Pour Sama, de Waad al-Kateab, une femme au cœur de la guerre en Syrie
Mercredi 9 Octobre 2019
Dans Pour Sama, Waad al-Kateab filme cinq années de vie à Alep, des premières manifestations aux derniers mois de siège, mais aussi son histoire à elle, d'amour et de résistance. Elle livre un documentaire exceptionnel, primé à Cannes, dont nous ressortons bouleversés et assommés. Terriennes l'a rencontrée lors de son passage à Paris.
Dans l’entrée du lobby de l’hôtel Marriott, place de la République à Paris, Waad al-Kateab enchaîne les interviews depuis le matin avec les journalistes, veste noire élégante, petit bout de femme posée sur un canapé beige design. Cela fait déjà plusieurs mois qu’elle parcourt les quatre coins du globe pour présenter Pour Sama, son documentaire choc sur la survie des syriens d’Alep.
Malgré la fatigue, les cernes à peine dissimulés, elle ne montre aucune lassitude et ses beaux yeux verts ont gardé une détermination intacte et une rage froide. L’insoumise de vingt huit ans veut témoigner, expliquer et dénoncer, coûte que coûte.
De 2011 à 2016, elle a filmé les débuts des manifestations à l’université d’Alep, la vie dans les zones libérées, les ravages des bombardements russes déchiquetant les corps des enfants et l’impitoyable siège des quartiers rebelles par l’armée syrienne. Son documentaire s’adresse à Sama, sa petite fille, aujourd’hui âgée de trois ans.
Waad al Kateab a le journalisme dans le sang dès l’âge de quinze ans. Avec ses parents, elle est abreuvée de nouvelles des chaînes satellitaires, al Jazeera et la British Broadcasting Corporation (BBC). « Nous ne regardions jamais la télévision gouvernementale, qui ne racontait que des mensonges. Les services de sécurité avaient même leur mot à dire sur la météo. Quand elle prévoyait du beau temps, nous savions qu’il ferait mauvais », plaisante Waad al Kateab.
Encore adolescente, elle rêve de faire des reportages sur la Palestine et de trimbaler une caméra à travers le monde pour dénoncer les injustices. C’est trop risqué, jugent ses parents, « ils m’ont dit de faire d’autres études et, plus tard, tu pourras faire du journalisme, mais sûrement pas en Syrie. Ils étaient inquiets ».
C’est donc résignée que Waad al Kateab entame des études de marketing au campus universitaire d’Alep. Mais comme elle est têtue, elle prend quand même des cours d’allemand dans l’optique de devenir reporter à Berlin. Quelques mois après son entrée à l’université, des manifestations éclairs éclatent à l’université, au printemps 2011. La tranquille Alep met plus de temps que d’autres villes syriennes à embrasser la cause révolutionnaire.
Pourtant, les étudiants se mobilisent rapidement en soutien à Deraa, où la contestation a germé. Le cousin de Waad al Kateab a filmé la première protestation à l’université de littérature. Ils ne sont alors qu’une quinzaine. Waad al Kateab s’agace, « pourquoi tu ne m’as pas dit qu’il y avait une manifestation ».
Elle ne manque en revanche pas la deuxième manifestation au mois d’avril 2011, devant l’imposant bâtiment de la librairie centrale, puis toutes celles qui suivront. Comme de nombreux étudiants, elle commence à filmer les protestations avec un rudimentaire téléphone Nokia.
« Nous n’avions pas des Samsung élaborés comme aujourd’hui », sourit Waad al Kateab en désignant son smartphone, « la télévision officielle ressassait qu’il ne s’était rien passé. Filmer, c’était la seule façon de montrer que les manifestations existaient vraiment. Nous ne voulions plus nous taire ». Un ami lui fournit plus tard une caméra Sony.
Au début de l’année 2012, Alep se réveille et les grandes manifestations deviennent quotidiennes. Waad al Kateab reçoit une petite formation en journalisme et elle réalise son premier petit documentaire pour la chaîne d’opposition syrienne Orient News. Au mois de mai 2012, les étudiants hissent le drapeau de la révolution sur le bâtiment de l’université.
Puis tout s’accélère. A la fin du mois de juillet 2012, les soldats de l’Armée Syrienne Libre (ASL) prennent des villages autour de la capitale économique de la Syrie et les quartiers populaires d’Alep-Est. A l’époque, la jeune femme vit à Alep Ouest, plus bourgeoise. C’est là que se concentrent les bureaux de la police et des services de renseignement.
Trois mois après les conquêtes de l’ASL, elle décide de rejoindre les quartiers libérés, pour goûter à la liberté. Elle croit au rêve d’une Syrie débarrassée de Bachar al-Assad. Des comités de coordination locaux fleurissent pour gérer le mouvement révolutionnaire.
La journaliste en herbe a rencontré lors des manifestations un jeune médecin, étudiant comme elle. Il s’est rendu aussitôt à Alep Est pour venir en aide aux blessés des combats et pour organiser du ravitaillement médical. Avec plusieurs autres confrères, il décide dès l’hiver 2012 de réhabiliter un ancien hôpital privé, l’hôpital al Quds. Comme il n’a pas pu achever sa spécialisation, il dirige le service des urgences et il met en place un service pédiatrique. Il se fait appeler Hamza al Khatib, du nom d'un adolescent de treize ans torturé à mort dans une prison syrienne, à Deraa. Sa femme veut quitter Alep, il refuse et le couple se sépare. Au fil des mois, le médecin à l’éternel sourire se rapproche de plus en plus de Waad al Kataeb.
Elle crapahute chaque jour dans les quartiers rebelles d’Alep et elle filme tout, les manifestations, les combats, les bombardements et les révolutionnaires qui taguent les murs. Elle filme aussi bien l’horreur, les corps d’une centaine de détenus flottant dans la rivière Qoueyq qui traverse Alep, que des scènes banales et joyeuses du quotidien. Elle enregistre aussi sa vie de famille et celle de ses amis Salam et Afraa. « Je m’obstinais à filmer chaque détail », se souvient-elle, « le régime clamait que nous étions des terroristes, alors qu’il bombardait principalement des civils. Je voulais absolument que l’histoire de notre révolution puisse être racontée. J’avais l’impression que chaque jour pouvait être le dernier et filmer me donnait du courage, le sentiment que notre vie allait durer pour toujours ». En parallèle, la militante s’engage aussi discrètement en politique, devenant l’une des dix déléguées à l’assemblée démocratique qui élit le conseil municipal d’Alep.
Entre temps, Waad et Hamza al Khatib sont devenus plus que des amis et ils se sont installés dans le quartier résidentiel d’al Mashad. A la fin 2013, les barils d’explosifs largués par l’aviation syrienne pleuvent sur des immeubles entiers. Ils décident de déménager au sein de l’hôpital al Quds, où un flot de blessés arrive en continu. Waad al Kateab file parfois un coup de main à l’hôpital, tout en continuant à capturer des images dans des quartiers d’Alep-Est, rebelles et conservateurs, « j’ai été menacée plusieurs fois et des hommes sont venus à l’hôpital demander pourquoi je filmais. Ils n’étaient pas contents de voir une femme avec une caméra dans la rue. Mais ils m’ont aussi souvent vue avec l’équipe médicale et ils ont compris que je ne voulais pas leur nuire. Avec le temps, les choses se sont arrangées ».
En tant que femme, elle peut aussi pénétrer dans l’intimité des familles et capter des moments qu’on voit rarement dans des documentaires de guerre, « elles me livraient leurs sentiments, leurs peurs et leurs envies. Elles me faisaient confiance, alors qu’elles n’auraient pas raconté par exemple leur grossesse à un homme. C’est comme dans notre relation avec Hamza al Khatib, lui préférait cacher ce qu’il ressentait, alors que j’avais besoin de parler de tout ».
La jeune journaliste et le médecin respecté dans tout Alep se marient à la fin de l’année 2014. Lui en costume cravate et elle en robe blanche et bouquet assorti, dans un décor de ballons rouges et sous une pluie de paillettes. La joie illumine leurs visages. « Hamza al Khatib a beaucoup encouragé sa femme à filmer. Ce n’était pas seulement son mari, mais son bras droit. Si elle avait des soucis, il débloquait la situation grâce à ses multiples contacts », raconte Hatem, ancien directeur de l’hôpital pour enfants d’Alep-Est, qui a rejoint en 2016 Hamza al Khatib comme pédiatre à l’hôpital al Quds.
La petite Sama naît le premier janvier 2016. « Avoir un enfant nous a donné encore plus envie de nous accrocher à nos racines, de ne jamais quitter Alep et de nous battre pour notre cause », raconte Waad al Kateab.
L’arrivée de Sama n’a pas entamé sa détermination. « Dès qu’une bombe baril faisait des morts, elle attrapait aussitôt sa caméra et elle laissait Sama à l’équipe médicale. Je lui demandais si sa caméra compte plus que son enfant. Elle me répondait qu’il fallait montrer au monde ce qui arrivait aux enfants et qu’elle n’avait pas le choix », se souvient Hatem. En 2016, il s’est installé au deuxième étage de l’hôpital al Quds, dans une chambre mitoyenne de celle du trio.
Depuis le mois de septembre 2015, l’aviation russe pilonne sans relâche les quartiers rebelles. Waad al Kateab voit arriver à la chaîne aux urgences des corps en sang d’enfants sans vie, le corps recouvert de poussière grise et noirâtre. Elle filme tout, jusqu’à la nausée, « parfois, j’étais tellement écœurée que je voulais éteindre ma caméra, mais c’était plus fort que moi, je ne pouvais pas m’arrêter ».
Une mère qui vient de perdre son enfant lui hurle de désespoir, « ne t’arrête pas de filmer. Filme je te dis ». Dans une série de reportages intitulée Inside Aleppo pour la chaîne britannique Channel Four, la réalisatrice raconte l’horreur quotidienne à l’hôpital al Quds.
Le couple s’accorde chaque mois une respiration de quelques jours pour rendre visite aux parents d’Hamza al Khatib, à la frontière turque. Quand l’hôpital al Quds est frappé au coeur par une bombe baril le 27 avril 2016, ils viennent de partir à Gaziantep voir le père d’Hamza al Khatib, malade. Le bilan de l’attaque est de cinquante cinq morts et de plus de quatre vingt blessés. L’hôpital est déplacé dans un autre immeuble, cinq cent mètres plus loin. C’est à peu près la période où débute le siège d’Alep Est.
« Je leur ai suggéré plusieurs fois de placer Sama en sécurité, qui était angoissée et qui ne régissait pas comme une enfant normale, mais l’un comme l’autre étaient tellement convaincus par leur combat, qu’ils ne songeaient pas une minute à partir », raconte Hatem, qui était aussi le pédiatre de Sama.
Lorsque le siège est levé une première fois, le couple emprunte la route du Castello pour se rendre en Turquie. Mais apprenant que le siège a repris, ils font le pari fou de revenir dans le quartier assiégé de Sukkari, où se situe l’hôpital, « nous ne pouvions pas laisser seuls les habitants d’Alep. C’était plus dur de vivre le siège de l’extérieur que de l’intérieur ». Ils sont accueillis avec des cris de joie et des accolades. « Les dernières semaines, il ne restait presque plus rien à manger. Sama pleurait parce qu’elle voulait manger des bananes. Waad al Kateab s’angoissait parce qu’il n’y avait plus de lait pour sa fille », se souvient Hatem, qui a depuis fondé l’hôpital de l’espoir en Syrie dans la ville de Jarablous.
Au mois de décembre 2016, des négociations sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies (ONU) aboutissent à l’évacuation des derniers habitants d’Alep-Est. Cette fois, Waad al Kateab et Hamza al Khatib ne sont plus maîtres de leur destin. Ils seront restés dans le dernier des neufs hôpitaux aleppins en activité jusqu’au bout. Dans des scènes de drone à couper le souffle, Waad al Kateab, capte les ruines encore fumantes d’Alep et le départ de leur ville tant aimée. Le 21 décembre 2016, dans un froid glacial, le couple fait partie du dernier convoi à quitter Alep. Waad al Kateab est enceinte de cinq mois, « partir était pire que mourir ». Elle camoufle douze disques durs et trois cent précieuses heures de rushs, mais est surtout tétanisée à l’idée qu’Hamza al Khatib soit arrêté aux check-points contrôlés par le régime. Car son visage est connu. Finalement, la petite famille passe sans encombre et elle rejoint une semaine plus tard la Turquie.
En 2018, le couple obtient l’asile politique en Angleterre et il s’installe à l’est de Londres, où Sama a désormais une petite sœur, Taima. La journaliste a mis deux ans pour monter son documentaire avec le réalisateur britannique Edward Watts, auteur notamment d’Escape from Isis, qui révèle le sort de quatre millions de femmes vivant sous le contrôle de l’Etat Islamique. Waad al-Kateab espère que son film fera figure d’électrochoc alors que, à Idlib, une des dernières régions échappant au régime, les hôpitaux sont des cibles quotidiennes. Et que son témoignage servira de preuve en cas de futur procès, « pour que Bachar al Assad et son régime rendent des comptes ».
La jeune femme de vingt huit ans s’est même rendue à l’ONU pour témoigner. Mais certains jours, elle se sent impuissante. Même si elle s’est fait des amis à Londres, vivre réfugiée à l’étranger reste plus difficile que de sentir utile à Alep, où elle côtoyait pourtant la mort, « raconter le cœur battant de notre révolution me donnait une raison de vivre ». Waad al Kateab échange toujours de nombreux messages sur la messagerie Whatsapp avec ses amis syriens. Son pays ne quitte jamais son esprit, « Alep est mon seul et unique chez moi. Je continue chaque jour à vivre dans l’espoir d’y retourner ».