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« Je voulais nourrir le débat sur les violences policières en proposant une analyse collective », interview de David Dufresne, réalisateur du documentaire « un pays qui se tient sage » par Laure Narlian
Le réalisateur du documentaire « un pays qui se tient sage » revient pour France Info sur les raisons qui l'ont poussé à faire ce film et il s'exprime sur les derniers développements concernant le maintien de l'ordre en France.
Alors que sort en salle, Mercredi 30 Septembre 2020, son documentaire, « un pays qui se tient sage » contre les violences policières, le réalisateur David Dufresne revient pour France Info sur les raisons qui l'ont poussé à faire ce film soutenu par la Quinzaine des Réalisateurs. L'occasion de lui demander également son point de vue sur les derniers développements concernant le maintien de l'ordre en France.
Laure Narlian. Après avoir tenu le compte des violences policières entre le mois de décembre 2018 et le mois de juin 2019 sur Twitter, avec Allo Place Beauvau, puis avoir publié à ce sujet un roman, Dernière Sommation, vous n’aviez donc pas tout dit. Pourquoi avoir fait un film ?
David Dufresne. Allo Place Beauvau, c’était créer l’alerte et provoquer le débat. Dernière Sommation, c’était ma vision personnelle et intime de ces évènements et, d’une certaine manière, mon analyse. Alors que le film s’inscrit dans une volonté franche de nourrir le débat en proposant une analyse collective. L’idée du film s’est imposée après avoir écrit le roman. Je me suis dit que ces images des violences policières filmées au smartphone par des citoyens et postées sur les réseaux sociaux sont plus grandes que nos téléphones, elles sont plus grandes que Twitter et que Facebook. Il y avait l’idée de proposer une analyse collective sur ces questions, en prenant de la hauteur sociologique et philosophique, tout en élevant ces images au rang qu’elles méritent, selon moi. A savoir, les présenter sur grand écran, dans leur longueur et dans des plans séquence, en récupérant dans la mesure du possible les originaux rémunérés pour avoir une meilleure qualité d’image, même si la pixellisation et le grain font partie du film. Il s’agissait d’établir un récit collectif, dont la nature horizontale rappelle les manifestations elles-mêmes.
Laure Narlian. Vouliez-vous aussi montrer ce que les télévisions n’ont pas montré ?
David Dufresne. « Un pays qui se tient sage » est un contre-récit de celui des télévisions dominantes. Cela veut dire montrer ces images qui n’ont pas vraiment été montrées, ou qui ont mis un temps fou à être montrées, ou qui ont été montrées de manière un peu sale, entre deux débats univoques, avec des légendes comme « image Twitter » ou « image Facebook », comme si c’était douteux et comme si cela voulait dire méfiance, en mettant du flou à gauche et à droite, et surtout en les accompagnant d’un discours qui disait l’inverse de ce que ces images montraient.
Laure Narlian. Y a-t-il également l’idée de documenter pour l’histoire ?
David Dufresne. A chaque instant, des images jaillissent, sortent et échappent à tous. En les agençant dans un film, on les place dans une dynamique, on s’arrête et on les scrute. Dans vingt ans, on pourra les revoir. Alors que Twitter ou Facebook, on ignore si cela existera encore et on ne sait pas ce que seront devenues ces vidéos. Facebook et Twitter, c’est l’actualité. Le cinéma, c’est l’histoire qui s’imprime.
Laure Narlian. Le soutien de la Quinzaine des Réalisateurs, c'est important ?
David Dufresne. J’ai été extrêmement touché que la Quinzaine des Réalisateurs soit touchée par le geste. Qu’au-delà de l'engagement, elle comprenne que c’est un geste de cinéma que de prendre ces images surgies des réseaux sociaux et des téléphones et de les mettre sur grand écran. Même s'il y a des précédents, Jean-Luc Godard avec le Livre d’Image et Brian de Palma avec Redacted contre la guerre en Irak.
Laure Narlian. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin envisage d’obliger les télévisions et les réseaux sociaux à flouter le visage des policiers. Est-ce le prochain combat ?
David Dufresne. C’est un énorme enjeu. En son temps, Christophe Castaner, ministre de l’intérieur entre le mois d’octobre 2018 et le mois de juillet 2020, avait retoqué par deux fois cette proposition et fait en sorte qu’elle ne passe pas. Son successeur Gérald Darmanin s’y dit favorable. Si une telle loi était en vigueur, mon film n’aurait pas pu exister. Ce que je défends, c’est l’article douze de la déclaration des droits de l’homme, « la garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique. Cette force est donc instituée pour l'avantage de tous et pas pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée ». En tant que force publique, la police doit rendre des comptes. Nous devons pouvoir la regarder, la critiquer, l’observer et la documenter. Sinon, elle n’est plus publique et elle devient une milice. Gérald Darmanin, sous prétexte de sécurité des policiers, qu’on peut entendre, veut en réalité nous confisquer cette liberté constitutionnelle.
Laure Narlian. Anthony Caillé, secrétaire national du syndicat de la police de la Confédération Générale du Travail (CGT), dit dans le film que « quand on a fait entrer l’état d’urgence dans la constitution, on a fait un truc terrible ».
David Dufresne. Lorsque je me suis intéressé longuement à l’affaire dite de Tarnac et à l’antiterrorisme, j’ai compris que les lois d’exception devenaient l’ordinaire. C’est ce qui se déroule désormais dans les manifestations. Le policier qui se cagoule dans les manifestations est le vague descendant du policier antiterroriste. Autant on peut comprendre que ce dernier soit masqué pour préserver son anonymat, en revanche que tous les policiers soient cagoulés et qu’on ne voie pas leur matricule quand ils font du maintien de l’ordre, ce n’est pas possible. Je trouve intéressant qu’Anthony Caillé, enquêteur de police judiciaire, aborde cette question en soulignant que, quand on verse les lois d’exception de l’antiterrorisme dans le droit commun, on assiste à un basculement. C’est exactement ce qui est en train d’arriver, sous nos yeux. On se retrouve avec un empilement de lois d’exception, y compris avec la loi d’urgence sanitaire qui donne des nouveaux pouvoirs de police à la police mais aussi aux vigiles du métro, de la Société Nationale des Chemins de Fer (SNCF) et des supermarchés. Ces pouvoirs ne leur seront pas retirés. On retire rarement ce genre de pouvoirs une fois qu’ils sont actés.
Laure Narlian. Que révèle selon vous cette escalade de la violence venue d’en haut ?
David Dufresne. Je renvoie à la conversation dans le film entre Bertrand Cavallier, général de gendarmerie, qui a dirigé la formation du maintien de l’ordre des gendarmes mobiles, et Arié Alimi, avocat. Ils s’accordent à dire que le contrat social de Jean Jacques Rousseau est aujourd’hui malmené. Ils avancent même que, à partir du moment où le pouvoir semble peu légitime, l’emploi de la force devient lui-même moins légitime. De mon point de vue, nous sommes dans un moment où le pouvoir met en avant la police, comme un levier et comme son bras armé, faute de pouvoir ou de vouloir répondre autrement, notamment en terme de justice sociale. Nous sommes dans un durcissement. D’abord, dans les quartiers populaires où, depuis trente ans, on a privilégié une réponse sécuritaire avant toute chose et maintenant face aux protestations contre la loi travail, aux protestations des Gilets Jaunes, des pompiers, des infirmières, les manifestations du premier mai et les supporters de football. Aujourd’hui, c’est systématique, il y a des affrontements. Or cela n’était pas du tout le cas dans les années 1980, dans les années 1990 et jusqu’au début des années 2000. Ceci signe un échec policier et on veut nous faire croire que ce n’est pas le cas, que la police a raison et que c’est comme cela que le maintien de l’ordre doit opérer.
Laure Narlian. A quel point les syndicats de policiers, qui ont fait de vous une de leurs bêtes noires, pèsent-ils ? Le politique les craint-ils ?
David Dufresne. Il faut savoir que, jusqu’ici, les ressources humaines de la police étaient cogérées par l’institution et par les syndicats, comme dans l’éducation nationale. Les syndicats de police, selon les corps, obtiennent des chiffres quasi soviétiques aux élections avec soixante-dix pour cent ou quatre-vingt pour cent des voix. Ce n’est pas parce que les policiers votent par conviction, mais parce qu’ils savent que tel ou tel syndicat va pouvoir faire ou défaire leur carrière. Sauf que cette cogestion a sauté avec la récente réforme de la fonction publique. Aujourd’hui, certains syndicats sont aux abois. Alors, ils se rattrapent à coups de manifestations, de tracts, de tweets et de déclarations fracassantes sur les plateaux des télévisions, où ils piétinent tout, à commencer par la présomption d’innocence, dans une surenchère verbale assez affolante. De plus en plus domine l’impression que certains syndicats de policiers auraient pris le pouvoir sur le politique. Chacun comprend le danger. Et dans le même temps, on voit des policiers autonomes qui manifestent nuitamment, dans Paris ou ailleurs, devant la Maison de la Radio et le Bataclan, sans que la préfecture de police de Paris n’y trouve rien à en redire. Je note que certains syndicats, pourtant véhéments envers moi, ont accepté d’apparaître dans le film. Leur présence les honore, quand le silence de l’institution en dit long sur sa propre incapacité à accepter le regard extérieur.
Laure Narlian. Que pensez-vous du nouveau Schéma National du Maintien de l’Ordre (SNMO) publié Jeudi 17 Septembre 2020 ?
David Dufresne. Déjà, il a un an de retard. Il devait être remis à l’automne 2019 avant d’être repoussé. Cela montre qu’il y a un souci. Il y a deux façons de l’analyser. Soit on dit que ce nouveau SNMO reconnaît les critiques qui ont été formulées. Ainsi la reconnaissance que certaines armes ne sont pas faites pour le maintien de l’ordre, que ce serait quand même mieux que quand la Brigade Anti Criminalité (BAC) utilise des Lanceurs de Balles de Défense (LBD) et qu’il y ait un superviseur. Mais on peut estimer à l’inverse, et c’est mon cas, que ce nouveau SNMO légalise, à grands traits, toutes les pratiques critiquées depuis des années. Il valide le durcissement de la police décidé par la préfecture de police de Paris, la Place Beauvau, Matignon et l’Elysée. Cela veut dire que les leçons n’ont pas été tirées. On devine sans peine que, avec les questions autour de la sécurité, on essaye de faire de l’échéance des élections présidentielles de 2022 un remake de 2007. Depuis l’arrivée de Gérald Darmanin aux commandes, l’état est dans une offensive sur la sécurité. Il essaye de saturer l’espace et de faire taire les critiques. Le film refuse justement ce chantage de la police ou du chaos et de la république ou rien, parce qu’il y a bien sûr des alternatives, des entre-deux, à toutes ces formules à l’emporte-pièce.
Laure Narlian. Ces dernières semaines, notamment dans l’affaire de Geneviève Legay, on a pu sentir un petit frémissement à l’Inspection Générale de la Police Nationale (IGPN), la police des polices, très critiquée pour classer régulièrement sans suite les cas des violences policières qui lui sont soumis.
David Dufresne. Dans le film, Michel Forst, rapporteur spécial de l’Organisation des Nations Unies (ONU), dit très simplement les choses. Il rappelle que, depuis des années, il lui est répondu que les enquêtes sont en cours et que l’IGPN est saisie et qu’il ne voit rien venir. C’est cela le problème. Depuis quelques semaines, on sent que la police des polices lâcherait en effet un minimum de lest, tout dernièrement avec l’affaire de Geneviève Legay, mais pour l’instant l’IGPN est loin de constituer ce dont la police et les citoyens ont besoin, un contre-pouvoir. En Angleterre, l’équivalent de l’IGPN n’est pas sous l’égide du ministère de l’intérieur mais du ministère de la justice. Lors des enquêtes, il y a des policiers qui apportent leur expertise et leurs techniques, c’est logique, mais aussi du personnel judiciaire, des associations et des représentants de victimes. C’est tout à fait autre chose. En France, l’IGPN n’est absolument pas un organe de contrôle. Il suffit de lire l’éditorial de la responsable de l’IGPN dans son dernier rapport. Elle écrit que l’ambition première de l’IGPN n’est pas de contrôler mais de valoriser l’institution et ses agents. On a un vrai problème. De mon point de vue, maintenant que la prise de conscience est établie, la question de l’IGPN est celle qui semble la plus à portée de main. Des partis qui se disent prêts à gouverner pourraient porter cette réforme.
Laure Narlian. Vous effectuez depuis plusieurs semaines une tournée de présentation de votre film partout en France, avec des projections suivies de débats. Qu’en retirez-vous ?
David Dufresne. Tous les soirs, les salles sont bondées, en mode coronavirus, les cinémas doublent souvent les séances et beaucoup de questions émergent, un peu de fatalité, un peu de peur aussi, du courage et une réelle envie collective de réfléchir. Les gens témoignent, ils racontent et ils se comptent et on sent que la question de la police est un enjeu de société. Un policier d’une Compagnie Républicaine de Sécurité (CRS) est intervenu l’autre soir, à Lyon. Toutes ces questions ne sont plus réservées aux victimes, aux proches des victimes et aux militants. Cela déborde. Pour toute une série de raisons, George Floyd évidemment, le travail des comités comme le comité pour Adama, le comité pour Wissam, le comité pour Babacar et le comité pour Angelo, mais aussi celui de chercheurs depuis des années, d’avocats et de journalistes indépendants, tout cela finit par déboucher sur une prise de conscience qui traverse la société.