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16 mai 2016 1 16 /05 /mai /2016 15:26

NUIT DEBOUT FORCES ET FAIBLESSES

Vous trouverez ci-dessous la dernière partie d’une très longue interview de Stathis Kouvelakis relative à l’actuelle situation politique française.

L’interview est disponible en totalité si vous consultez le site www.revolutionpermanente.fr à l’adresse ci-dessous.

Bernard Fischer

http://www.revolutionpermanente.fr/Un-tournant-majeur-dans-la-situation-politique-francaise-Entretien-avec-Stathis-Kouvelakis

Un tournant majeur dans la situation politique française

Interview de Stathis Kouvélakis

Question. Tu avais un des premiers à faire le constat, mi-novembre 2015, de la mort du Front De Gauche (FDG). Même si actuellement la mobilisation est loin d’être terminée, un second round étant en cours, tout cela aura des impacts sur la recomposition de la gauche de la gauche, de la gauche radicale et de l’extrême-gauche. Quels sont les scénarios et les hypothèses possibles, comment tu vois les choses, en lien notamment avec les élections présidentielles de 2017 et l’état actuel du gouvernement ?

Réponse. Le paysage de la gauche radicale et anticapitaliste en France est très problématique, du fait de l’échec des deux principaux paris qui se sont joués au cours de la période récente. Le premier est celui du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), le projet lancé par la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), qui avait été la force politique motrice de la gauche radicale dans les années 2000, grâce notamment aux deux campagnes d’Olivier Besancenot et à ce qui s’était cristallisé autour à ce moment-là. Le second échec est effectivement celui du FDG, qui n’a jamais réussi à être autre chose qu’un cartel d’organisations et une alliance électorale au sommet. Il n’a jamais pu se construire en tant que véritable outil d’intervention dans les mobilisations et dans les luttes, permettre une véritable recomposition politique et œuvrer à la reconstruction d’un espace politique. A mon sens, le FDG était déjà moribond avant les attentats du mois de novembre 2015, les élections municipales et régionales avaient déjà révélé la persévérance du Parti Communiste Français (PCF) dans son rôle de force d’appoint du Parti Socialiste. Mais le coup de grâce, à mon sens, symboliquement, a été le vote de l’état d’urgence par la totalité des députés du PCF à l’assemblée nationale et leur participation à cette farce d’union nationale qui s’est mise en place à ce moment-là.

Il est trop tôt pour dire quelle est la tournure que les choses vont prendre, mais il y a en revanche une chose dont nous pouvons être certain, le mouvement social en cours signale un véritable tournant, dont l’impact sur le champ politique sera majeur. C’est une leçon que nous pouvons tirer de tous les mouvements comparables qui ont eu lieu ailleurs. Même dans le cas le plus défavorable, celui des Etats-Unis, où Occupy apparaissait comme quelque chose d’assez limité, dominé par une logique assez anti-politique, ou libertaire, dans un pays où il n’y a pas d’expression politique autonome du mouvement ouvrier et où il n’y en a jamais vraiment eu en réalité à une échelle significative, même là nous avons vu un impact, tout à fait important pour les normes des Etats Unis, avec la campagne de Bernie Sanders. Quant au sud de l’Europe, nous savons qu’il a donné lieu à des bouleversements politiques tout à fait majeurs. Mais ceux-ci ne surviennent pas de façon spontanée, il y a des acteurs qui prennent des initiatives et qui, dans une situation donnée, peuvent donner des résultats qui n’étaient pas envisageables antérieurement, s’inscrivant dans des possibilités qui n’existaient pas auparavant.

En France, maintenant, la situation ouvre des possibilités. D’une part, parce que le Parti Socialiste est extrêmement affaibli, ce mouvement contre la loi travail signe à mon avis la rupture définitive entre le Parti Socialiste et ce qui lui restait de soutien et de base sociale. Il est probable que nous assistons maintenant, mais seulement maintenant, à quelque chose comme une pasokisation du Parti Socialiste ou, en tous cas, à des phénomènes de décomposition, dont nous ne voyons pas comment le Parti Socialiste pourrait se sortir. Il en découle que les forces de la gauche qui se veulent antagonistes au Parti Socialiste sont à l’heure actuelle face à un défi majeur. Ces forces bien sûr existent à l’extrême-gauche, à condition de sortir de logiques sectaires ou groupusculaires. Elles existent aussi dans certaines des mouvances ou composantes du désormais défunt FDG, à condition toutefois qu’elles rompent avec toute logique subalterne par rapport au Parti Socialiste et au pouvoir, qu’elles comprennent ce qui est en train de se passer dans la rue et dans les mobilisations, et qu’elles se mettent à réfléchir sérieusement sur une alternative.

Je crois aussi, à un niveau plus programmatique, que c’est cela le défi auquel nous sommes confrontés à l’heure actuelle, nous ne pouvons pas nous satisfaire d’une plateforme antilibérale, avec des objectifs minimaux, et en réalité de nature para syndicale. Ce qu’il faut, c’est une véritable alternative politique qui pointe les verrous et les nœuds de la situation actuelle et de la stratégie de l’adversaire. Cela veut dire par exemple qu’il faut absolument viser la fin du présidentialisme et de la cinquième république, mais aussi de l’Union Européenne, qui est la véritable machine de guerre du capital à l’échelle du continent. Sans rupture avec l’Union Européenne, nous n’arriverons à aucune solution, le désastre de Syriza en Grèce l’a démontré de façon définitive. Cette perspective implique aussi une véritable vision de reconstruction des rapports sociaux, dans une logique libérée de l’emprise du capital et réaliste, qui s’appuie sur des revendications transitoires, mais déterminée. Nous ne sommes plus du tout à une étape où la défense et l’extension des services publics seraient suffisantes. Ce n’est pas du tout à la hauteur de ce qui est en train de se passer et des formes de la contestation, justement, qui ont émergé dans les secteurs les plus avancés du mouvement, mais aussi des formes sous lesquelles le capital a étendu de façon spectaculaire son emprise sur l’ensemble des rapports sociaux.

Question. Sur le terrain de cette alternative, il y a deux grosses expériences des dernières années qui sont symptomatiques des grands dangers qu’il y a à s’appuyer sur des mobilisations populaires, pour en produire une cristallisation ou un débouché politique, sans tirer certaines leçons d’expériences antérieures et tomber à une vitesse extrêmement rapide dans des travers tout à fait anticipables. Podemos dans sa spécificité et ce qu’est devenu son appareil politique dans la dernière période et, bien sûr, l’expérience, que tu connais de près, de Syriza, de sa capitulation et de l’échec de son projet politique, échec qui a été aussi rapide que l’espoir initial était intense. Il y a un enjeu vital à tirer un bilan complet de leurs logiques, notre but ne saurait être de reproduire le même genre d’illusions stratégiques pour une nouvelle fois aller droit dans le mur. Quels sont à tes yeux les anticorps sur lesquels il faudrait mettre l’accent ?

Réponse. Je tire, pour ma part, une triple leçon de l’échec de Syriza. La première, la plus évidente, est que toute politique à l’heure actuelle, même modestement antilibérale, a fortiori anticapitaliste, qui refuse la rupture avec l’Union Européenne, et ne se donne pas les moyens de mener cette rupture à bout, est condamnée à l’échec. Cette rupture n’est en rien synonyme de « repli national », comme s’obstinent à le répéter certains, car s’il n’y a pas une brèche qui s’ouvre quelque part, dans l’un des maillons de la chaîne, il ne pourra pas y avoir d’expansion et de perspective d’internationalisation de cette rupture. La seconde est que des stratégies purement parlementaires sont insuffisantes et ne peuvent, de même, que conduire à l’échec. Syriza, à partir de 2012, avant même d’accéder au pouvoir, a infléchi son approche et ses pratiques dans le sens d’une perspective purement parlementaire, et non d’une perspective marchant sur deux pieds, à la fois par l’impulsion de mobilisations faisant monter en intensité le niveau de confrontation sociale, et en obtenant des victoires électorales permettant de conquérir le pouvoir gouvernemental. En fait, accéder au gouvernement n’a de sens que si cela permet d’aller plus loin dans cette confrontation, en ayant en main quelques leviers essentiels pour approfondir la crise politique et ouvrir de nouveaux espaces à cette mobilisation populaire. Jean Luc Mélenchon de ce point de vue-là, avec sa « révolution citoyenne » qui s’opère uniquement par les urnes, est en décalage complet non seulement par rapport à certaines leçons théoriques fondamentales du passé, mais aussi par rapport à des situation très récentes.

Question. Une lubie très classique chez les forces réformistes.

Réponse. Oui, une lubie très classique mais qui révèle dans le cas de Jean Luc Mélenchon une approche très superficielle des expériences mêmes auxquelles il se réfère, à l’appui de sa « révolution citoyenne », notamment en Amérique Latine, là où des forces anti libérales, ou progressistes, ont pu obtenir des victoires électorales successives. Certes, il y a bien eu ces victoires dans les urnes mais, dans tous les cas, pour y parvenir, des luttes populaires parfois insurrectionnelles ont été nécessaires, ne serait-ce que pour donner ces résultats limités. Au Venezuela, c’est le Caracazo de 1989, et ses centaines de morts, qui ont rendu possible l’expérience chaviste et, de même, en Bolivie, il a fallu une véritable insurrection populaire, avec des morts, pour qu’Evo Morales, avec toutes les limites que cette expérience peut avoir, parvienne au pouvoir.

La troisième conclusion que je tire concerne la forme parti à proprement parler. Ce à quoi j’ai assisté dans Syriza, et on assiste à quelque chose de parfaitement similaire avec Podemos, c’est qu’avant même d’accéder au pouvoir gouvernemental et aux fauteuils ministériels, à partir du moment est apparue la perspective de gagner un scrutin ou de connaître une forte poussée électorale, ces partis ont connu un processus d’étatisation « en amont ». Nicos Poulantzas avait là encore très bien vu cette possibilité dans ses derniers textes, lorsqu’il disait que cette étatisation était le principal risque d’une stratégie de guerre de positions et de conquête du pouvoir d’état, à travers justement ce binôme de mouvements sociaux et de majorité électorale.

Cette étatisation s’exprime concrètement par le fait que dans ces partis deviennent de plus en plus centralisés, la direction s’autonomise par rapport à la base et les militants pèsent de moins en moins dans le processus concret de prise de décision. La manière dont ces partis se conçoivent est de plus en plus celle d’appareils de gestion du pouvoir et non pas de production d’une politique de masse en en interaction avec les mouvements sociaux et les mobilisations populaires. Nous avons vu ces tendances à l’œuvre à l’intérieur de Syriza tout particulièrement à partir de 2012. Cela, ne veut pas dire qu’elles n’existaient pas auparavant, mais elles ont pris une ampleur tout à fait nouvelle à partir de ce moment-là, quand Syriza s’est trouvé aux portes du pouvoir gouvernemental. Et dans le cas de Podemos c’est encore plus rapide. Sans doute parce que Podemos ne vient pas d’un processus de recomposition du mouvement ouvrier et qu’il s’appuie sur des structures organisationnelles beaucoup plus faibles, donc d’autant plus sujettes à cette tendance à l’étatisation. Pour la contrer, il faut expérimenter des formes organisationnelles et politiques qui permettraient, non pas d’abolir par un coup de baguette magique ces tendances, qui à mon sens sont absolument inhérentes aux conditions mêmes du champ politique tel qu’il existe dans nos pays, mais qui permettraient de les contenir et d’empêcher qu’elles ne prédominent.

Question. Cette logique d’étatisation préventive est notamment alimentée par, mais elle en est aussi une facette, une faiblesse qui est le manque d’enracinement de ce genre de recompositions politiques dans un ensemble d’anticorps, politiques évidemment mais aussi en particulier, au-delà de simples périodes de mobilisation, dans le principal levier capable de faire contre-pouvoir à ces logiques de dilution, qui est une base sociale, une base de classe beaucoup plus massive. L’une des leçons que nous pouvons tirer de cette dernière période, c’est que l’un des enjeux d’une alternative est justement de ne pas mettre sur le mettre plan, comme s’ils avaient la même importance, la logique d’intervention au plan des cristallisations politiques et l’enracinement dans la classe ouvrière, dans toute sa complexité. Sur le court terme c’est peut-être moins « efficace » en termes de « débouché » mais, sur la durée, cela semble être un anticorps vital pour éviter de tomber dans le même genre de raccourcis et donc d’échec.

Réponse. Je suis d’accord jusqu’à un certain point avec cette analyse car elle pointe l’une des faiblesses de ces constructions politiques de type Syriza ou Podemos, qui est leur implantation limitée, voire inexistante dans le cas de Podemos, dans la classe et le mouvement ouvrier. Mais le problème reste pour moi un problème de pratiques politiques, de formes d’organisation et de stratégie, et pas seulement d’implantation sociologique.

Question. C’est évident, la question n’est pas seulement d’être implanté dans la classe ouvrière, mais de savoir quelle politique nous y défendons.

Réponse. En effet, car ces processus d’étatisation « en amont » ont existé dans les années 1970 dans des partis communistes, là où la question de l’accès au pouvoir gouvernemental par la voie électorale s’est posée, c’est-à-dire en France et en Italie. Et là nous avions des partis avec des implantations tout à fait massives, c’était des partis hégémoniques au sein du mouvement ouvrier. Ce qui n’a pas du tout empêché le PCF avec le programme commun et le Parti Communiste Italien (PCI) au cours de la période dite du compromis historique, de se couler dans le moule de cette étatisation. Ce sont ces réalités que Nicos Poulantzas avait d’ailleurs soulevées quand il développait ses analyses, conscient du risque que les partis communistes suivent dans une large mesure, dans leur matérialité même, l’évolution des partis sociaux démocrates et ouvriers de la période antérieure.

Je crois qu’il faut concevoir le terrain de la construction organisationnelle et partidaire, comme un champ d’expérimentation mais aussi bien sûr comme un champ de confrontation et de lutte pour que des formes politiques nouvelles puissent apparaître. Celles-ci ne pourront à mon sens, je le répète, abolir ces tendances, qui sont tout à fait structurelles. n’importe quelle construction politique de masse qui opère à l’intérieur du cadre d’un champ politique qui reste structuré par le champ électoral, des rapports de représentation et des institutions parlementaires, se trouvera confrontée à des problèmes, donc à des tendances, de ce type.

Mais je suis d’accord pour parler d’anticorps, je crois que c’est là-dessus qu’il faut travailler, en termes d’approches stratégiques, de formes organisationnelles et d’enracinement profond dans la société, la classe ouvrière et les groupes sociaux subalternes tels qu’ils sont aujourd’hui et non pas tels qu’ils ont été structurés dans le passé.

Question. Nous sommes d’accord sur l’ampleur du débat qu’il y a à mener et nous ne manquerons pas d’occasions et de motifs pour le reprendre plus avant dans la période à venir. Mais dans l’immédiat et pour conclure cet entretien, une dernière chose, suite à une de ses premières interventions dans le mouvement des Nuits Debout, Frédéric Lordon avait été questionné par quelqu’un lui demandant s’il était un révolutionnaire ou un réformiste et il avait répondu, en résumé, que la question n’était pas pertinente. Comment toi tu répondrais à cette question ?

Réponse. Je crois que c’est une question qui a du sens, bien sûr, mais il faut s’entendre sur ce qu’on entend, en l’occurrence, par le mot réformiste. Dans le contexte actuel, ce n’est pas seulement la perspective révolutionnaire qui apparaît comme défaite, en termes historiques, après l’effondrement de l’union soviétique et la fin de ce que nous avons appelé le court vingtième siècle, c’est aussi la stratégie réformiste. Les partis sociaux démocrates à l’heure actuelle sont des partis sociaux libéraux qui gèrent le néo libéralisme et ne proposent nullement un véritable compromis social, certes dans le cadre du capitalisme, mais avec des acquis et des avancées, en faveur du monde du travail tel que cela a pu être le cas au cours des trois ou quatre décennies après la seconde guerre mondiale. Le réformisme aussi est en crise à l’heure actuelle.

Je crois toutefois qu’il faut aller plus loin, en réalité, j’inverserais le mode traditionnel de formulation du problème. Je crois que pour qu’il y ait du réformisme, et il y aura toujours du réformisme dans le système capitaliste, il y aura toujours des fractions, et même des courants organisés et des groupes subalternes, qui croiront en la possibilité d’améliorer les choses dans le cadre du système, il faut qu’il y ait également une perspective révolutionnaire crédible. Je crois en d’autres termes que la perspective réformiste est une perspective dérivée de l’existence d’une perspective révolutionnaire. C’est parce qu’il y a eu pour toute une période historique, comme possibilité concrète, à l’échelle mondiale, la vision d’un avenir post-capitaliste, d’une perspective de renversement du système fondée sur le rapport de forces issu de la victoire de l’octobre russe et des révolutions anticoloniales, qu’il y avait un réformisme qui disait que sans aller jusque-là, nous pouvons néanmoins obtenir un certain nombre de choses sans bouleverser le système. Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où, comme l’a dit Fredric Jameson, « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ». C’est devenu le « sens commun » de notre époque et c’est cela, en fin de compte, qui bouche en même temps, plus exactement, qui rend impensable la fois la perspective révolutionnaire, mais aussi une véritable perspective réformiste. Ce qu’il faut aujourd’hui, ce sont de nouvelles expériences victorieuses pour les classes subalternes, qui vont permettre de poser, en termes concrets et effectifs, à la fois une hypothèse révolutionnaire et une hypothèse réformiste.

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