois d'octobre 1967. La combativité accrue des travailleurs s’exprime pendant toute la fin de l’année 1967 de façon significative dans l'ouest où se côtoient une paysannerie progressiste et une jeune classe ouvrière peu domestiquée.
De même, dans les grandes villes, le malaise étudiant devient de plus en plus palpable. En 1967, on ne compte pas moins de cinq cent mille étudiants en France, soit une croissance de cent trente pour cent par rapport à 1960. L’augmentation des effectifs est encore plus forte en province que dans la capitale. On y note par ailleurs une arrivée massive de représentants des classes moyennes et des classes populaires. Dans les facultés de l'ouest en pleine mutation, quatre-vingt pour cent des étudiants sont boursiers. Face à cet afflux de nouveaux entrants, les héritiers perdent l’assurance, à l’issue d’études standard, de débouchés de carrière adossés au capital socio-économique familial. Nous sommes aux racines du malaise étudiant. Selon Bernard Pudal, des Héritiers de Pierre Bourdieu et de Jean Claude Passeron aux publications situationnistes, on ne compte plus les textes où les étudiants sont érigés en symptômes de la crise d’un capitalisme triomphant dont, au lieu d'en être les bénéficiaires naturels, ils en sont les victimes.
Bien avant ces chaudes soirées de printemps, la France donc est loin de s’ennuyer, n’en déplaise à l'éditorialiste du Monde Pierre Viansson Ponté. La radicalisation sociale propre au mouvement du mois de mai 1968 se fait en deux temps. Le 2 mai 1968, fait d’une haute valeur symbolique, la police occupe la Sorbonne. Selon Jean Poperen, « en chassant les étudiants de leurs facultés, le pouvoir gaulliste les donne à l’émeute. Le gouvernement est l’agent recruteur de la révolte ».
Puis, après la première nuit des barricades du 10 mai 1968 au Quartier Latin, la manifestation unitaire de protestation, appelée par la Confédération Générale du Travail (CGT), la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT), l’Union Nationale des Etudiants de France (UNEF), le Syndicat National de l'Enseignement Supérieur et la Fédération de l'Education Nationale (FEN), qui a été avancée au 13 mai 1968 en raison de la violence de la répression et qui rassemble un million de personnes entre la Place de la République et la Place Denfert Rochereau, fait basculer le monde du travail de la sympathie passive pour les étudiants vers l’opposition frontale au pouvoir. Dès le 14 mai 1968, les salariés de Sud-Aviation-Bouguenais votent la grève illimitée. Le 15 mai 1968, c’est Renault Cléon qui se lance. Le 16 mai 1968, c’est au tour de Flins et de Renault Billancourt. Le 17 mai 1968, les métallurgistes, la construction mécanique, la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP), la Société Nationale des Chemins de Fer (SNCF) et Electricité De France (EDF), rejoignent le mouvement. Le mouvement du mois de mai 1968 a vraiment commencé.
En quelques jours, le mouvement des masses a totalement chamboulé le paysage politique. Le pouvoir et son parti sont atones, les syndicats, particulièrement la CGT et la CFDT qui ont conclu un pacte d’unité d’action en 1966, sont maîtres du jeu. Ceux qui, à gauche, avaient été attirés par les sirènes du centrisme sont bien contraints de constater que la baudruche s’est dégonflée sous les coups de la montée ouvrière. Le Parti Socialiste Unifié (PSU) tombe dans une forme de suivisme du mouvement étudiant qui le mène à la lisière du gauchisme et qui le marginalise. Le PSU, issu en partie d’une scission de gauche de la Section Française de l'Internationale Ouvrière (SFIO) en 1958, semble en phase avec le mouvement réel de la jeunesse étudiante et de certaines couches techniciennes du salariat, mais il est absolument incapable de donner une direction réelle aux masses dont il a l’audience pendant ces quelques semaines où tout alla si vite.
Fait essentiel des journées décisives du mois de mai 1968, le centre de gravité de la gauche est en train de repartir vers le PCF, car la force gréviste et le rôle central qui échoie à la CGT dans le mouvement compensent largement les gages que le PCF avait dû consentir, pour se rapprocher des fédérés, à la froide tactique électorale et parlementaire qui le défavorisait automatiquement. La perspective insurrectionnelle déséquilibrait de nouveau la gauche en renforçant le PCF et en marginalisant la FGDS. Cette dernière avait en effet perdu dès avant le 20 mai 1968 les quelques contacts syndicaux qu’elle avait réussi à nouer au-delà de son périmètre habituel, liens réguliers et presque organiques avec la FEN et sa direction et rapports plus distants et plus officieux avec la CGT Force Ouvrière, et elle était encline à chercher sur sa droite un contrepoids à l’influence que le mouvement gréviste conférait au PCF.
La FGDS avait bien appelé à des élections le 16 mai 1968 et elle avait même proposé à la gauche politique et syndicale l’ouverture d’un débat sur les réformes de structure à mener à bien. Mais le PCF, contraint de surenchérir pour conforter sa place retrouvée dans les usines, récuse l’accord entre la FGDS et le PCF du 24 février 1968 et il exige un programme qui soit un véritable contrat de majorité. De même, l’unité syndicale se fissure. À André Jeanson, leader de la CFDT affirmant que les travailleurs ne sauraient se satisfaire de succès alimentaires, Georges Séguy répond que l’heure n’est pas aux bavardages sur les transformations profondes de la société.
La relance du processus de masse, après les premiers ressacs, a lieu le 24 mai 1968 après l’allocution télévisée ratée de Charles de Gaulle. La manifestation qui vire à l’émeute Gare de Lyon impose au pouvoir de négocier avec les syndicats à Grenelle, dans la nuit du 26 mai au 27 mai 1968. Le PCF, qui craint mortellement ce mouvement social incontrôlable et qui sait que tout replâtrage au sommet de type union nationale donnerait la main à un personnel politique autrement plus atlantiste que Charles de Gaulle, n’a pas le choix, il faut trouver un compromis avec le pouvoir pour que, surtout, rien ne change.
La dernière relance, après celle du 13 mai 1968, puis du 24 mai 1968, a lieu après le rejet par la base de Billancourt des accords de Grenelle, dont Georges Séguy, le leader de la CGT, fait un compte rendu objectif. Le 27 mai 1968, l'UNEF, la CFDT et le PSU, à Charléty, réalisent un acrobatique grand écart en alliant discours radical et appel à Pierre Mendès France, officiellement membre du PSU, mais fervent partisan d’un gouvernement d’union nationale. Le 28 mai 1968, François Mitterrand annonce sa candidature au nom de toute la FGDS, puis vient la réponse du PCF et de la CGT, le 29 mai 1968, sur les Grands Boulevards, plus de cinq cent mille manifestants défilent alors que Charles de Gaulle décolle pour Baden-Baden. Il ne reste que quelques heures à la gauche pour trouver un accord. Les fédérés acceptent du bout des lèvres de participer à un gouvernement de Pierre Mendès France qui irait de Valéry Giscard d'Estaing à Alain Geismar, mais cette solution est inacceptable pour le PCF qui rejette cette nouvelle expérience de troisième force. Le moment est passé. Le 30 mai 1968 à 16 heures 30, Charles de Gaulle reprend la main et le reflux commence. Face au patronat et au pouvoir personnel, un débouché politique manquait cruellement.
Dans son ouvrage sur la création du Parti Socialiste d’Épinay, Pierre Serne écrit la formule suivante sans appel, « la FGDS, comme l’ensemble de la gauche organisée, à l’exception peut-être du PSU, est apparue en déphasage avec le mouvement étudiant et même ouvrier tout au long du mois de mai 1968 ». Claude Fuzier, le bras droit quelque peu fantasque de Guy Mollet dans la SFIO, qui avait œuvré des années pour le rapprochement avec le PCF, a un jour fait une confidence éclairante à un proche, « la gauche officielle dans son ensemble avait voulu régler la crise du mois de mai 1968 comme s’il s’agissait d’une crise ministérielle de la quatrième république ».
La mouvance communiste, quoiqu’en crise larvée, étant de loin la plus influente au sein du salariat, il convient d’examiner en premier lieu son positionnement. Selon l’historien Xavier Vigna, tout au long du mouvement gréviste, la CGT s’est employée « à limiter les revendications des travailleurs aux questions des salaires et à répandre, sous une forme de moins en moins voilée, des appels à la reprise du travail » Pour accréditer cette fable d’un mouvement purement revendicatif, le PCF se doit de dénoncer les gauchistes qui tenteraient de radicaliser artificiellement son cours. Dès le 3 mai 1968, Georges Marchais s’en prend à ces pseudo-révolutionnaires qu’il convient de démasquer comme on le fit pour les oppositionnels communistes, en premier lieu les trotskystes, trente ans plus tôt. En haut-lieu, si on s’accroche à la formule en appelant à un gouvernement populaire et d’union démocratique avec la FGDS, fort peu nombreux sont ceux qui, au sein de la direction du PCF, croient à la possibilité d’une telle combinaison. Et il n’est un secret pour personne qu’au Kremlin, on voit d’un mauvais œil toute déstabilisation d’un pouvoir gaulliste peu disposé à complaire aux américains.
Appel récurrent à la discipline, critique au vitriol de l’avant-garde étudiante et ouvrière et réduction du débouché politique à une simple combinaison gouvernementale, tels furent les maîtres-mots du PCF en 1968. En la matière, sa position n’est au fond pas très éloignée de celle que prennent les organisations de la gauche sociale-démocrate. Guy Mollet n’a-t-il pas déclaré, le 13 juin 1968, que son parti restait favorable à la révolution, mais pas à ce qui fut à ses yeux une vulgaire révolte ? Le Populaire ne trouvait-il pas des accents dignes des staliniens les plus endurcis quand il qualifiait le gauchisme de perpétuel péché des futurs bourgeois réactionnaires ? Non vraiment, la gauche officielle ne fut absolument pas à la hauteur de l’impétueux mouvement du mois de mai 1968.