https://cahiersdumouvementouvrier.org/au-fil-des-semaines/henryk-erlich/
https://alencontre.org/debats/debat-le-sionisme-est-il-un-mouvement-liberateur-democratique-par-henryk-erlich.html
Le sionisme est-il un mouvement libérateur démocratique
La réponse du bundiste Henryk Erlich à Simon Doubnov en 1938
Par Jean Jacques Marie
En 1938, une délégation sioniste, composée de David Ben Gourion, Vladimir Jabotinski et Itzak Grynbaum, se rend en Pologne, alors dirigée par un gouvernement ultra-nationaliste, profondément réactionnaire et antisémite. Leur objectif est de convaincre le maximum des juifs polonais de quitter la Pologne et d’en discuter entre autres avec les autorités polonaises elles-mêmes et les cercles réactionnaires désireux de bouter le maximum de juifs hors de Pologne. Cette visite qui reçoit l’approbation du grand historien Simon Doubnov, auteur d’une monumentale histoire moderne du peuple juif, suscite une réponse vigoureuse du dirigeant du Bund Henryk Erlich, membre de la direction de l’Internationale socialiste, par ailleurs gendre de Simon Doubnov dont il avait épousé la fille Sofia Doubnova. Nous traduisons ici le long extrait publié dans le livre d’Emanuel Nowogrodzki, The Jewish Labor Bund in Poland.
Pour en saisir la portée il faut se rappeler que le gouvernement polonais de l’époque tente à toutes forces de bouter le maximum de juifs hors de Pologne. Le 15 février 1938, le député Huten-Czapski propose la création d’un sous-secrétariat d’état pour l’émigration des juifs. L’historien Pawel Korzec note que « le sociologue et juriste éminent Léon Petrazycki, dans une séance du sénat polonais, après avoir assuré qu’il n’était animé par aucun sentiment contre les juifs, estime néanmoins que le sort des juifs en Pologne est joué. Il prévoit que leur situation empirera de mois en mois et d’année en année et qu’ils devront se résoudre à l’émigration. Il reproche encore aux juifs de ne pas comprendre la situation et de tenter envers et contre tout de résister à une nécessité historique ».
Dans la foulée, le 20 septembre 1938, alors qu'Adolf Hitler prépare le dépeçage de la Tchécoslovaquie, auquel le gouvernement polonais participera, modestement mais fermement, en occupant la région de Teschen, l’ambassadeur polonais en Allemagne Josep Lipski rend visite à Adolf Hitler qui le reçoit aimablement et lui déclare qu’il comprend tout à fait l’aspiration de la Pologne à acquérir des colonies pour y envoyer ses sujets juifs. Ironie cruelle de l’histoire, quelques semaines plus tard, les nazis raflent quinze mille juifs polonais installés en Allemagne et les expédient en Pologne.
Cette véritable chasse aux juifs débouche sur un projet de loi sur l’émigration forcée destiné à être soumis au parlement polonais dont Pawel Korzec donne le résumé suivant, « aux termes de ce projet, le conseil des ministres établirait chaque année une liste de cinquante à cent mille juifs qui seraient contraints de quitter le pays dans l’année. La sélection serait faite au niveau régional par une commission spéciale d’émigration composé de représentants de l’administration, de la communauté juive et de la population non juive. Le financement de toute cette procédure serait à la charge des juifs de Pologne et de l’étranger ».
C’est dans ce climat que se déroule la visite des trois dirigeants sionistes cités ci-dessus pour obtenir des cercles polonais dirigeants l’envoi de juifs polonais en émigration.
Henryk Erlich et les autres dirigeants du Bund, dont Victor Alter, se battent, eux, pour que les juifs polonais aient les mêmes droits que les autres polonais, combat qu’il mènent en même temps que la défense des travailleurs juifs doublement opprimés en tant que travailleurs et en temps que juifs.
Certains jugent ce combat perdu d’avance et objectent que si les juifs polonais avaient répondu à l’appel des sionistes et du gouvernement polonais à quitter la Pologne, ils auraient échappé au massacre organisé ensuite par les nazis, présenté comme inéluctable. C’est oublier un fait incontournable. L'invasion de la Pologne par Adolf Hitler est le premier acte de la marche nazie vers l'est, c’est-à-dire vers l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), pour détruire le bolchevisme, ou plus exactement ce que les propagandistes nazis, après les leaders des russes blancs, appelaient le judéo-bolchevisme.
Or cette marche vers l'est a été systématiquement encouragée au cours des années 1930 par la bourgeoisie anglaise, dignement représentée en particulier par Neville Chamberlain et par le comte d'Halifax, et sa vassale la bourgeoisie française. Ces deux bourgeoisies voulaient à toute force garder leur précieux empire colonial, menacé à leurs yeux par le bolchevisme, malgré la dégénérescence bureaucratique stalinienne, toujours incarné par l’URSS, dont elles souhaitaient la destruction. Ces deux bourgeoisies voulaient donc à toute force pousser Adolf Hitler vers l'est . Elles y voyaient un double avantage, détourner les nazis de leur propre empire à elles et leur confier la tâche de détruire le foyer mondial du bolchevisme, seul courant politique à l’origine, avant la dégénérescence stalinienne trop souvent ignorée, historiquement favorable à l’émancipation des peuples colonisés que la social-démocratie voulait maintenir sous le giron de sa bourgeoisie nationale.
Tel est le sens du traité de Munich du 30 septembre 1938. Mais pour attaquer l’URSS, il fallait pour des raisons géographiques évidentes passer sur le cadavre de la Tchécoslovaquie et de la Pologne. Les gouvernements français et anglais se gardent bien de gêner Adolf Hitler dans cette double entreprise. Ainsi ils cautionnent le dépeçage puis, plus discrètement, l’invasion de la Tchécoslovaquie et, s’ils déclarent la guerre à l’Allemagne au lendemain de l’invasion, au début du mois de septembre 1939, ils se gardent bien d’entreprendre la moindre opération militaire qui pourrait gêner le leader nazi. C’est ce que l’on appela alors la drôle de guerre qui permit à Adolf Hitler de concentrer toutes ses forces contre la Pologne, balayée en trois semaines, premier acte d’une entreprise dont le second acte devait être l’attaque de l’URSS différée par le pacte entre Adolf Hitler et Joseph Staline, dont Adolf Hitler avait besoin pour attaquer la Pologne. La drôle de guerre anglo-française est ainsi le prologue du massacre des quelques trois millions de juifs polonais.
Fait beaucoup plus décisif encore, la solution finale est le produit direct de la guerre, souhaitée par les bourgeoisies mondiales, contre l’URSS, considérée par Adolf Hitler comme le centre mondial du judéo-bolchevisme. Jusqu’à la fin 1941 en effet, la politique juive des nazis, très proche de celle du gouvernement polonais en 1938 et en 1939 visait à chasser les juifs ailleurs. Ils envisagent alors l’envoi massif des juifs allemands à Madagascar. Joseph Goebbels l’évoque au mois de juillet 1940, « plus tard nous avons l’intention d’expédier les juifs à Madagascar ». Soulignant un peu plus tard la volonté des nazis de faire de la Pologne « un grand réservoir de travail à notre profit », Joseph Goebbels ajoute que « plus tard nous repousserons les juifs encore une fois hors de ce territoire ». Encore le 18 décembre 1941, juste à la veille du déclenchement de la solution finale, dont il n’est pas encore informé, il note dans ses carnets que « les juifs doivent avant tout quitter le territoire du Reich. Tous les juifs doivent être transférés à l'est ».
Au lendemain de l’invasion de la Pologne par la Wehrmacht, Henryk Erlich et son camarade Victor Alter se réfugient en URSS. Le NKVD les arrête, les incarcère à la Loubianka et les accuse d’avoir été envoyés par les services secrets polonais pour organiser des attentats. Au mois de juillet 1941, peu après l’invasion de l’URSS par la Wehrmacht, il les condamne à mort mais ne les exécute pas. Lavrenti Beria tente alors, sur demande de Joseph Staline, de mettre en place un comité mondial antifasciste destiné à mobiliser les juifs du monde entier contre l’envahisseur. Sur ordre de Joseph Staline il fait libérer les deux bundistes et les invite à collaborer à la mise en place du projet de comité antifasciste juif. Les deux bundistes rédigent une déclaration de principe expliquant que le danger que le nazisme fait peser sur l’humanité menace les juifs plus encore que les autres peuples. Ils proposent de former en URSS un comité juif contre les nazis, composé de sept représentants des populations juives de pays sous la domination nazie et d’un représentant des populations juives de l’URSS, des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne. Leur comité devrait coopérer avec les gouvernements et les ambassades des pays ayant une nombreuse population juive pour combattre l’hitlérisme et tisser « un lien permanent avec la population juive des pays réduits en esclavage par l’hitlérisme ».
Joseph Staline a dû juger exorbitante cette proposition d’une internationale juive antifasciste dirigée par deux dirigeants juifs polonais de l’Internationale Socialiste, installée à Moscou mais échappant au contrôle du Kremlin. Le 4 décembre 1941, il fait emprisonner puis condamner à mort Victor Alter et Henryk Erlich, mais se demande sans doute si les deux hommes ne pourraient pas être encore utiles, car il diffère l’exécution de la décision. Henryk Erlich se pend dans sa cellule le 12 mai 1942 et Victor Alter sera fusillé le 17 février 1943. La propagande stalinienne répondra à l’émotion suscitée aux Etats-Unis et ailleurs par leur disparition en les accusant de défaitisme face aux nazis.
Quant à Simon Doubnov, il avait quitté l’URSS en 1922, émigré en Lituanie puis en Allemagne, avant de se réfugier en 1937 à Riga où les soviétiques le laissent en paix quand ils envahissent la Lettonie mais où les nazis l’assassinent dès leur arrivée au mois de juillet 1941.
Le texte ci dessous d'Henryk Erlich revêt une actualité supplémentaire au moment où le gouvernement polonais, dans sa tentative négationniste d’effacer le souvenir de l’antisémitisme brutal des gouvernements polonais et de l'église des années 1930, annule une rencontre prévue avec le chef du gouvernement israélien et trois autres chefs de gouvernement européens réactionnaires au motif que le ministre des affaires étrangères israélien avait évoqué à la veille de la rencontre prévue cette page peu glorieuse.