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Avec Karol Modzelewski, disparaît une grande conscience de la Pologne démocratique
Par Jean Yves Potel
Mardi 30 Avril 2019
Karol Modzelewski s’est éteint Dimanche 28 Avril 2019 à l’âge de quatre vingt un ans. Avec lui disparaît une grande conscience de la Pologne démocratique. Portrait posthume et souvenir d’une conversation avec un homme resté fidèle à ses convictions et respecté de tous.
Karol Modzelewski avait quatre vingt un ans. Pionnier de l’opposition dès le mouvement de 1956, il avait rédigé en 1965, avec son ami Jacek Kuron, une lettre ouverte au parti dont l’influence marqua une génération de jeunes contestataires en Pologne et bien au-delà. Fidèle à des valeurs acquises dans sa jeunesse, il a été de tous les combats qui ont marqué la Pologne de la seconde moitié du vingtième siècle, à commencer par Solidarność dont il fut le porte parole en 1980 et en 1981, un engagement qu’il paya par huit ans et demi de prison.
Il fut également un grand historien médiéval, auteur de recherches originales sur les origines slaves de l’Europe. Il fut même vice-président de l'académie des sciences en Pologne.
Karol Modzelewski est resté toute sa vie un homme de gauche, ce qui surprendra ceux qui ont oublié ou ignorent ce que furent les luttes démocratiques dans les pays dits du socialisme réel. Dès de sa naissance, il a vécu la grande histoire dans sa chair puisqu’il est né en 1937 à Moscou, l’année de la grande terreur stalinienne. Son père naturel, qu’il n’a rencontré que deux fois dans les années 1950, avait été déporté au goulag, comme son grand père d’ailleurs.
En 1939, sa mère s’était liée avec Zygmunt Modzelewski, un communiste polonais de la première heure qui sortait des prisons staliniennes. Longtemps exilé en France où il avait été un des cadres du Parti Communiste Français (PCF), convoqué à Moscou, il avait été torturé et emprisonné pendant deux ans. Le couple se maria, Zygmunt Modzelewski devint le père adoptif de Karol Modzelewski et, en 1945, ils s’installèrent à Varsovie où, devenu un des fondateurs du nouveau régime communiste, Zygmunt Modzelewski occupa, jusqu’à sa mort en 1954, le poste de ministre des affaires étrangères.
Le jeune Karol Modzelewski choisit des études d’histoire. Il s’interrogeait déjà sur les réalités du stalinisme, que venait de dénoncer Nikita Khrouchtchev dans un rapport secret, lorsque, en 1956, il rencontra Jacek Kuron, un étudiant en pédagogie légèrement plus âgé, né en 1934, qui l’attira par la radicalité et la lucidité de ses propos. C’était à l’université de Varsovie, alors que dans le pays bouillonnait la révolution du mois d'octobre 1956 à l’initiative des ouvriers en colère de l’usine FSO à Żeran. Karol Modzelewski fut mandaté pour parler dans cette usine pour annoncer le soutien des étudiants mobilisés et y il rencontra Lechosław Goździk, le leader des ouvriers. Ces deux rencontres fondèrent des amitiés de toute une vie, à l’image de leurs convictions indissociables.
Dénaturée par les manœuvres de Władysław Gomułka, le nouveau secrétaire du parti, la mobilisation de 1956 donna naissance à une opposition intellectuelle qualifiée de révisionniste, un centre de réflexion dont Jacek Kuron et Karol Modzelewski incarnaient la gauche.
En 1965, leur lettre ouverte au Parti Ouvrier Unifié Polonais (POUP) propose une analyse marxiste révolutionnaire du système communiste existant et elle appelle à une révolution. Immédiatement arrêtés et condamnés à trois ans de prison, les auteurs rompaient avec l’idée d’une réforme du système à la manière khrouchtchévienne. Et leur texte, publié en France, fit le tour de l’Europe. Il devint une référence pour la jeune génération d’opposants en Pologne mais aussi en Tchécoslovaquie, en Italie et en France.
Libérés aux deux tiers de leur peine, Jacek Kuron et Karol Modzelewski entrèrent immédiatement en contact avec les jeunes contestataires à l’université, notamment Adam Michnik, et ils participèrent à leur action.
Au mois de mars 1968, jugés responsables de l’agitation qui gagnait l’ensemble des universités, suite à l’interdiction d’une pièce de théâtre et à l’arrestation d’étudiants, ils furent à nouveau arrêtés et condamnés à trois ans et demi de prison. Ils n’ont été libérés qu'au mois de septembre 1971, suite au remplacement de Wladyslaw Gomułka par Edvard Gierek après une nouvelle explosion ouvrière, au mois de décembre 1970, cette fois à Gdańsk et à Szczecin, dont la répression par la police fit quarante quatre morts.
Karol Modzelewski put enfin entamer une carrière d’historien médiéviste, mais relégué dans une université de province. Il se consacra à sa thèse commencée en prison, tout en soutenant les luttes ouvrières et l’action démocratique qui s’intensifiaient suite à de nouvelles grèves en 1976 et la constitution du comité de défense des ouvriers (KOR) par ses amis, Jacek Kuron et Adam Michnik. En 1980, il rejoignit aussitôt les grévistes des chantiers navals de Gdańsk et il participa à la naissance du nouveau syndicat indépendant.
Elu délégué du comité de Wrocław, il joua un rôle clé dans son organisation nationale, inventa son nom Solidarność et il en devint le porte-parole. A cette époque, écrit-il dans ses mémoires, « Solidarność était le plus grand mouvement ouvrier de l’histoire de la Pologne et peut être de l’histoire de l’Europe. J’étais déjà un homme mûr et raisonnable mais, à mes yeux, ce mouvement était l’incarnation du mythe auquel j’avais cru dans ma jeunesse ». Il le décrit incontrôlable, y compris par Lech Wałęsa, et il assimile ses membres à des « milliers de Jeanne d’Arc ».
Au mois de décembre 1981, il est à nouveau arrêté comme membre de la commission nationale du syndicat et emprisonné pendant deux ans. En 1989, il fut tout naturellement élu sénateur de Wrocław sur la liste des comités civiques présentée par Solidarność. Critique du néolibéralisme qui a présidé aux mesures radicales de transformation de l’économie et surtout de leurs conséquences sociales, il se retira assez vite des responsabilités politiques directes et il présida l’Académie des Sciences. Il garde depuis une grande autorité intellectuelle et morale dans la société polonaise contemporaine.
Son intransigeance sur les principes, son attachement à la classe ouvrière et aux personnes de peu, lui ont valu également de rudes conflits avec ses amis, y compris Jacek Kuron. En 1981, lorsque Lech Wałęsa signa un accord avec le pouvoir sans consulter la base du syndicat, le pays était au bord d’une grève générale suite à une agression contre le syndicat, il démissionna de son poste de porte-parole tout en accordant à Lech Wałęsa et à ses conseillers « que la décision de conclure l’accord et d’annuler la grève pouvait être pertinente ».
Ou bien en 1989, au moment du choix de la thérapie de choc de retour au marché, par le gouvernement issu de Solidarność dans lequel Jacek Kuron était ministre du travail. Il partait du constat que cette politique frappait surtout l’ancienne base sociale du syndicat envers laquelle le gouvernement avait un devoir de loyauté. Il récusait l’idée d’absence d’alternative en se référant aux politiques de changement progressif et aux recettes keynésiennes.
Karol Modzelewski était un intellectuel et un militant et il n'était pas un politicien. Il ne fut pas conseiller de Solidarność, mais un responsable élu. Son influence a toujours été grande, il discutait et il contestait, c’était un esprit libre et ce n'était pas un idéologue. Il a été tout au long de sa vie un rebelle, il voulait révolutionner le monde en donnant la parole et le pouvoir au peuple et aux citoyens. Il a cherché des voies non violentes et démocratiques, face à une dictature. Il a contribué à la libération de son pays. Mais c’est aujourd’hui, disait-il récemment, une liberté sans fraternité et il le regrettait fortement. Ses analyses et sa critique des nationaux conservateurs actuellement au pouvoir étaient vives et lucides. Une grande voix s’est tue.
L’an dernier, lors d’une longue conversation dont nous avions l’habitude, je lui demandais quel bilan il tirait des transformations, vingt-cinq ans après le plan de Lescek Balcerowicz.
Conversation avec Karol Modzelewski
Jean Yves Potel. La Pologne affiche d’excellents résultats économiques. Son revenu par habitant est très supérieur à celui des années 1980 et c’est un pays démocratique membre de l’Union Européenne. Sur la longue durée, le progrès est évident. Mais alors comment expliques-tu la folie nationaliste conservatrice de ces dernières années ?
Karol Modzelewski. Je pense que nous payons le prix des méthodes employées pour ces transformations. La modernisation de la Pologne s’est faite avec les recettes néolibérales comme partout dans le monde à la même époque. Nous n’avons pas réussi à nous y opposer de manière efficace. La gauche européenne et les post communistes polonais qui la prenaient pour modèle ne l’ont pas empêché. En Pologne cela a signifié que les grandes usines construites par les communistes, je ne parle que de l’industrie, ont été pour la plupart démantelées et les ouvriers ont été dispersés. Certains se sont reconvertis dans des petites entreprises nées dans la nouvelle structure économique et beaucoup sont demeurés en marge. J’en croise souvent dans mon quartier. Ce sont des anciens de la grande aciérie d’Huta Warszawa. Ils vivent de petits boulots et de contrats courts, ils traînent, ils boivent de la bière ou de la vodka et ils en veulent au monde entier, surtout à la démocratie polonaise qui les a jetés dehors. Je croise aussi leurs enfants et leurs petits-enfants qui n’obtiennent souvent que des contrats poubelles. Ceux qui ont connu le Solidarność des années 1980 ont cette formule à la bouche. Les camarades nous ont volé notre victoire. Les plus jeunes ne le disent pas, ils ne savent rien de la victoire, mais ils se sentent humiliés par le régime. Ils se sont trouvés en dehors du bateau nommé modernisation et outre les difficultés matérielles ils subissent très douloureusement le mépris, le mépris des perdants et des moins que rien. Ainsi s’accumule une frustration très agressive. Ces personnes en général ne votent pas et, quand ils le font, ils votent pour le PIS. C’est le noyau dur de sa base électorale. Il ne suffit pas à expliquer le succès de ce parti en 2015, car en plus de ces personnes il a su rallier une partie de la jeunesse également frustrée.
Jean Yves Potel. Ce phénomène n’est pas propre à la Pologne. Nous le constatons un peu partout en Europe, y compris en France.
Karol Modzelewski. C’est vrai. La démocratie souffre de la mondialisation. Elle accuse les inégalités et elle accroît le nombre de personnes qui ne comptent plus et que l’on considère, à tort, comme des quantités négligeables. Et surtout, elle transforme la démocratie en une forme vide de contenu, comme ces œufs de Pâques slaves évidés. Elle n’existe plus qu’au niveau de l'état central, et encore. Les décisions économiques dont dépendent les conditions de vie de chacun se prennent dans le mouvement du capital financier global. Ce qui explique la faiblesse, sinon l’effondrement de la démocratie.
Jean Yves Potel. S’agit-il d’un repli sur soi, d’un refus du monde ?
Karol Modzelewski. Je dirai plutôt que les opinions se cristallisent autour de la défense ou du rejet de la démocratie. Les partisans du PIS se sentent rejetés par la démocratie. Pour eux, elle est à l’origine de la dégradation de leur existence. Ils s’opposent aux autres, sans doute à la majorité qui voit en la démocratie l’incarnation de la liberté. Aux élections de 2015, la démocratie a beaucoup perdu et cela continue. Je ne saurais te dire où nous allons. Il est certain que ce clivage traverse maintenant toutes les strates sociales et qu’il est très grave. Il prend l’allure d’un clivage culturel entre deux univers qui n’ont plus de langage commun et de communication possible. Comme si nous n’étions plus la même nation. Un abîme nous divise, il divise les familles et les groupes d’amis ou d’anciens amis. Ni les concepts ni les valeurs ne semblent capables de le combler. Nous sommes devant une société réellement en crise et profondément malade. Je ne crois pas que nous soyons les seuls.
Deux livres en français :
Karol Modzelewski, Nous avons fait galoper l’histoire, confessions d’un cavalier usé. Traduit du polonais par Elzbieta Salamanka. Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 2018.
Karol Modzelewski, L’Europe des barbares, germains et slaves face aux héritiers de Rome. Traduit du polonais par Isabelle Macor-Filarska. Editions de l'Aubier, 2006.