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Andrea Camilleri n’est plus
Par Stefanie Prezioso
Dimanche 21 Juillet 2019
À l’annonce de la mort d’Andrea Camilleri, une grande tristesse m’a envahie. Il y a des morts qui marquent plus que toute autre la fin d’une époque, des morts qui ont le triste privilège d’indiquer les détours d’une histoire en marche et qui sonnent comme un avertissement. Celle-ci m’a ramenée aux textes que le socialiste révolutionnaire Carlo Rosselli avait écrits après le décès en exil du socialiste italien Claudio Treves, ou à celui que Léon Trotski avait rédigé en 1915 après la disparition du socialiste français Edouard Vaillant. Pour paraphraser le fondateur de l'armée rouge, tant qu'Andrea Camilleri était là, une liaison vivante subsistait avec le passé héroïque de la gauche italienne, celle qui avait été au cœur de la culture politique et intellectuelle de l’Italie d’après-guerre, du cinéma à la littérature en passant par la philosophie. Mais Andrea Camilleri n’est plus, alors que l’Italie républicaine vit l’une des périodes les plus sombres de son histoire.
Le romancier, le militant et le citoyen, n’avait cessé de dénoncer ces nouveaux monstres qui ont saisi les rênes du gouvernement au mois de mars 2018, ceux du Mouvement Cinq Etoiles (MCE), d’abord, avec lequel certaines figures intellectuelles de gauche avaient sympathisé, nous pensons à Erri de Luca ou au Prix Nobel de littérature Dario Fo, puis ceux de la Ligue du Nord de Matteo Salvini, qu’il dénoncera sans relâche, voyant dans sa popularité grandissante auprès d’une partie significative de la population italienne, l’incarnation d’un refoulé de la république, d’une culture antidémocratique réactionnaire qui a survécu au fascisme et qui semble avoir recouvré droit de cité dans la péninsule.
Il le définira comme le pire côté des italiens, celui que nous avons toujours caché. Désabusé, le vieil homme confiera en 2018, « à quatre vingt treize ans, à un pas de la mort, je me trouve dans la situation de devoir laisser en héritage à mes petits-enfants un pays que je ne m’attendais pas à quitter ainsi. Et pour cette raison, il me semble que j’ai échoué en tant que citoyen ». Un échec qui a dû peser lourd sur les épaules de cet homme qui avait connu le fascisme, devenu bien malgré lui, au crépuscule de sa vie, le témoin importun et inopportun d’une Italie à la dérive qui s’enfonce imperceptiblement, sur fond de crise économique, dans une crise sociale, politique et morale.
Andrea Camilleri avait dit ne plus vouloir se déplacer pour voter, tant il paraissait vain à ce romancier devenu aveugle de contribuer par un bulletin dans l’urne à la reconstitution d’une gauche de gauche capable d’agir dans le cadre du désastre italien. Et pourtant, il n’avait eu de cesse d’interpeller les intellectuels devenus, selon lui, indifférents au monde dans lequel ils vivent. En 2014, il avait encore soutenu la présentation de la liste « Altra Europa con Tsipras », qui créa la surprise avec quatre pour cent des voix, un résultat d’autant plus étonnant que cette formation n’avait bénéficié que d’une couverture médiatique limitée.
Ce regroupement rassemblait des activistes des mouvements sociaux, notamment de la mobilisation dans le val de Suse contre le train à grande vitesse entre Turin et Lyon, et des intellectuels et journalistes, comme Barbara Spinelli et Marco Revelli. Un mélange des genres qui cherchait à situer son combat sur le terrain européen et qui avait soulevé l’espoir de fonder une expression transnationale de la gauche antilibérale. En 2016, il sera en première ligne pour lutter contre la révision de la constitution promue par Matteo Renzi soulignant qu’elle était l’esprit de la résistance traduit en droit. En 2018, il poursuivra sa bataille sans relâche pour stigmatiser la Ligue du Nord de Matteo Salvini et le MCE.
Andrea Camilleri n’a cessé de chercher à tirer le frein d’urgence, jouant de la popularité de ses romans pour en appeler à un sursaut de la conscience. Son regard sans concessions sur la société italienne, mêlé à son sens profond de la langue et à son amour pour sa Sicile natale ont su gagner le grand public à son œuvre. Une littérature pensée comme un point d’appui dans le vide politique sidéral ouvert par la gauche, le roman policier en particulier.
« Pourquoi, y a-t-il cette extrême attention pour le roman policier, le roman noir, considéré au-delà même de ce qui était autrefois un genre », s’interrogeait-il, « l’autre jour, un journaliste me citait Edmund Wilson, un critique américain qui se demandait pourquoi durant la guerre, aux États-Unis, le roman policier avait connu un énorme succès. Il arrivait à la conclusion que plus le monde est incertain, ambigu et dangereux, plus le roman policier apporte une certitude, il arrive toujours à une vérité. C’est la sienne mais c’est une vérité. Plus le monde peine à arriver à la vérité, plus les personnes se contentent de la petite vérité du roman policier ».
Connu tout d’abord pour ses romans historiques, « la saison de la chasse », il ne s’abandonne au genre policier que plus tard. Alors qu’il se débat avec l’écriture de ce qui allait devenir son chef-d’œuvre, « l’opéra de Vigàta », il se souvient d’un conseil de Leonardo Sciascia, cet autre sicilien, « le roman policier est sans doute la meilleure cage dans laquelle un écrivain puisse se glisser, parce qu’il y a des règles, concernant le rapport logique, temporel et spatial du roman, dont il ne peut faire abstraction ».
Andrea Camilleri s’essaye à ce genre. Pour le plus grand bonheur de ses lecteurs, le commissaire Salvo Montalbano est né. Une terre aride et jaune où les montagnes pelées renvoient encore l’image en relief d’une verdeur qui se bat pour exister. Des villages perchés sur les flancs, lorgnant vers la mer, taches blanches sur les coteaux, sous un soleil écrasant. Une mer jadis limpide, qui accueille sur ses bords une ville imaginaire, Vigàta, « aux limites variables, à géométrie variable, en réalité toute la Sicile » et peut-être même, qui sait, le monde entier.
Andrea Camilleri aime la Sicile. En cela, il est frappé par la malédiction qui touche tout auteur sicilien, condamné, pour paraphraser Leonardo Sciascia, à parcourir constamment les lieux de son île, parce que toute autre représentation, toute autre expérience, lui apparaîtrait en comparaison beaucoup trop pauvre. La Sicile est ainsi présente à chaque ligne, ses odeurs presque charnelles, ses paysages, sa chaleur, ses humeurs, ses personnages et même sa langue, réinventée pour l’occasion par la plume magique d’Andrea Camilleri.
Car la langue, cette merveilleuse langue est la marque de fabrique et la force de ses romans, par ailleurs bien rendue par la traduction française de Serge Quadruppani. Parmi la kyrielle de personnages récurrents de ses romans policiers, après Salvo Montalbano, Mimì Augello, son second, inénarrable coureur de jupons, ou le solide inspecteur Fazio, c’est sans doute Catarella qui incarne au mieux l’âme de sa création littéraire. Ce sergent, préposé au téléphone, simplet et lourdaud, placé là par faveur, parle une langue qui lui est propre. Non seulement, il écorche tous les noms, ce qui s’avère vite un problème pour le standardiste, mais invente aussi constamment des termes, avec l’assurance inébranlable que lui donnent sa volonté de bien faire et sa naïveté.
Au fil de ses ouvrages, ce personnage va être l’un des ressorts du comique de répétition qu’affectionne Andrea Camilleri. Car on rit, et on rit beaucoup, en lisant les enquêtes de Salvo Montalbano, sans jamais sombrer dans le simple amusement. Il s’agit de ce rire, cher au néo réalisme italien, porté par un langage revivifié et débarrassé des scories de la normalisation fasciste. Un comique poétique et cruel visant à dépeindre sans concession la situation sociale, politique et culturelle de l’Italie, qu’avait promu magistralement l’auteur et réalisateur napolitain Eduardo de Filippo, avec lequel Andrea Camilleri avait travaillé dans les années 1960, un mélange de satire et d’ironie, satire de la société sicilienne qui incarne mieux que toute autre la permanence, l’archaïsme et les contrastes, et distance ironique du regard posé sur elle par Salvo Montalbano. « Andrea Camilleri, en bon père tardif, ressent la responsabilité aiguë, je n’ose pas parler de sens de culpabilité pour un auteur délicieusement laïc, d’avoir jeté son personnage au milieu de cet enfer de mesquinerie, de violences, de petitesses et de servitudes », écrivait Michele Serra, il y a quelques années déjà dans la Repubblica. Il ne pouvait pas lui refuser l’arme de la dérision.
Mais qui est donc ce commissaire autour duquel tournent les romans policiers d’Andrea Camilleri ? Il le présente comme le voisin de palier. S’il n’est pas un super-héros, ce n’est tout de même pas un voisin de palier ordinaire. Il plaît aux femmes, surtout à Ingrid, cette magnifique suédoise, mécanicienne, maîtrisant la conduite à faire pâlir un pilote automobile, libre en terre sicilienne, mais victime des assauts répétés de son beau-père. Et puis, il y a bien sûr sa compagne Livia, une génoise avec laquelle Salvo Montalbano entretient une relation à distance, houleuse et tendre. Grand amateur de littérature, il étonne et surprend ses interlocuteurs par l’étendue de sa culture, citant tant Jan Potocki que Manuel Vázquez Montalbán, clin d’œil d’Andrea Camilleri au père du détective privé espagnol Pepe Carvalho. Mais ce qui le caractérise plus encore, c’est son goût pour les plaisirs de la table. Il commente chaque plat, qu’il choisit avec attention parmi les spécialités de son île, arancini sarde, spaghetti alle vongole, caponata, granita et brioche. Pas question pour lui d’avaler un repas en vitesse n’importe où. Son goût pour la bonne chère l’éloigne de la société des hommes et des femmes qui n’en partagent pas le sens. Enfin, on relèvera son amour pour la mer, au bord de laquelle il vit dans une petite maison sur la plage.
Dépressif, misanthrope ou hypocondriaque, rien de tout cela, un homme de son temps qui pose un regard vif et cinglant sur une société de plus en plus inconsciente, séduite d’abord par le berlusconisme puis par les thèses extrémistes de Matteo Salvini, qui exploite, réduit en esclavage et quelquefois tue les migrants arrivés de très loin dans des conditions terribles sur les plages de Sicile.
Qu’importe si Salvo Montalbano a quelquefois peur, c’est quand il dit « assez » qu’il convainc le plus. Comme il le répète après les violences policières commises lors de la mobilisation de Gênes en 2001, dans « le tour de la bouée », aux éditions du Fleuve Noir en 2005.
Andrea Camilleri n’est plus. Sa mort a fait la une des quotidiens italiens, chacun tentant de se réapproprier un morceau de sa popularité, le vice-président du conseil italien Matteo Salvini s’est lui-même fendu d’un commentaire, comme Luigi di Maio, Matteo Renzi et bien d’autres, chacun cherchant à arracher de la stature de ce grand auteur ce qui l’avait porté tout au long de ses années de vie à lutter « du côté des exploités, des derniers, pour réaliser dans le monde la plus grande justice et la liberté ».
Dans l’un de ses derniers entretiens, accordé au Guardian, Andrea Camilleri racontait cette histoire rapportée par Leonardo Sciascia, « juste avant l’arrivée du fascisme, un homme avait demandé à un paysan aveugle ce qu’il percevait dans le futur. Le paysan avait répondu que, même s’il était aveugle, tout était noir. Et ma réponse est la même ». Le père de Salvo Montalbano a pourtant cherché, jusqu’à son dernier souffle, un rayon de lumière au bout de ce tunnel. Que sa persévérance nous inspire.