AUTOPSIE D'UNE EPIDEMIE
Vous trouverez ci-dessous la deuxième et dernière partie d’un très long message de Dominique Andolfatto, professeur de science politique à l'Université de Bourgogne Franche-Comté, et de Dominique Labbé, chercheur associé en science politique à l'Université de Grenoble-Alpes, relatif à un premier bilan de l’épidémie de coronavirus en France et dans le monde entier. Le message est disponible en totalité si vous consultez le blog Mediapart de Laurent Mucchielli à l’adresse ci-dessous.
Bernard Fischer
https://blogs.mediapart.fr/laurent-mucchielli/blog/060620/les-chiffres-de-la-mortalite-liee-au-covid-19-premier-bilan
Pourquoi ces différences de mortalité ?
L’explication généralement avancée est que, dans un certain nombre de départements, le système hospitalier a été débordé par l’afflux des patients durant une période critique autour du pic épidémique.
Nous proposons ci-dessous trois manières de tester cette idée largement répandue. Pour ces trois tests, la procédure utilisée est la suivante.
Un graphique dit de corrélation permet un jugement sur le profil du phénomène. Les valeurs de la variable à expliquer, ici la mortalité, sont placées sur l’axe vertical, dit des ordonnées, et celles de la variable explicative à tester, par exemple le taux d’hospitalisation, sur l’axe horizontal des abscisses. Chaque département est symbolisé par un point de coordonnées. Si la liaison est avérée, les points du graphique seront à peu près alignés. Si cette liaison est positive, les deux variables évoluent dans le même sens, le nuage de points sera orienté vers le haut. A l’inverse, en cas de liaison négative, l’orientation sera descendante.
Une droite ou une courbe d’ajustement est calculée. Ici seul l’ajustement linéaire est réalisé. Cette droite passe par le point moyen du nuage et au plus près de chaque point. Sa pente dépend de l’échelle choisie pour chacune des deux variables. Si cette échelle est équivalente, une liaison linéaire se traduirait par une pente de un. Chaque accroissement en ordonnée se traduit par une variation proportionnelle en abscisse. Plus cette pente est inférieure à un, plus la liaison est faible.
Un coefficient de détermination mesure la force de la liaison entre les ordonnées et les abscisses. Le coefficient utilisé dit de Bravais-Pearson permet de décider si, avec un risque d’erreur, habituellement de cinq pour cent, il est possible d’accepter ou de refuser l’hypothèse selon laquelle la variable de la mortalité est expliquée par la dimension sous revue en abscisse. Ce coefficient varie entre plus un, liaison rigide et de même sens, et moins un, liaison de sens contraire, un coefficient nul indiquant une absence complète de liaison entre les deux variables. L’appréciation de ce coefficient dépend du nombre de mesures, ici une centaine, et du seuil d’erreur accepté, habituellement de cinq pour cent, et elle se fait à l’aide de tables de valeurs seuils.
Nous allons examiner successivement, l’influence sur la mortalité à l’hôpital de l’intensité du pic, de la gravité supposée des cas et de la date de l’afflux des patients.
Certains hôpitaux ont connu des afflux spectaculaires de malades et leurs services d’urgence ont parfois été débordés, notamment dans la région parisienne et dans l'est. Cet engorgement pourrait-il expliquer un taux de mortalité à l’hôpital plus élevé dans ces départements ?
Une des données mises en ligne permet de mesurer l’intensité de l’épidémie, le nombre de malades hospitalisés à la date de l’afflux maximum. En rapportant cet effectif à la population totale du département, on obtient le taux d’hospitalisation au moment du pic épidémique. En quelque sorte, ce taux mesure l’intensité du stress auquel a été soumis le système hospitalier dans le département considéré.
On examine la corrélation entre ce taux et la mortalité finale, le nombre de morts à la date du Dimanche 31 Mai 2020 rapporté au total des hospitalisés durant toute l’épidémie. Un premier graphique illustre ce calcul. Chaque département est figuré par un point avec en abscisses le taux d’hospitalisation au pic, la variable supposée explicative, et, en ordonnées, le taux de mortalité.
Le nuage est très dispersé. Le taux de corrélation est non significatif, un pour mille, alors que, pour quatre vingt seize mesures, d’après la table de Fisher et Yates, ce taux devrait être au minimum égal à deux pour mille pour pouvoir affirmer, avec moins de cinq pour cent de chances de se tromper, qu’une liaison existe entre les deux variables. Autrement dit, l’intensité du pic ne peut pas expliquer les différences de mortalité entre départements.
De plus, ce nuage est proche de l’horizontale. Etant donnée l’échelle choisie, si la hauteur du pic expliquait la mortalité à l’hôpital, tous les points devraient être grossièrement alignés selon la première diagonale du tableau. Sur le graphique, est portée en pointillés, la droite d’ajustement de la mortalité en fonction de l’intensité de l’hospitalisation. L’intérêt de cette droite est de signaler les départements avec une mortalité élevée, en fonction du stress subi au moment du pic, ou faible, en dessous. Cette droite est légèrement orientée vers le haut. On ne peut donc pas totalement écarter l’idée que, pour un petit nombre de départements, l’afflux des malades a pu entraîner un léger surcroît de mortalité.
Cependant, il a également été objecté que beaucoup de départements ont eu peu d’hospitalisés et que ces faibles valeurs pouvaient perturber le phénomène. Pour examiner cette objection, il est possible de réduire l’analyse aux départements ayant eu le plus d’hospitalisés au moment du pic. Un deuxième graphique présente le même tableau réduit aux seize départements qui ont fait face au plus gros afflux de malades.
Naturellement, on remarque que la hauteur du pic varie considérablement. Elle est trois fois plus élevée à Paris ou dans le Val-de-Marne que dans le Nord et deux fois plus que dans les Bouches-du-Rhône. Toutefois, la dispersion du nuage est considérable, ce qui amène un taux de corrélation nul. Par conséquent, pour les principaux départements touchés par l’épidémie, la thèse selon laquelle l’intensité du pic d’hospitalisation expliquerait les différences de mortalité ne peut être retenue.
Pour l’Ile de France, sous réserve des transferts de malades entre départements, on doit retenir que Paris a une mortalité supérieure au Val-de-Marne tout en ayant affronté un pic un peu moins fort et que la Seine-Saint-Denis est dans la tendance moyenne. En termes de mortalité, elle est dépassée par le Val-d’Oise et par la Seine-et-Marne qui ont pourtant connu un pic nettement moins fort. Sauf à admettre un transfert massif des malades les plus graves vers des hôpitaux d’autres départements, il est donc impossible d’affirmer que ce département, le plus pauvre de France, aurait connu une surmortalité significative par rapport au reste de la métropole et même de l’Ile-de-France.
Trois départements franciliens se singularisent par une mortalité significativement inférieure à la moyenne, les Hauts-de-Seine, les Yvelines et l'Essonne. Le premier a connu un pic épidémique un peu inférieur à celui de Paris mais il affiche une mortalité de vingt pour cent plus faible par rapport à la capitale. Pour l’Essonne, cet écart est de vingt cinq pour cent, ce qui est considérable. Il faut donc examiner d’autres facteurs pour expliquer la surmortalité parisienne par rapport au reste de l’Ile de France.
Le graphique signale une fois de plus la position singulière des Bouches-du-Rhône avec une mortalité inférieure de trente huit pour cent à celle de Paris. Certes l’intensité du pic y a été nettement inférieure à celle enregistrée dans la plupart des principaux départements touchés par cette épidémie. Mais, même en tenant compte de cet effet possible, la mortalité dans les Bouches-du-Rhône est inférieure de trente pour cent à la valeur attendue, équivalente à celle de la Seine-et-Marne, et pratiquement deux fois moindre que celle de l’Oise. Avec un pic épidémique à peine supérieur, le Rhône a une mortalité de vingt pour cent supérieure à celle des Bouches-du-Rhône.
De nombreux commentaires ont également mis l’accent sur la gravité des cas, affirmant que, dans certains départements, où les hôpitaux n’étaient pas saturés, on aurait accueilli des cas moins graves que dans les départements au cœur de l’épidémie où les services de réanimation étant saturés, les cas moins graves n’auraient pu être traités.
Les statistiques mises en ligne comprennent, au jour le jour, le nombre des malades pour coronavirus placés en réanimation par département. Certes, on ne connaît pas le nombre de lits disponibles en réanimation, ni le nombre total de lits disponibles. Il n’est donc pas possible de calculer un taux de saturation. Il est toutefois possible d’estimer le poids des cas les plus graves en rapportant le nombre de personnes en réanimation au total des hospitalisés à la même date. On obtient ainsi un taux d’hospitalisation en réanimation. Pour cette comparaison entre départements, la date du pic épidémique est également utilisée. Autrement dit, au paroxysme de l’épidémie, quelle était la proportion des patients en réanimation et cette proportion a-t-elle une relation avec la mortalité finale enregistrée dans le département ?
Pour l’ensemble du pays, la moyenne des patients hospitalisés placés en réanimation au moment du pic épidémique était de vingt deux pour cent. La distribution s’étale de cinquante pour cent, dans le Tarn-et-Garonne, à huit pour cent, dans l'Indre et les Hautes-Pyrénées.
Les calculs et leur présentation sont les mêmes que précédemment, dans un troisième tableau.
Le taux de corrélation est nul. Il n’y a aucune relation entre la proportion de patients placés en réanimation et la mortalité finale. Aucune droite d’ajustement ne peut être tracée.
Le graphique montre que la Meurthe-et-Moselle s’est trouvée dans une situation singulière par rapport aux autres grands départements. Dans ce cas particulier, l’hypothèse d’un débordement entraînant un surcroît de mortalité ne peut être écartée. En revanche, pour la Moselle ou l’Oise, il faut chercher ailleurs l’explication d’une surmortalité anormale par rapport à la moyenne nationale. Enfin, il n’est pas possible d’affirmer que, dans les Bouches-du-Rhône, on aurait hospitalisé moins de cas graves que dans le reste de la France. Au contraire, la proportion de patients en réanimation au moment du pic épidémique y est supérieure à la moyenne nationale.
Enfin, on peut penser qu’une circulation précoce du virus peut expliquer ces différences de mortalité à l’hôpital. Il s’agissait d’affronter une maladie largement inconnue. Il semblerait logique que la mortalité ait été plus forte dans les premiers départements qui ont affronté la vague épidémique, les suivants bénéficiant d’une meilleure connaissance et d’une meilleure maîtrise des traitements possibles.
La variable temps étant mesurée de manière discontinue, contrairement à la mortalité, on recourt au coefficient de corrélation de rang, appelé coefficient de Spearman, qui permet de savoir s'il existe une relation entre le rang des observations pour les deux caractères, les valeurs seuils sont les mêmes que pour le coefficient de Bravais-Pearson utilisé précédemment.
Par exemple, dans l’Ain, le pic se situe le 18 avril 2020, ce qui en fait le soixante seizième, son taux de mortalité de dix sept pour cent le place au cinquante- septième rang. La différence entre les deux classements est de dix neuf.
Le cumul de ces écarts aboutit à une corrélation négative. Ce taux est légèrement inférieur au minimum nécessaire pour pouvoir affirmer, avec moins de cinq pour cent de chances de se tromper, qu’une liaison existe entre les deux variables. De plus cette faible liaison est négative, contrairement à l’intuition selon laquelle plus le pic a été précoce, plus la mortalité a été faible, comme si, à la phase initiale de mobilisation et d’expérimentation, avait succédé une sorte de fatalisme, voire de démobilisation.
Toutefois, cette tendance est loin d’être générale et d’autres facteurs devront donc être pris en compte. L’identification des départements anormaux pourra aider à les identifier. D’un côté, on trouve les départements d’outre-mer, la Lozère, les Pyrénées-Atlantiques, la Haute-Corse, les Hautes-Alpes, le Vaucluse et la Haute-Garonne. Bien qu’atteints précocement par l’épidémie, ces départements ont eu des taux de survie à l’hôpital tout à fait remarquables.
A l’opposé, l’Indre, le Cher, l’Eure, le Lot, la Saône-et-Loire, l’Oise et la Manche, bien qu’atteints tardivement par l’épidémie, ont eu des taux de mortalité significativement supérieurs à la moyenne nationale.
Avec Paris, les Bouches-du-Rhône et la Haute-Garonne, ces départements singuliers pourraient peut-être éclairer les différences considérables de mortalité ? En tout cas une conclusion s’impose, les écarts de mortalité sont trop importants pour qu’on puisse affirmer que les malades atteints de coronavirus ont tous été traités de la même manière dans les principaux hôpitaux français.
Chaque pays est tenu de déclarer à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), les causes des morts. Par convention, le nombre de morts dans lesquels le coronavirus a été impliqué est rapporté à la population totale et exprimé par millions d’habitants.
Écartons d’emblée une objection souvent entendue. Certains pays dissimuleraient une partie de la mortalité en enregistrant des morts sous d’autres rubriques, par exemple arrêts cardiaques et Accidents Vasculaires Cérébraux (AVC). En fait, dans tous les grands pays, les statistiques démographiques sont réalisées par des organismes indépendants de qualité qui suivent les mêmes conventions en la matière.
A l’inverse, en France il règne pas mal de flou autour de la mortalité en dehors des structures hospitalières. En fait, le chiffre de quatre cent quarante et un morts par million, généralement publié dans la presse, ne porte que sur le nombre de morts enregistrés dans les hôpitaux et les EHPAD. Si l’on intègre une estimation de la mortalité à domicile et dans les maisons de retraite, le coronavirus a été associé en France à au moins trente huit mille morts, soit cinq cent quatre vingt morts par millions d’habitants. La mortalité française est donc comparable à celle enregistrée en Italie, au Royaume-Uni et en Espagne et elle n’est dépassée que par celle de la Belgique.
En revanche, la mortalité française pour coronavirus a été quatre à cinq fois plus élevée qu’au Portugal ou en Allemagne et deux fois et demie plus élevée qu’en Suisse ou au Canada. L’Allemagne a un budget santé comparable à la France. C'est un pays nettement plus vieux qui devrait donc avoir une mortalité plus élevée.
Or le confinement en Allemagne ou au Portugal a été moins strict et moins long qu’en France. La comparaison est également éclairante avec la Corée et le Japon. Comme l’Allemagne, le Japon est nettement plus âgé que la France, pourtant les bars et les restaurants sont restés ouverts pendant toute la crise, les écoles n’ont été que très brièvement fermées, l’économie a fonctionné normalement et le nombre des morts pour coronavirus a été presque cent fois plus faible qu’en France.
Dès lors, un constat est inévitable. La population française s’est vu imposer des contraintes beaucoup plus fortes que dans les autres grands pays et manifestement ces contraintes n’ont pas eu l’effet attendu sur l’épidémie et sur le bilan final. Nous pouvons même nous demander si elles n’ont pas plutôt été contre-productives.
L’épidémie de coronavirus a donc fait en France au moins trente huit mille morts à la date du Dimanche 31 Mai 2020 mais, selon l’INSEE, à la date du 30 avril 2020, le surcroît de mortalité par rapport aux années antérieures est de l’ordre de vingt deux mille à vingt six mille morts.
Notre analyse statistique montre que, pour la France, aucune des justifications habituellement avancées ne peut expliquer les écarts considérables constatés dans les taux de mortalité à l’hôpital, afflux des patients, débordement des capacités hospitalières et plus ou moins grande gravité des cas hospitalisés.
Il est donc impossible d’affirmer que les hôpitaux français ont tous traité de la même manière les malades, ce qui pose quelques questions dérangeantes.
Comment expliquer que les malades hospitalisés pour coronavirus sont morts deux fois plus à Paris qu'à Toulouse ou qu'en outre-mer ? Pourquoi est-on mort deux fois plus dans les hôpitaux mosellans, ou de Meurthe-et-Moselle, que dans ceux du Var ou des Bouches-du-Rhône, ou encore deux fois plus dans la région parisienne que dans les Bouches-du-Rhône et pourquoi une différence de près de cinquante pour cent de mortalité entre des départements voisins comme le Var et les Alpes-Maritimes, voire d'un à trois entre la Haute-Corse et la Corse-du-Sud ?
Pourquoi la mortalité à Paris est-elle significativement plus élevée que dans le reste de l’Ile-de-France et dans la plupart des départements de province, alors que les hôpitaux parisiens sont richement dotés et que les plus grands spécialistes y travaillent ?
Bien sûr, il serait intéressant d’examiner cette situation au niveau des hôpitaux. Les résultats seraient sans aucun doute encore plus contrastés, mais il n’existe pas à ce niveau de transparence.
Tous ces constats et ces questions, s’agissant d’une même pathologie, touchant des personnes au profil assez comparable, ne peuvent renvoyer qu’au système de soins, aux pratiques mises en œuvre et surtout aux traitements.
A l’heure du bilan définitif, il faudra comprendre pourquoi une partie du système hospitalier français a semblé dépassé, spécialement au cœur même de ce système dans les établissements les plus prestigieux, alors qu’une autre partie a fait face à l’épidémie avec plus de succès.
Enfin, le questionnement de l’action gouvernementale ne pourra pas être esquivé. En effet, au mois de mars 2020, les autorités françaises se sont posées en chefs de guerre face à l’épidémie. Elles ont eu recours à un confinement général extrêmement dur pour tenter de ralentir la diffusion du virus dans le pays. De plus, les autorités ont mis sur la touche la médecine de ville. Elles ont interdit aux médecins de prescrire certains médicaments et aux pharmaciens de les délivrer. Elles ont levé le secret médical et elles ont obligé les médecins à transmettre à l’administration le nom des patients atteints de coronavirus. Elles ont édicté une réglementation sanitaire tatillonne. Elles ont mis l’économie quasiment à l’arrêt et elles ont obéré pour longtemps l’équilibre de l’assurance maladie et de l’assurance chômage sans parler des coups très durs portés au système scolaire.
Or, comme nous l’avons montré, toutes les données empiriques disponibles suggèrent que cette politique n’a pas eu d’effet sur la dynamique de l’épidémie ni sur la mortalité finale, mortalité très lourde par rapport à la plupart des autres grands pays comparables.
Les pays qui ont obtenu les meilleurs résultats face à l’épidémie, ont adopté une attitude exactement opposée, prévention, spécialement protection spécifique pour les personnes à risques, dépistage systématique, particulièrement du personnel soignant, mise à l’écart des malades et soins précoces, souvent avec des traitements comparables à ceux interdits en France. Ces pays ont fait confiance au corps médical et aux citoyens. Ils se sont bien gardés de mettre entre parenthèse les libertés publiques et ils n’ont pas plongé leur économie et leurs assurances sociales dans une crise sans précédent.