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12 mai 2015 2 12 /05 /mai /2015 19:47

http://www.versobooks.com/blogs/1578-ernesto-laclau-theorist-of-hegemony

http://www.publico.es/actualidad/muere-ernesto-laclau-teorico-hegemonia.html

La mort d’Ernesto Laclau a causé un grand émoi dans la gauche internationale. Elle a perdu l'un de ses penseurs politiques les plus perspicaces. Nous publions ici l'hommage d’Íñigo Errejón à Ernesto Laclau, un rappel très rapide de l'actualité urgente des réflexions d’Ernesto Laclau tout au long de sa vie sur l'hégémonie, les stratégies de la gauche et la question épineuse du populisme.

Mort d’Ernesto Laclau, théoricien de l’hégémonie

Par Inigo Errejon, médecin, chercheur en sciences politiques à l’université Complutense de Madrid et directeur de la stratégie et de la communication de Podemos.

Lundi 14 Avril 2014

Bien que j’ai eu un peu de ses livres sur les étagères de ma maison d'enfance, il a fallu attendre la dernière année de mon diplôme pour que je lise Ernesto Laclau, avec sa compagne personnelle et intellectuelle Chantal Mouffe, pour un séminaire du professeur Javier Franzé pendant l’année universitaire en 2005 et 2006. Je me souviens comment la densité et la complexité du fragment de « l'hégémonie et la stratégie socialiste » m'a frappé, et comment je le relisais plus tard le crayon à la main. Mais il avait certainement déjà secoué certaines de mes certitudes et ouvert un champ de curiosité intellectuelle à laquelle j’allais ensuite me consacrer.

Quelque temps plus tard, en passant par Buenos Aires, après une année de vie et de recherche en Bolivie, j’ai acheté « la raison populiste », comme j’étais déjà obsédé par la compréhension du national-populisme en Amérique Latine et passionné de travailler à travers certaines de ses ambivalences. C’était en 2009. En mai 2011, trois jours après les manifestations du 15 mai 2011, j’ai défendu ma thèse de doctorat à l’université Complutense, son titre étant « la lutte du MAS pour l'hégémonie en Bolivie, de 2006 à 2009, une analyse discursive ». Le travail d'Ernesto Laclau, je répète, et aussi de Chantal Mouffe, et leur école de pensée néo-gramscienne a joué un rôle théorique central dans ma thèse.

Il y a quelques jours, dans l'introduction d'un événement avec le vice-président bolivien Alvaro García Linera, sans doute l'autre grand esprit de l'époque de l'Amérique latine du changement, je pensais que ce n’est pas facile de présenter un auteur dont j’ai lu autant de travaux.

Maintenant, je me rends compte qu'il est encore moins facile d'écrire la nécrologie d’un auteur que j’ai tellement étudié, mais sans l'avoir connu.

Dimanche 13 Avril 2014, le théoricien politique argentin Ernesto Laclau, né en 1935, est mort à Séville. Il avait présenté son doctorat à Oxford devant Eric Hobsbawm et était dernièrement professeur émérite de sciences politiques à l’université d'Essex, où il a fondé une école théorique dédiée à l'analyse du discours, de l’idéologie et des pratiques qui ont contribué à la formation des sujets. Ernesto Laclau nous laisse une œuvre qui est peut-être la plus importante parmi tous les développements théoriques du concept d’hégémonie d’Antonio Gramsci.

La trajectoire intellectuelle d’Ernesto Laclau a constamment traversé les frontières disciplinaires, histoire, philosophie et sciences politiques, et a rejeté le préjugé conservateur selon lequel il y aurait une incompatibilité entre la rigueur scientifique et l’engagement politique, à chaque étape de sa carrière, son sérieux en tant qu'universitaire était inséparable de sa curiosité et de sa participation intellectuelle dans les conflits de son temps et de leurs possibles conséquences émancipatrices. Le style d'écriture d’Ernesto Laclau était méticuleux et systématique, mais aussi animé, polémique et convaincant.

Passant dans sa jeunesse de la jeunesse du Parti Socialiste à la Gauche Nationale dirigée par Abelardo Ramos, sur la base d’un dialogue entre le marxisme et le phénomène populaire du péronisme, comme il le dit, « le péronisme m'a fait comprendre Antonio Gramsci », le noyau central des travaux d’Ernesto Laclau a été orienté vers la pensée à travers le concept d'hégémonie. Il l'a fait à travers une discussion ouverte avec Antonio Gramsci sur la base d’un original, non orthodoxe et presque hérétique développement de ses concepts et les chemins incomplets indiqués dans ses œuvres. Au centre de la pensée d’Ernesto Laclau, il y avait la question de la capacité de créer le consentement, du fonctionnement de la légitimité et, en particulier, comment et dans quelles conditions les gens d’en bas pourraient renverser leur subordination, former un bloc dirigeant historique et organiser la communauté politique.

« L’hégémonie et la stratégie socialiste », en 1985, était le travail principal d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, un livre qui a fondé toute une perspective théorique. Dans ce livre, ils ont proposé une compréhension de la politique comme une bataille pour le sens, dans lequel le discours n’est pas ce qui est dit, vrai ou faux, révélateur ou dissimulateur, sur les positions qui existent déjà et ont été constituées dans un autre domaine, social ou économique, mais plutôt une pratique d'articulation qui construit une autre position, dans un sens ou dans un autre, sur la base de « faits » qui peuvent prendre une signification très différente selon la façon dont ils sont sélectionnés, regroupés et, surtout, opposés.

Ce sens n’est pas donné, mais il dépend plutôt des affrontements et des équilibres, il est la base de la démocratie et non une menace, comme le prétend la pensée conservatrice qui réduit la politique à la gestion de ce qui a déjà été décidé ailleurs. Dans cette perspective, la politique n’est pas apparentée à un match de boxe, un simple affrontement ou un arbitrage entre les acteurs existants, ni à un jeu d'échecs, des alliances, des mouvements et des tactiques utilisées par des pièces déjà données, mais à une « guerre de position » continue, avec des épisodes de mouvements, mais aussi, bien sûr, des équilibres entre des forces gelées dans les institutions, afin de constituer des côtés, des identités, des modalités, et finalement le champ de bataille lui-même. Parler de la fragmentation des identités possibles et de leur contingence n’est pas célébrer les particularismes ni le mythe conservateur de la fin des antagonismes, cela signifie plutôt la conscience de la nécessité irremplaçable pour la politique d'articuler et de générer des imaginaires qui peuvent unir et mobiliser le peuple.

Ce pouvoir est l'hégémonie, la capacité d'un groupe de présenter son ordre du jour notamment en incarnant l'intérêt général, un particulier qui construit un universel autour de lui, une relation contingente qui est toujours incomplète, attaquée et temporaire. Ce n’est non seulement une question de leadership, ni même une simple alliance des forces, mais plutôt la construction d'un nouveau sens qui est plus que la somme de ses parties. La force hégémonique produit un ordre moral, culturel et symbolique à l’intérieur duquel les couches subalternes et même ses adversaires doivent fonctionner, cet ordre étant devenu le sens commun qui ne peut être remis en cause que d'une position d'extériorité absolue condamnée à l'insignifiance.

Les « signifiants flottants » jouent un rôle important dans ce modèle, similaire à ceux des hautes crêtes à partir desquelles on peut dominer un champ de bataille.

Ce sont des symboles ou des noms qui portent légitimité, mais ne sont pas ancrés dans un sens déterminé, et en tant que tels peuvent servir de catalyseurs ou de standards pour la solidarisation des groupes fragmentés et des demandes négligées qui deviennent un « nous » politique avec une volonté de puissance, ce qui nécessite toujours la définition d'un « eux » qui sont responsables pour tous les problèmes qui existent. Ce n’est pas une opération descriptive, mais plutôt la génération de sens.

Cependant, il n’y a pas de doute que c’est par la notion « maligne » du populisme qu’Ernesto Laclau a acquis son plus grand impact médiatique et politique. Dans « la raison populiste », il a analysé les prémisses élitistes et sensiblement anti-démocratiques qui se tenaient derrière l'identification du « peuple » avec « les passions de base » qui peuvent être « excitées par des démagogues », et a postulé que la menace pour la démocratie contemporaine ne vient pas de sa plébéienne sur utilisation, mais plutôt de sa restriction oligarchique par les minorités qui sont libres de tout contrôle populaire.

Poursuivant dans cette veine, il a proposé une conceptualisation du populisme radicalement différente de sa vague et péjorative utilisation médiatique. Il a compris ce mot non comme un contenu idéologique spécifique, mais plutôt comme une forme d'articulation des identités populaires, typique dans les moments de crise, la perte de capacité des institutions à absorber la pression, et le mécontentement et la dislocation des loyautés précédemment existantes, par l'intermédiaire de la dichotomisation de l'espace politique définissant une « plèbe » qui s’affirme comme le seul « populus » légitime dans l'opposition aux élites symboliquement regroupées. Une nouvelle frontière est ainsi dressée à travers le champ de bataille politique, illustrant un nouveau « eux » en opposition duquel une identité populaire est produite qui jette de côté les métaphores qui auparavant divisaient le peuple. Dans chaque cas, la signification idéologique du populisme dépend de la nature et de la gestion de cette frontière.

Cette conceptualisation du populisme fait des catégories d’Ernesto Laclau un point de référence essentiel pour comprendre les expériences de changement politique, la formation de gouvernements nationaux-populaires et les réformes de l’état en Amérique Latine au début du vingt et unième siècle. Mais dans le même temps, il a également été la cause de cette « fin d’Ernesto Laclau » ignoré ou faisant face à l'hostilité en Espagne, en dépit de son influence intellectuelle et de sa reconnaissance académique en Amérique Latine et ailleurs en Europe. Il convient de rappeler que les expériences latino-américaines en expansion de la démocratie et de l'inclusion sociale font face à la fois à l'hostilité de la pensée conservatrice et à l'incompréhension parmi la majorité de la gauche, pour qui le populisme est une falsification, ou une distraction plus ou moins nocive, de certitudes déjà établies.

Comme Marco d'Eramo nous le rappelait aussi dans son article « le populisme et la nouvelle oligarchie », dans la New Left Review en1982, en Europe nous traversons un moment important où l'offensive oligarchique est sur le marché, avec l'appauvrissement de la population et le dédain de l’élite pour elle comme une instance de légitimation, de sorte qu’elle augmente les accusations de « populisme » contre toute manifestation de mécontentement ou toute demande que le peuple devrait jouer un rôle dans les affaires publiques. La latino-américanisation de la politique du sud de l'Europe, se rapprochant de ces discussions et pour la première fois réglant sa boussole sur le sud, pas pour copier, mais pour traduire son expérience, peut reformuler et tirer parti de l'arsenal des concepts et des exemples de ce continent. Autrement dit, c’est une latino-américanisation par en haut, mais aussi par en bas. Ce n’est un secret pour personne qu’aucune initiative politique récente en Espagne ne serait possible sans la pollinisation intellectuelle croisée, l'apprentissage des processus vivants de changement en Amérique Latine, et une compréhension du rôle du discours, du sens commun et de l'hégémonie, qui vient clairement des travaux d’Ernesto Laclau, entre autres.

Ernesto Laclau est mort quand on en avait le plus besoin, à un moment d'incertitude et de l'ouverture des fissures permettant des possibilités sans précédent. Il est nécessaire afin de réfléchir aux défis de la sédimentation de l'irruption plébéienne et démocratique dans les états de l'Amérique Latine, et, en Europe du sud, pour faire face au défi de la façon de convertir le mécontentement et la souffrance de la majorité en de nouvelles hégémonies populaires. Il nous laisse faire face à cette tâche nous-mêmes, pas seuls, cependant, mais avec les catégories vivantes et une pensée radicale ouverte, riche et audacieuse que nous devons étudier, traduire et prendre au-delà de ses frontières, tout comme il l'a fait avec les idées d’Antonio Gramsci, trouver des alliés insoupçonnés, des lacunes inconnues et des potentiels imprévus. Ernesto Laclau, avec beaucoup d'autres, a semé les graines enrichissantes de la richesse intellectuelle et politique d'une Amérique Latine qui a élargi l'horizon du possible et nous a montré que la politique peut signifier la création, la tension et l'ouverture, et aussi une forme d'art plébéienne quotidienne. Une Amérique Latine qui montre que parfois, avec plus d'audace et de création de vérités essentielles, avec plus de recherches que les dogmes, avec plus d'insolence que des garanties et des manuels, oui, nous pouvons.

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