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Ai Fen, l'autre lanceuse d'alerte de Wuhan
Les internautes chinois se démènent pour faire circuler, malgré la censure, l'interview d'un médecin sanctionné pour avoir informé ses collègues du danger du virus.
Elle s’appelle Ai Fen et la fatigue creuse ses traits au-dessus de son masque. L'interview de ce médecin chevronné, publiée Mardi 10 Mars 2020 dans le magazine chinois People, est venue gâcher la débauche d’auto congratulation du Parti Communiste Chinois (PCC) face à la baisse des contaminations au coronavirus en Chine. Ai Fen est la patronne du service des urgences de l'hôpital central de Wuhan, situé à quelques kilomètres du marché aux poissons considéré comme l’épicentre de l’épidémie. Le 30 décembre 2019, elle prend connaissance du résultat d’analyses d'un des nombreux patients hospitalisés depuis trois semaines avec une infection pulmonaire inconnue. Coronavirus du Syndrome Respiratoire Aigu Sévère (SRAS), conclut le laboratoire pékinois, qui a cru reconnaître le SRAS apparu en Chine en 2003, qui avait fait huit cent morts dans le monde et qui avait déclenché une modernisation du système de santé chinois. Ai Fen prévient immédiatement le département de contrôle des maladies infectieuses et elle sonne l’alarme auprès des chefs de service sur la circulation d’un virus inconnu et inquiétant.
Ai Fen fait une capture d’écran du rapport du laboratoire, elle entoure le mot SRAS en rouge et elle la fait suivre à une collègue, qui la fait circuler. Li Wenliang, un jeune ophtalmologue de l’hôpital, poste l’image sur un groupe de messagerie d'amis médecins en les exhortant à se protéger, d'autant que le patient dit ne pas avoir fréquenté le marché aux poissons. Dans les heures qui suivent, Ai Fen est sévèrement réprimandée par le bureau disciplinaire de l’hôpital, qui l'accuse d'avoir nui à la stabilité. « On m’a demandé de n’en parler à personne, même pas à mon mari. J’avais l’impression que, à moi toute seule, j’avais ruiné l’avenir de Wuhan. J’étais désespérée », confie-t-elle au magazine, « on dit que je suis une lanceuse d’alerte, mais je n’ai fait que mon travail ». Comme sept autres médecins, Li Wenliang est sanctionné, puis convoqué par la police pour divulgation de fausses rumeurs.
Le 31 décembre 2019, le gouvernement chinois alerte l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) sur le fait qu’un virus proche du SRAS a émergé. Le premier janvier 2020, Ai Fen reçoit un directeur d’un petit centre de santé qui a très certainement été contaminé par ses patients.
Mais pendant encore trois longues semaines, Wuhan, grande ville universitaire et industrielle du centre de la Chine, est laissée dans l’ignorance. L'information est censurée, aucune mesure de protection n'est conseillée. Selon les témoignages recueillis par Caixin, un autre journal chinois, « le responsable du PCC en charge de l’hôpital ne comprenait pas vraiment ce qu’est une maladie infectieuse et il avait interdit aux médecins de faire circuler les informations de santé publique sensibles ». Dans le monde bureaucratique communiste, où règnent la peur de la punition et le mensonge, des consignes sont données pour qu’aucun cas de coronavirus ne soit enregistré durant la tenue de deux réunions du PCC, du 12 janvier au 17 janvier 2020, pour ne pas gâcher l’ambiance, ironisait alors auprès de Libération une journaliste locale. Toujours selon Caixin, l’hôpital central reçoit même l’ordre de maquiller des rapports. De son côté, Ai Fen affirme que, sur le dossier médical d’une infirmière tombée malade, le mot pneumonie virale a été remplacé par le mot infection. Jusqu’au 20 janvier 2020, la transmission interhumaine est niée par les autorités. Seuls les patients qui ont fréquenté le marché aux poissons sont traités comme malades du coronavirus, les autres patients affluent dans les hôpitaux généraux, sans procédure particulière.
Au début du mois de mars 2020, les urgences de l'hôpital central, où se sont pressés jusqu’à mille cinq cent malades par jour, a retrouvé son rythme habituel lorsque le reporter de People, journal respecté publié par une maison d’édition d'état, rencontre Ai Fen. Mais le bilan est lourd pour l’équipe. Plus de deux cent soignants ont été contaminés, quatre soignants sont morts et plusieurs autres soignants sont dans un état grave. Ai Fen voudrait remonter le temps, « si mes collègues avaient été prévenus plus tôt, ils ne seraient pas morts. Si j’avais su comment l’épidémie allait évoluer, je serais passée outre la réprimande. J’en aurais parlé partout ».
Le 10 mars 2020, le nombre de nouvelles contaminations en Chine est en très forte baisse, alors que l'épidémie se répand dans le reste du monde. Le président Xi Jinping se rend à Wuhan pour la première fois, déjà proclamé vainqueur de la guerre du peuple contre le virus. Alors que la propagande d'état se démène pour vanter la supériorité de la réponse chinoise et pour effacer les graves erreurs des premières semaines, la confession d’Ai Fen fait tache. People, qui faisait sa une sur les docteurs de Wuhan, est interdit. Les internautes chinois entament alors une course de vitesse pour contourner la très puissante police cybernétique.
L’article circule sur les réseaux sociaux grâce à des captures d’écran des pages, ou avec un faux titre en anglais, ou encore en pinyin, une transcription du mandarin en alphabet latin, ou truffé de fautes. Les censeurs les suppriment aussi.
Alors, des versions tournent en morse, en émojis et en n’importe quelle langue que les lecteurs passeront dans un logiciel de traduction. Certains poussent le jeu jusqu’à le coder mathématiquement, ou le traduire en martien, un langage de geeks chinois datant des débuts d'internet.
Trois jours après, il semble que les censeurs ont gagné la bataille. Lorsque Li Wenliang, le collègue d’Ai Fen, est mort du virus le 6 février 2020, un rare vent de colère avait soufflé sur les réseaux sociaux, avec le mot d’ordre « nous voulons la liberté d’expression ». Le pouvoir avait mis cinq heures à éteindre l’incendie, puis il avait récupéré la figure du jeune médecin pour en faire un héros national. Ai Fen, elle, est bien vivante. Et elle parle.