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Réinventons l'internationalisme, la faillite de l'anti-impérialisme à sens unique
Contre le campisme, cet anti-impérialisme à sens unique, qui traverse certains courants de la gauche, il faut tenir enfin compte de l'impérialisme russe. L'étudier de près, ce n’est pas inverser la bêtise campiste, c’est affirmer que toute analyse qui ne le prendrait pas au sérieux se disqualifie d’elle-même. Le poutinisme est un danger mortel pour les peuples. D’où l’urgence de le combattre sans esprit de faiblesse. Vous trouverez ci-dessous la deuxième partie du message de Pierre Dardot et Christian Laval contre l'impérialisme à sens unique.
Vendredi 18 Mars 2022
Certains, à gauche, ont toujours du mal à compter jusqu’à deux. Avoir deux ennemis et pas un seul, lutter sur deux fronts et pas sur un seul, n’est évidemment pas confortable. Il est tellement moins difficile pour l’esprit de ne pouvoir compter que sur le bon, le seul et unique ennemi.
Le simplisme politique, né de vieilles habitudes, d’ignorances, d’amnésies et de beaucoup de paresse, ronge une partie de la gauche radicale jusqu’à l’indignité, pas toute heureusement. Etienne Balibar vient de rappeler que, face à l’invasion russe de l’Ukraine, le pacifisme n’est pas une option et que l’impératif immédiat est d’aider les ukrainiens à résister. Ne rejouons pas la non-intervention.
Elargissons le propos. Ce n’est pas seulement le pacifisme qui est entièrement récusable quand un pays est envahi par un autre au mépris de toutes les règles du droit international. C’est d’abord le campisme qui n’est en aucun cas une option. Qu’est-ce que le campisme ? C’est la bêtise politique aux effets les plus sinistres qui consiste à penser qu’il n’y a qu’un seul ennemi. On le définira comme un anti-impérialisme à sens unique. De l’unicité de l'ennemi découle la conséquence imparable selon laquelle ceux qui s’opposent à l'ennemi ont droit sinon aux bénédictions, du moins aux excuses, selon le principe que les ennemis de l'ennemi sont, sinon des amis, du moins des alliés objectifs dans un juste combat.
Presque tout le vingtième siècle a été marqué par ce tragique jeu de miroir. Les partisans du système capitaliste fermaient les yeux sur les dictatures les plus criminelles, les encourageaient et les soutenaient au nom de la défense de la civilisation occidentale contre le communisme, quand une partie de la gauche ne voulait rien savoir de la terrible réalité du communisme soviétique ou chinois, pas plus qu’elle n’était trop regardante sur la nature des régimes post-coloniaux. Le campisme de gauche postule que les peuples n’ont pour seul ennemi que le capitalisme, l'impérialisme américain, l'occident, le néo-libéralisme, voire l'Union Européenne, selon les cas et les différentes désignations en usage. Heureusement, au vingtième siècle, il y eut toujours des mouvements et des intellectuels qui surent résister à la stupidité politique et qui surent sauver l’honneur de la gauche en dénonçant tous les ennemis de la démocratie et des libertés, sans aucune relativisation des responsabilités. Dans le mouvement révolutionnaire, les courants trotskystes et libertaires, et bien d’autres mouvements comme Socialisme ou Barbarie, ont ainsi courageusement tenu le double front anticapitaliste et anti-stalinien.
Nous aurions pu espérer être définitivement immunisés contre cette bêtise avec l’effondrement du bloc soviétique et la crise de l’hégémonie américaine et nous aurions pu croire qu’aucune oppression, qu’aucune violation des droits de l’homme, qu’aucune transgression du droit international, qu’aucun coup de force, de l'ouest ou de l'est, du nord ou du sud, ne pourrait plus se justifier une fois finie la guerre froide. Nous nous trompions. Les mauvaises habitudes paresseuses à l’évidence ont perduré, même si elles se révèlent un peu honteuses à l’occasion de la guerre d’invasion menée par Vladimir Poutine.
Le campisme de gauche consiste à lire dans cette guerre un affrontement entre une Russie humiliée, encerclée et menacée, et un occident arrogant, conquérant et agressif. L'Ukraine ne serait au fond qu’un champ de bataille entre l'ennemi impérialiste qui veut s’étendre infiniment et la Russie, pays agressé et que l’on a trompé par de fausses promesses en 1990. Même si l’on reconnaît à ce dernier quelque velléité impériale, pas toujours d’ailleurs, ce ne serait qu’un impérialisme de seconde zone et affaibli, qui ne saurait faire le poids en face de l'ennemi.
S’il s’agit bien d’une guerre entre les Etats-Unis et la Russie et si la cause des ukrainiens est à ce point instrumentalisée par l'occident impérialiste, comment pourrait-on alors livrer des armes aux ukrainiens et les aider à se battre ? Certes, s’il est bien difficile de se ranger franchement derrière Vladimir Poutine, grand soutien de toutes les extrêmes droites du monde, ne devrait-on pas au moins rester non-alignés, neutres, voire alter-mondialistes, comme certains le proposent, comme par exemple Jean-Luc Mélenchon en France ? Disons-le. Cette posture ne fait que témoigner d’une complaisance inadmissible à l’endroit du fascisme néo-stalinien de Vladimir Poutine et, plus fondamentalement, d’une méconnaissance complète de la nature totalitaire et criminelle de ce pouvoir qui n’a eu de cesse de détruire l’opposition interne, jusqu’à l’élimination physique de journalistes et de militants, de persécuter la société tout entière et d’exporter en Tchétchénie, en Syrie et plus récemment en Biélorussie et au Kazakhstan, sa haine armée contre tous les désirs de démocratie des peuples. C’est oublier aussi toutes les provocations et les passages à l’acte de Vladimir Poutine visant à restaurer l’empire russe au nom d’une mystique nationaliste à la sinistre logique.
Le soutien de la gauche radicale à la résistance ukrainienne devrait donc aller de soi, comme d’ailleurs le soutien à l’égard de la cause palestinienne et de bien d’autres dans le monde. Non seulement il faut exiger le retrait des forces d’invasion, mais il faut aussi réclamer l’envoi d’armes aux résistants ukrainiens et, pour la suite, il faut offrir toutes les garanties de protection du territoire ukrainien dans ses frontières d’avant l’annexion de la Crimée et la sécession orchestrée par la Russie des pseudo-républiques du Donbass.
Le campisme de gauche croit volontiers qu’un crime en annule un autre, qu’une violation du droit international en justifie un autre et que les victimes se compensent. Nous nous accorderons aisément sur le fait que l'occident n’a rien de vertueux et que son hypocrisie est même incommensurable. Les interventions américaines et occidentales depuis le 11 septembre 2001 et la guerre contre le terrorisme ne se sont pas embarrassés de légalité et elles ont entraîné des tragédies qui durent encore, notamment en Irak et en Lybie, sans parler de la défense obstinée des politiques israéliennes de colonisation des Territoires Palestiniens Occupés (TPO). Comment se revendiquer du droit international quand on protège sa violation permanente comme le font les Etats-Unis par leur veto au conseil de sécurité de l'Organisation des Nations Unies (ONU) ?
Le combat contre cet impérialisme américain et occidental se justifie pleinement. Il doit même s’élargir à toutes les formes de domination économique, financière et idéologique, et pas seulement aux interventions militaires. Tel était d’ailleurs il y a peu le sens de l’alter-mondialisme. Mais la domination du capitalisme occidental ne doit pas faire oublier qu’il existe d’autres formes de domination et d’oppression, notamment religieuses, et d’autres idéologies extrêmement dangereuses, comme le nationalisme impérial du pouvoir en Russie. Il faut s’y faire, l'occident n’est pas le seul obstacle à la démocratie et à la justice sociale et nous avons plus d’un ennemi. L’internationaliste conséquent le sait, le campiste l’ignore.
L’un des pires aspects de cette attitude est de ne faire aucun cas des aspirations populaires des ukrainiens, mais aussi, pour remonter plus loin, des grands mouvements démocratiques en Ukraine, en Biélorussie, en Géorgie et au Kazakhstan. Les peuples en question sont réduits à des pions qui n’existent pas vraiment dans ce grand schéma historique abstrait dont le seul acteur véritable est l'ennemi qui veut étendre sa domination mondiale. Il ne vient même pas à l’esprit du campiste de gauche que l’adhésion à l’Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) de nombreux pays longtemps restés sous la coupe de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) après 1945 était pour eux, faute de mieux, un gage de sécurité après toutes les agressions, les annexions ou les dépeçages qu’ils avaient subis dans leur histoire. Bien sûr, le réel est toujours plus complexe, comme le répètent les non-alignés, mais précisément ils devraient en tirer la leçon. Les peuples disposent de leur autonomie et ils ne sont pas les marionnettes des grandes puissances.
La pire faute politique du campisme est de considérer que les peuples ne sont rien et que tout se joue en haut. Ainsi le terrorisme islamiste aurait été dès le début à l’œuvre dans la révolution populaire syrienne de 2011. Ainsi les révolutions de couleur et les mobilisations populaires dans l’espace post-soviétique, qui ont participé à partir des années 2000 au grand mouvement d’émancipation démocratique dans le monde entier, n’auraient été que des formes déguisées de l’impérialisme américain. Ainsi l’occupation de la Place Maidan en 2014, qui fait partie du grand cycle du mouvement d’occupation des places, aurait porté la marque des néo-nazis.
De ce schéma découle une relativisation des responsabilités. Le théoricien de l’altermondialisme et de la gauche globale, autrefois mieux inspiré, Boaventura de Souza Santos, affirme ainsi sans sourciller que la démocratie n'est qu'une façade des Etats-Unis et il compare le coup d'état de 2014 en Ukraine au coup d'état qui a renversé Dilma Roussef en 2016 au Brésil. Dans l’un et l’autre cas, il n’y aurait qu’une seule et même tentative d’étendre la sphère d’intérêts des États-Unis, « la politique de changement de régime ne vise pas à créer des démocraties, mais uniquement des gouvernements fidèles aux intérêts des États-Unis ». On ne peut mieux nier la subjectivité démocratique des peuples, réduite à des jouets dans la main de l’impérialisme américain. C’est oublier en outre que les multinationales américaines et européennes n’ont jamais autant prospéré que dans le régime mafieux et ultra répressif de Russie qui leur assurait une paix sociale absolue. En réalité, cet auteur ne fait que répéter la vieille doxa du vingtième siècle, comme si la Russie ou la Chine représentait une alternative progressiste au capitalisme occidental qu’il faudrait ménager parce qu’elle lui ferait contrepoids. En réalité, ces pays offrent des versions parmi les plus monstrueuses du capitalisme en ce qu’elles associent la pire des dictatures politiques contre la population et l’exploitation à outrance des richesses en faveur d’une toute petite classe de prédateurs ultra-riches.
Certaines protestations contre les guerres impériales sont à sens unique. Elles dénoncent volontiers les attaques américaines, israéliennes ou européennes, mais elles oublient systématiquement les bombardements russes ou iraniens contre les populations civiles en Syrie qui ont fait beaucoup plus de victimes civiles que les premières.
C’est ce qu’expliquait dès 2018 Leila al Shami dans un texte puissant intitulé « l'anti-impérialisme des imbéciles », désignant par là la coalition Hands off Syria qui, dans ses proclamations et dans ses manifestations, ne disait pas un mot des massacres commis par les russes et les iraniens venus écraser la révolte démocratique et défendre le régime de Bachar al Assad, « aveugle à la guerre sociale se jouant au sein de la Syrie elle-même, ce type de vision considère le peuple syrien, quand il est pris en compte, comme un pion négligeable dans une partie d’échec géopolitique ». C’est ce type d’anti-impérialisme à sens unique qu’ont dénoncé les auteurs d’une lettre ouverte, dont de nombreux syriens, « depuis le début du soulèvement syrien il y a dix ans, et surtout depuis que la Russie est intervenue en Syrie au profit de Bachar al Assad, nous avons assisté à une évolution aussi curieuse que sinistre, l’apparition d’allégeances à Bachar al Assad au nom de l'anti-impérialisme chez certains qui, par ailleurs, se caractérisent généralement comme progressistes ou de gauche et la propagation en conséquence de désinformations manipulatrices qui détournent régulièrement l’attention des sévices bien documentés de Bachar al Assad et de ses alliés. Ceux qui ne partagent pas leur point de vue péremptoire sont fréquemment et faussement qualifiés d'exaltés du changement de régime ou d’idiots utiles des intérêts politiques occidentaux. Tous les mouvements en faveur de la démocratie et de la dignité qui vont à l’encontre des intérêts de l'état russe ou de l'état chinois sont régulièrement dépeints comme le produit de l’ingérence occidentale. Aucun de ces mouvements n’est considéré comme autochtone, aucun n’est à l’image de décennies de lutte nationale indépendante contre une dictature brutale, comme en Syrie, et aucun ne représente réellement les aspirations des personnes qui réclament le droit de vivre dans la dignité plutôt que dans l’oppression et les sévices. En fait, ce qui unit ces courants dits anti-impérialistes est le refus d’affronter les crimes du régime de Bachar al Assad, ou même de reconnaître qu’un soulèvement populaire contre Bachar al Assad a eu lieu et qu'il a été brutalement réprimé ». Les auteurs du texte terminent par les mots suivants qui devraient faire réfléchir même les plus idiots, « ceux d’entre nous qui se sont directement opposés au régime de Bachar al Assad, souvent en payant un prix très lourd, ne l’ont pas fait à cause d’un complot impérialiste occidental, mais parce que des décennies de sévices, de brutalité et de corruption étaient et restent intolérables ».
Ce qui s’est passé en Syrie se reproduit en Ukraine. C’est bien ce qui inquiète des militants de gauche ukrainiens qui appellent depuis le début de l’invasion la gauche du reste du monde à rompre avec le regard américano-centré. Auteur d’une remarquable « Lettre à la Gauche Occidentale », le chercheur ukrainien Volodymyr Artiukh explique que, hors du monde post-soviétique, la gauche n’a pas pris la mesure des nouvelles conditions historiques marquées par la stratégie propre de la Russie, laquelle n’a rien à voir avec les outils d’hégémonie américaine et plus largement occidentale, du soft power et de l’investissement économique, « malgré ce que nombre d’entre vous prétendent, la Russie n’est pas dans la réaction, l’adaptation ou les concessions. Elle a regagné sa capacité d’action et elle est en mesure de façonner le monde qui l’entoure. La Russie est devenue un agent autonome, ses actions sont déterminées par sa propre dynamique politique interne et les conséquences de ses actions sont désormais contraires aux intérêts occidentaux. La Russie façonne le monde qui l’entoure et elle impose ses propres règles comme le faisaient les États-Unis, mais par d’autres moyens ». Selon lui, il faut cesser de raisonner comme si la Russie ne faisait que répondre à l’humiliation qui lui a été infligée à la suite de l’effondrement de l’URSS et il faut comprendre que c’est maintenant l'occident et l’Europe qui sont dans une posture réactive. Il ajoute que « les explications centrées sur les États-Unis sont donc dépassées. J’ai lu tout ce qui a été écrit et tout ce qui a été dit à gauche sur l’escalade du conflit de l’année dernière entre les États-Unis, la Russie et l’Ukraine. La plupart de ces écrits étaient terriblement erronés, pires que les lectures dominantes. Leur pouvoir de prédiction était nul ».
De fait, l’unilatéralisme de la dénonciation atteint un sommet dans un article de Tariq Ali dans la New Left Review, revue de référence de la gauche occidentale. Mercredi 16 Février 2022, soit huit jours avant l’invasion, il se moque des rumeurs d’une prétendue attaque massive de la Russie en Ukraine et il met en cause de façon exclusive, sans aucun effort d’analyse du régime poutinien, les fauteurs de guerre américains.
Il prétend que l’Ukraine, qui ne serait jamais qu'un Natoland, n’a pas besoin de soutien, mais qu’elle doit commencer par montrer à Vladimir Poutine le respect qu’il mérite, n’hésitant pas à reprendre à son compte les propos d’un amiral allemand. La gauche occidentale devrait donc se remobiliser contre la guerre américaine qui est la principale menace, comme elle a su le faire contre les interventions américaines en Syrie, « Stop the War n'est pas un parti politique. Il compte des partisans conservateurs, ainsi que de nombreux partisans de l'indépendance de l'Écosse. Son objectif est d'arrêter les guerres menées par les États-Unis ou l'OTAN, quel qu'en soit le prétexte. Les politiciens et les marchands d'armes qui soutiennent ces guerres ne le font pas pour renforcer la démocratie, mais pour servir les intérêts hégémoniques de la plus grande puissance impériale du monde. Stop the War et bien d'autres poursuivront la tâche de s'y opposer malgré les menaces, les calomnies ou les flagorneries ».
Ce texte est un condensé de ce qu’il y a de pire dans le discours contre la guerre de la gauche occidentale. Il n’y a que l’OTAN, rien que l’OTAN, qui vise la domination du monde et qui cherche la guerre pour faire des profits et pour agrandir son espace d’influence. En conséquence, le comportement de Vladimir Poutine ne serait qu’un contre-effet de l’OTAN. Il n’aurait pas d’existence en propre, pas plus que son régime. C’est cet aveuglement qui a suscité la colère de l’historien Taras Bilous, un militant de l’organisation ukrainienne Social Movement et éditeur de la revue Commons, « jamais ou presque, cette gauche occidentale si prompte à faire valoir les besoins de sécurité de la puissance nucléaire russe n’a rappelé ces mêmes besoins de l’Ukraine qui a abandonné son stock nucléaire contre la garantie de l’inviolabilité de ses frontières en 1994, principe que Vladimir Poutine a brisé en 2014 ».
Tenir enfin compte de cet impérialisme russe et étudier de près ses méthodes et ses intentions spécifiques, ce n’est pas inverser la bêtise campiste et en faire le seul ennemi, mais c’est assurément affirmer que toute analyse qui ne le prendrait pas au sérieux se disqualifie d’elle-même.
Pour la gauche, cet aveuglement est d’autant plus coupable que cet impérialisme vise non seulement à s’étendre sur ses marges, mais aussi à déstabiliser les pays où la démocratie libérale vit encore, ne serait-ce que sous la forme dégradée que nous connaissons. C’est un impérialisme militaire, mais aussi éminemment politique. Il vise à étendre partout une conception dictatoriale et nationaliste du pouvoir dans laquelle les libertés civiles et politiques n’ont aucune raison d’être. C’est bien pourquoi le modèle poutinien a tant de partisans parmi la droite et l’extrême droite globale. C’est qu’il y a un rapport étroit entre le régime de terreur interne et la politique extérieure.
Comment une dictature qui persécute ses opposants, parfois les assassine, et qui interdit toute expression libre de la société civile pourrait-elle tolérer, surtout à ses frontières immédiates, l’existence de sociétés plus libres politiquement ? Le soutien de Vladimir Poutine à Alexandre Loukachenko, à Kassym Jomart Tokaïev et à Ramzan Kadyrov, est parfaitement cohérent, empire à l’extérieur et dictature à l’intérieur vont de pair. Nous savons que les ambitions de Vladimir Poutine vont plus loin. Tout obstacle interne ou externe à son pouvoir doit être anéanti. L’écrasement sous les bombes et les armes chimiques de la révolution démocratique syrienne était un avertissement à tous les peuples désireux de se libérer de leurs tyrans et peut-être d’abord un message envoyé au peuple russe lui-même. Si la ligne de front pour la dictature commence en Russie, tous les pays proches ou moins proches savent maintenant ce qui les attend si rien n’empêche son extension.
Soyons clair. L’ennemi de Vladimir Poutine, ce n’est pas le capitalisme comme système d’exploitation, c’est la démocratie à laquelle il entend mener une guerre impitoyable. Ce qui l’inquiète, c’est la puissance des masses en lutte contre la corruption économique et politique, c’est-à-dire contre son propre pouvoir. Ces masses mobilisées, comme nous l’avons encore vu en Biélorussie, voient dans l’Union Européenne un modèle politique plus enviable que les dictatures prédatrices qu’elle subissent. C’est l’association entre l’Ukraine et l’Union Européenne qui a d’ailleurs décidé Vladimir Poutine à commencer à dépecer l’Ukraine après la révolution du mois de février 2014.
Bien sûr, nous comprenons qu’une partie de la gauche dite radicale est bien gênée de voir des révolutions populaires dans le monde post-soviétique faire de l’Union Européenne un espoir et un horizon, elle qui critique avec raison la nature profondément néo-libérale et capitaliste de l’Union Européenne. Mais si nous avons raison de critiquer le trop peu de démocratie de l’Union Européenne, c’est au nom de l’exigence de l’auto-gouvernement et surtout pas pour reprendre la rhétorique poutinienne selon laquelle ces révolutions sont des coups d’état fomentés par l’OTAN. Il faut affirmer haut et fort qu’il vaut mille fois mieux pour la cause de l’égalité, de la démocratie et des libertés, l’insuffisante démocratie des pays de l’ouest que les dictatures barbares de Bachar al Assad, de Vladimir Poutine et d’Alexandre Loukachenko, modèles de tous les fascismes contemporains. Le poutinisme a bien une cohérence idéologique qui le range parmi toutes les idéologies néo-conservatrices et tous les identitarismes qui ont le vent en poupe. Comme l’a écrit Edwy Plenel, « cette idéologie prend la forme de la promotion d’une Russie éternelle, rabattue sur son identité chrétienne et slave, en alternative à la démocratie moderne, réduite à une tromperie occidentale ». Mélange de néo-tsarisme, de panslavisme et de stalinisme, le poutinisme n’a rien, absolument rien, de progressiste et de démocratique. Il est au contraire un danger mortel pour le peuple russe et pour tous les autres, d’où l’urgence de le combattre sans esprit de faiblesse.