http://carnetericpeyre.blogspot.fr/2017/08/la-revanche-de-jeremy-corbyn.html
Jeremy Corbyn, la renaissance surprise du loser
Depuis les élections législatives britanniques du 8 juin 2017, le leader du parti travailliste britannique triomphe, prêt à remplacer la première ministre, Theresa May.
Par Philippe Bernard, correspondant permanent du Monde à Londres
Vendredi 11 Août 2017
Jeremy Corbyn est prêt, prêt à négocier le Brexit, prêt à former un gouvernement, bref, prêt à remplacer Theresa May à Downing Street.
Pour la gauche britannique, qui avait fait son deuil d’un retour au pouvoir dans un avenir prévisible, les élections législatives du 8 juin 2017 ont sonné comme une divine surprise et pris des airs de triomphe.
« Dans six mois, je serai premier ministre », a confié le leader du parti travailliste à Michael Eavis, le directeur du festival de Glastonbury, grand rendez-vous estival de la scène alternative.
Le 24 juin 2017, un discours du vieux dirigeant y a attiré plus de jeunes branchés que le groupe Radiohead, la veille. Son nom, scandé au rythme du tube américain Seven Nation Army des White Stripes, en est devenu l’hymne.
Sur les colliers, les tee-shirts, les posters et les sculptures de sable, Jeremy Corbyn, soixante huit ans, était partout. Dirigé par une Theresa May en sursis, le pays prend désormais très au sérieux la possibilité que l’ancien permanent syndical, longtemps présenté comme un loser, se voie confier les clés du number ten, le siège du gouvernement.
D’ailleurs, l’intéressé reprendra sa tournée des circonscriptions dès la moitié du mois d'août 2017, prévoyant et souhaitant de nouvelles élections que les travaillistes pourraient gagner, selon les sondages. Il n'y a pas un média qui ne s’interroge sur la corbynmania. Il n'y a pas un politologue qui ne disserte sur la renaissance surprise du parti travailliste.
L’obscur député de Finsbury Park, dans le nord de Londres, élu de l’aile gauche du parti depuis trente ans, revient de loin. Voilà tout juste un an, au lendemain de la victoire du Brexit au référendum, les trois quarts des députés de son propre parti avaient voté une motion de défiance à son encontre, l’accusant d’avoir traîné les pieds pour défendre la ligne proeuropéenne du parti. Mais les adhérents de base, qui l’avaient élu une première fois à la surprise générale au mois de septembre 2015, l’ont conforté.
Partisan d'un grand retour de l'état pour lutter contre les inégalités et contre l'establishment, sceptique sur l'Europe et sympathisant du Venezuela chaviste, Jeremy Corbyn évoque aujourd'hui une sorte de Jean-Luc Mélenchon britannique. A deux différences de taille près, il a été plébiscité à la tête du parti travailliste et il se trouve aujourd'hui en position d'accéder au pouvoir.
Car son programme, qui tourne résolument le dos au néolibéralisme du nouveau parti travailliste de Tony Blair, a drainé un nombre spectaculaire d'électeurs. Crédité de vingt huit pour cent seulement des voix au début de la campagne des élections législatives, au mois d'avril 2017, le parti travailliste de Jeremy Corbyn en a rassemblé quarante pour cent le 8 juin 2017.
C'est son meilleur résultat depuis Tony Blair et la plus forte remontée d'une élection à l'autre depuis Clement Attlee en 1945.
L'un des partis progressistes les plus en difficulté d'Europe est devenu en quelques semaines l'un des espoirs de la gauche. La cote de popularité de son dirigeant, catastrophique à l'été 2016, seize pour cent des voix contre cinquante deux pour cent des voix pour Theresa May, vient de dépasser celle de la première ministre, quarante quatre pour cent des voix pour Jeremy Corbyn contre trente quatre pour cent des voix pour Theresa May qui a perdu la majorité absolue au parlement.
« Avec Jeremy Corbyn, quelque chose de vraiment nouveau est possible, pour une fois. Il est humain et il est proche des gens ordinaires. Ce n'est pas seulement un homme politique, c'est l'un d'entre nous », résume Louise Emmins, trente sept ans, pour qui Jeremy Corbyn symbolise un double espoir, le maintien des allocations sociales pour son mari handicapé et la fin des études supérieures payantes pour leur fils. « Il est authentique, sage et constant. Il parle aux gens, il ne parle pas à la presse et il donne envie de s'engager en politique », dit Wisam Wahab, un étudiant de dix sept ans rencontré, lui aussi, lors d'un meeting.
Les réunions de Jeremy Corbyn mêlent toujours deux publics, des vieux électeurs du parti travailliste qui votaient en se bouchant le nez, ou ne votaient plus du tout, pendant les années de Tony Blair, de Gordon Brown et d’Ed Miliband, et des jeunes attirés par ce qu'ils perçoivent comme un programme résolument neuf, renationalisation des chemins de fer, fin de l'austérité, relance des services publics, construction de logements sociaux financées par une hausse de l'impôt sur les sociétés et interdiction des contrats de travail à zéro heure sans salaire garanti.
« For the many, not for the few », « pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns », ce slogan est la clé de voûte d'un programme centré sur les principaux problèmes sociaux, la précarité du travail, l'inaccessibilité des logements, le coût et l'inefficacité des transports et l'engorgement des hôpitaux et des écoles.
A l'instar de Jean-Luc Mélenchon, le leader du Mouvement de la France Insoumise (MFI), ou de Bernie Sanders, le rival d'Hillary Clinton lors des élections primaires du camp démocrate américain, le vieux militant a trouvé le ton pour séduire en même temps les jeunes et les classes éduquées sans trop s'aliéner les électeurs des milieux populaires.
Jeremy Corbyn « a réussi à rassembler les principales forces disponibles, le radicalisme anticapitaliste des jeunes, le culte bourgeois de l'authenticité et l'expression la plus crue des intérêts individuels », analyse John Gray, chroniqueur au New Statesman, un hebdomadaire de gauche. « Il représente le changement et, pour bon nombre d'électeurs, cela suffit, quelle que soit la nature du changement », rétorque avec dépit Rod Liddle dans le Spectator, publication symétrique à droite qui compare son populisme à celui de Donald Trump.
Les promesses de Jeremy Corbyn, jugées impossibles à financer et démagogiques par les conservateurs, ont fait mouche, de même que son ambiguïté à propos du Brexit. Sachant que trois députés du parti travailliste sur quatre sont élus dans des circonscriptions ayant voté pour la sortie de l'Union Européenne en dépit de la consigne du parti, Jeremy Corbyn évite le plus possible d'aborder cet énorme sujet qui divise ses partisans.
Stratégie gagnante, peu de travaillistes pour le Brexit ont voté pour les europhobes de l’United Kingdom Independant Party (UKIP) et peu des travaillistes pour le maintien dans l’Union Européenne ont fait défection en faveur des libéraux démocrates pro-européens.
Pour l'heure, le leader du parti travailliste, longtemps objet du souverain mépris de Theresa May, est en position de force. Les médias, où il se montre désormais très à l'aise, ont cessé de le snober. Dans le Financial Times, il évoque ses lectures de vacances, un essai sur Percy Shelley, poète romantique aux idées révolutionnaires, son amour pour le vélo et pour son chat.
Augmentation du salaire des fonctionnaires, dénonciation de la dérégulation après l'incendie de la Grenfell Tower à Londres le 14 juin 2017, qui a fait au moins soixante dix neuf morts, et remise en cause des droits d'inscription universitaires, l’ancien outsider dicte désormais l'agenda politique à des tories tétanisés. Theresa May lui doit probablement d'être maintenue pour l'instant au pouvoir. Son éviction pourrait déboucher sur de nouvelles élections et un échec cuisant au profit du parti de Jeremy Corbyn.
Mais l'ambivalence de ce dernier sur le Brexit masque de moins en moins les fractures béantes du parti travailliste sur le sujet. Comme Theresa May, le leader de la gauche défend bec et ongles le Brexit et la sortie du marché unique européen, tout en promettant de négocier avec les vingt sept pour obtenir le maintien du libre accès après la sortie de l'Union Européenne.
Les élus du parti travailliste qui dénoncent le caractère irréaliste et démagogique de cette position sont mis à l'écart ou tancés par ses soins.
Or, soixante six pour cent des adhérents du parti travailliste sont favorables au maintien dans le marché unique.
« Jeremy Corbyn a passé sa vie à répéter que l'Europe était une partie du problème et non de la solution. Il voit le Brexit comme une chance de mettre en oeuvre son programme socialiste radical de nationalisations, de retour des aides de l’état et de commerce administré », observe le journaliste Larry Elliott dans le Guardian.
Bien des jeunes, furieux contre le Brexit, se sont mobilisés pour le parti travailliste cette année. Ils sont attirés aussi par sa promesse d'un retour à la gratuité de l'enseignement supérieur. Jeremy Corbyn leur doit en partie son extraordinaire remontée électorale. Que se passera-t-il lorsque, l'épreuve de vérité des négociations de Bruxelles aidant, le quiproquo sera levé et qu'ils s'apercevront que leur idole, par idéologie, s'accommode tout à fait du Brexit ?