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L’impossible replâtrage du régime algérien
Par Jeremy Keenan
Samedi 19 Septembre 2020
Sous la pression croissante du hirak, Abdelaziz Bouteflika démissionna le 2 avril 2019 et il fut remplacé par le chef d'état par intérim Abdelkader Bensalah, qui devait reporter l’élection du 18 avril 2019 au 4 juillet 2019.
Le 4 avril 2019, Ahmed Gaïd Salah ordonnait le limogeage immédiat du général Athmane Tartag, qui avait comploté contre lui avec Saïd Bouteflika et Mohamed Mediène. A la fin du mois d'avril 2019, une brochette d’oligarques et d’anciens ministres d'Abdelaziz Bouteflika étaient arrêtés sur les ordres d'Ahmed Gaïd Salah pour corruption.
Au début du mois de mai 2019, Saïd Bouteflika, Mohamed Mediène et Athmane Tartag furent arrêtés, poursuivis pour avoir sapé l’autorité de l’armée et pour conspiration contre l’autorité de l'état. Ils furent rejoints à la prison d'al Harrach, une semaine plus tard, par les anciens premiers ministres Abdelmalek Sellal et Ahmed Ouyahia et une dizaine d’anciens ministres d'Abdelaziz Bouteflika, qui purgent actuellement de longues peines de prison ou ont fui le pays.
A l’été 2019, Ahmed Gaïd Salah, exhibant désormais tous les attributs d’un dictateur militaire, trônait effectivement à la tête de l'état, tandis que presque tout le gang d'Abdelaziz Bouteflika, comme Ahmed Gaïd Salah les appelait désormais, était soit en prison, soit sur le point d’y entrer. Même si les élections du 4 juillet 2019 ont dû être reportées à cause de la marée d’opposition émanant du hirak, Ahmed Gaïd Salah ne pouvait plus être délogé. Vers la moitié de l’été 2019, il fut clair qu’il n’avait aucune intention de soutenir le hirak et qu’il insistait pour que les élections présidentielles se tiennent le 12 décembre 2019, que le hirak soit d’accord ou pas.
Tandis que les condamnations de Saïd Bouteflika, Mohamed Mediène et Athmane Tartag à quinze ans de prison, le 24 septembre 2019, six ans et huit mois après l’attaque d'In Amenas et quatre ans après le limogeage de Mohamed Mediène, peuvent apparaître comme la sanction du pouvoir d'Ahmed Gaïd Salah à son zénith, cela ne dura pas très longtemps. Par une coïncidence extraordinaire, le premier jour d’emprisonnement de Mohamed Mediène fut le premier d’une chaîne d’événements rapide qui devait conduire à la mort d'Ahmed Gaïd Salah.
Nommé ministre de la justice au mois d'août 2019, Belkacem Zegmati commença à enquêter sur les affaires de Bahaeddine Tliba. Bahaeddine Tliba avait répliqué en faisant valoir son immunité parlementaire mais, le 25 septembre 2019, Belkacem Zegmati ordonna la levée de son immunité et lui ordonna de comparaître pour répondre à des questions sur des soupçons de corruption. A ce moment-là, certains émirent l’hypothèse qu'Ahmed Gaïd Salah avait, peut-être, abandonné Bahaeddine Tliba. Cependant, on sut après coup que le général Bouazza Ouassini, désormais emprisonné, le protégé d'Ahmed Gaïd Salah, qui avait été rapidement propulsé à la tête du Directorat de la Sécurité Intérieure (DSI) et du contre-espionnage, avait l’oreille de Belkacem Zegmati et complotait contre Ahmed Gaïd Salah, dans le but final, semble-t-il, d’être nommé à sa place.
Comprenant que le piège se refermait sur lui, Bahaeddine Tliba prit la fuite pour la Tunisie à la fin du mois de septembre 2019, tout en mandatant Saïd Bensedira, depuis Londres, comme porte-parole. A partir de la Tunisie, Bahaeddine Tliba prit la mer pour Malte, il fit l’acquisition d’un passeport Schengen et il se débrouilla pour se rendre en Irlande. Il comptait dès lors, grâce aux bons offices de Saïd Bensedira, demander l’asile politique au Royaume Uni, soutenant qu’il était persécuté en Algérie à cause de son opposition au régime d'Abdelaziz Bouteflika et d'Ahmed Gaïd Salah. Peu après, Saïd Bensedira menaça de publier des rapports établis par Bahaeddine Tliba détaillant les crimes commis par la famille d'Ahmed Gaïd Salah. Saïd Bensedira fit savoir que Bahaeddine Tliba était prêt à témoigner sur la participation des fils d'Ahmed Gaïd Salah dans la mort mystérieuse, au mois de novembre 2014, de Mohamed Mounib Sendid, le wali d’Annaba, et dans beaucoup d’autres crimes. Saïd Bensedira rendit aussi publique une vidéo menaçant de révélations explosives à partir des documents en possession de Bahaeddine Tliba.
Une telle publication pouvait gravement porter atteinte à l’Algérie et à son armée. Bahaeddine Tliba devait être stoppé. Les services secrets algériens réussirent à le piéger et à le faire revenir de Malte en Tunisie, où il fut enlevé et ramené en Algérie sous bonne garde à la prison d'al Harrach.
Pour Ahmed Gaïd Salah, le jeu était terminé. Le choc du départ de Bahaeddine Tliba et des menaces de Saïd Bensedira, qui atteignirent Ahmed Gaïd Salah pendant qu’il se trouvait à Oran, étaient de trop. On dit qu’il tomba malade puis il fut hospitalisé. Selon le ministère de la défense, il souffrait d’hypertension. Certains évoquèrent un accident vasculaire cérébral. Des généraux proches d'Ahmed Gaïd Salah, y compris Bouazza Ouassini dans son double jeu, Saïd Chengriha, qui devait remplacer Ahmed Gaïd Salah en tant que chef d’état-major de l’armée et Abdelhamid Ghriss, secrétaire général du ministère de la défense, étaient conscients des dégâts que les révélations de Bahaeddine Tliba pouvaient causer à l’armée et à l’Algérie. Ils comprirent qu'Ahmed Gaïd Salah devait quitter ses fonctions et ils commencèrent à préparer son retrait.
Gaïd Salah mourut le 23 décembre 2019, officiellement d’une crise cardiaque, onze jours après l’élection présidentielle qu’il avait convoquée. Parmi les cinq candidats approuvés par le régime, Ahmed Gaïd Salah avait jeté son dévolu sur Abdelmajid Tebboune. Mais Abdelmadjid Tebboune n’était pas le choix de Bouazza Ouassini. Il était un ami d'Ahmed Gaïd Salah et, en tant qu’ancien premier ministre, bien trop conscient du fonctionnement du régime pour être facilement manipulé par Bouazza Ouassini. Pour cette raison, Bouazza Ouassini préférait que l’élection soit truquée en faveur d’Azzedine Mihoubi, sans charisme ni expérience et supposément homosexuel. Un accord aurait été conclu entre Azzedine Mihoubi et Bouazza Ouassini en faveur du départ d'Ahmed Gaïd Salah et de son remplacement par Bouazza Ouassini. Le complot faillit réussir. Dimanche 12 Décembre 2019 à 12 heures, les premiers résultats plaçaient Azzedine Mihoubi loin devant les autres candidats. Toutefois, quand Ahmad Gaïd Salah eut vent du complot de Bouazza Ouassini, il intervint immédiatement et il ordonna qu'Abdelmadjid Tebboune soit déclaré vainqueur et que Bouazza Ouassini soit placé en résidence surveillée. Bien que la participation officielle ait été annoncée à trente neuf pour cent, elle se situait plutôt, selon les rapports des observateurs et les témoignages recueillis dans le pays, autour de huit pour cent. Les algériens avaient boycotté l’élection, comme ils avaient promis de le faire depuis le début. Abdelmadjid Tebboune fut, quoi qu’il en soit, investi en force en tant que dernier président en date, illégitime et fantoche, de l’Algérie.
Les huit mois depuis l’investiture d'Abdelmadjid Tebboune ont connu des développements significatifs, notamment l’apparition de la pandémie de coronavirus et, comme on pouvait s’y attendre, une restructuration quasi complète des services de renseignement. Les hommes nommés par Ahmed Gaïd Salah ont été remplacés par beaucoup de professionnels ayant travaillé avec Mohamed Mediène, qui avaient été chassés par Ahmed Gaïd Salah. Peut-être symboliquement, tandis que Bouazza Ouassini reste incarcéré en attendant le début d’un nouveau procès, le général Aït Ouarabi devrait être libéré prochainement.
Mohamd Mediène lui-même, bien qu’officiellement toujours emprisonné, serait désormais en un lieu beaucoup plus confortable et en contact avec plusieurs de ses anciens officiers supérieurs qui conseillent désormais la présidence d'Abdelmadjid Tebboune et qui occupent les positions les plus élevées dans les services de renseignement. Tandis qu’In Amenas conduisit à la démediènisation du système, les huit mois de la présidence d'Abdelmadjid Tebboune ont vu sa remediènisation.
Malgré la propagande d'Abdelmadjid Tebboune sur sa volonté de dialogue avec ce qu’il appelle le hirak béni, ses services de renseignement remediènisés, plus brutalement professionnels, ont utilisé le prétexte de la crise du coronavirus pour accroître la répression, le harcèlement, l’intimidation et l’emprisonnement des activistes du hirak, des journalistes indépendants et des autres opposants réels ou imaginaires du régime.
Alors que la crise politique et économique s’amplifie et que la répression s’intensifie, la question primordiale est de savoir où va désormais l’Algérie.
Le retour du hirak, quand l’Algérie s’ouvrira à nouveau, vraisemblablement au mois de septembre 2020, donnera des indications sur sa stratégie. Il est possible qu’il encourage une désobéissance civile ciblée. Quant au régime, il est confus et sur la défensive. Quelle est, selon lui, la plus grande menace sur son existence, le peuple algérien ou l’économie ? Des deux, la trajectoire de l’économie est sans doute la plus prévisible. Sauf miracle, elle se dirige inexorablement vers la banqueroute. Les réserves de change du pays seront épuisées vers la fin 2021. Alors, malgré les protestations de souveraineté d'Abdelmadjid Tebboune, un administrateur, que ce soit la Banque Mondiale, le Fonds Monétaire International (FMI), la Russie, la Chine ou une bonne fée, devra entrer en lice. La banqueroute, quelle que soit la forme qu’elle prendra, sera une bénédiction déguisée pour la plupart des algériens, en marquant le point final du régime, ainsi privé de toute crédibilité ou légitimité. De ces cendres, une nouvelle Algérie pourra renaître.
In Amenas fait désormais partie de l’histoire, sa couverture, au moins jusqu’à aujourd’hui, a été totale. Tamouret reste un secret bien gardé. Peu, si ce n’est aucun autre événement en Algérie, à l’exception des massacres des années 1990, n’a révélé les contradictions du régime avec autant de sévérité, l’infiltration, la manipulation et l’utilisation des groupes terroristes et la mascarade de la guerre globale contre le terrorisme, le conflit entre la présidence, l’armée et les services de renseignement, la lutte entre les clans, l’absence d’enquête judiciaire dans un pays qui s’enorgueillit de sa loi fondamentale et de sa conformité avec les conventions judiciaires internationales, de façon seulement virtuelle apparemment, et la bavure d’une prise d’otages créée de toutes pièces, aboutissant au meurtre des otages pour masquer sa propre culpabilité.
In Amenas fut le point le plus bas de l’histoire contemporaine de l’Algérie, dont elle n’a pas pu se relever. Et l’on peut se demander si la situation d’aujourd’hui serait différente si In Amenas n’avait pas existé. Les événements politiques extraordinaires de ces sept dernières années, l'ascension et la chute des généraux Ahmed Gaïd Salah, Bouazza Ouassini, Ait Ouarabi et de plusieurs autres qui ne sont pas mentionnés ici, ne peuvent s’expliquer sans In Amenas.
Par ailleurs, si les services de renseignement étaient restés sous la coupe de Mohamed Mediène, il est peu vraisemblable que le pays aurait atteint le niveau de chaos qui a permis l’émergence du hirak, bien que le hirak aurait certainement été déclenché, tôt ou tard, par un autre concours de circonstances. Ceci n’est que spéculation. Toutefois, deux choses n’auraient pas changé, la nature fondamentalement répressive du système de sécurité algérien ainsi que l’économie du pays, deux dynamiques qui ont semé depuis longtemps les graines de leur propre destruction.