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24 décembre 2017 7 24 /12 /décembre /2017 17:30

 

 

INTERVIEW D ANGELA DAVIS

 

Vous trouverez ci-dessous la deuxième et dernière partie d’une longue interview d’Angela Davis par la revue Ballast. L’interview est disponible en totalité si vous consultez le site internet de la revue Ballast à l’adresse ci-dessous.

 

Bernard Fischer

 

https://www.revue-ballast.fr/angela-davis-sengager-demarche-dintersectionnalite/

 

S’engager dans une démarche d’intersectionnalité

 

Interview d'Angela Davis

 

Lundi 18 Décembre 2017

 

Activiste, essayiste et ancienne professeure en Californie, Angela Davis figura, en 1970, sur la liste des dix fugitifs les plus recherchés par le Federal Bureau of Investigation (FBI) et fut par deux fois candidate à la vice-présidence des États-Unis pour le Communist Party of United States of America (CPUSA), qu’elle quitta en 1991. Nous l’avions interviewée dans les colonnes de notre premier numéro, soucieux, comme la militante marxiste, féministe, antiraciste et végane qu’elle est, de porter une parole critique ouverte à tous les fronts. C’est tout naturellement que nous entamons cette semaine thématique consacrée aux résistances afro-américaines avec elle. L'un de nos membres l’a rencontrée à de nombreuses reprises, dans le cadre d’un ouvrage paru aux éditions Haymarket Books. Nous avons traduit l’une de ces rencontres, ayant pour fil rouge les connexions possibles entre luttes antiracistes, féministes et contre l’impérialisme.

 

Question. Vous avez fait allusion un jour au fait que l’élection de Barack Obama a pu, d’une certaine manière, représenter un obstacle en la matière.

 

Réponse. Il faut dorénavant envisager la politique des noirs dans un sens plus large. Nous ne pouvons pas la penser aujourd’hui de la même manière que nous le faisions auparavant. Sous de nombreux aspects, la lutte des noirs aux États-Unis sert d’emblème à toutes les luttes pour la liberté. Dès lors, dans la sphère politique ayant trait à la question noire, je dois également inclure les luttes de genre ou celles contre la répression de l’immigration. Je trouve qu’il est important de se référer à ce que nous nommons souvent la tradition radicale noire. Elle est liée non seulement aux noirs, mais à tous ceux qui luttent pour la liberté. Il faut donc considérer dans cette optique le futur comme ouvert. Il est évident que la liberté des noirs, dans un sens restreint, n’a pas encore été conquise, compte tenu notamment du fait qu’une très large part de cette communauté est plongée dans la pauvreté et qu’un nombre incroyablement disproportionné de noirs est en prison, pris dans les mailles du complexe carcéral industriel. Mais il faut aussi prendre en compte la population latino américaine et la population indigène, les américains d’origine. Il nous faut voir la manière dont le racisme contre les musulmans a prospéré en se fondant sur le racisme contre les noirs. Tout est beaucoup plus compliqué aujourd’hui. Je ne dirai jamais qu’il faut envisager uniquement la libération des noirs, notamment au vu de l’émergence d’une classe moyenne noire. Barack Obama est emblématique de cette ascension des individus noirs, non seulement en politique, mais aussi dans les hiérarchies économiques. Et cela ne va pas nécessairement transformer les conditions de vie de la majorité des noirs. En Afrique du Sud, l’ascension d’un secteur noir de la population, très puissant et très riche, une bourgeoisie noire, si vous voulez, n’a jamais vraiment été prise en compte. La possibilité d’une telle ascension n’a pas été envisagée, en tout cas pas publiquement, pendant la période de lutte contre l’apartheid. Nous pensions qu’une fois que les noirs auraient conquis le pouvoir économique et politique, la liberté économique serait alors instaurée pour tous. Nous voyons que ce n’est pas nécessairement le cas. Nous retrouvons la même situation aux États-Unis. Je me suis par ailleurs fréquemment rendue au Brésil ces derniers temps et ce pays est à la veille d’avancées majeures en ce qui concerne le racisme. Ils ont l’opportunité de choisir de suivre l’exemple des États-Unis ou de l’Afrique du Sud, ou bien d’opter pour une voie qui prenne davantage en compte le facteur économique. Un élément que nous pouvons observer dans la période récente et que je trouve extrêmement important est le développement de campagnes de solidarité qui ont fait converger différentes luttes. Les palestiniens, qui se sont inspirés des luttes des noirs aux États-Unis, devraient en retour les inspirer dans la poursuite de leur lutte pour la liberté. Et peut-être les palestiniens peuvent-ils prendre conscience des problèmes inhérents au fait d’estimer que l’accession d’individus noirs au pouvoir peut tout changer. Ce qui va mener les palestiniens à la liberté sera autrement plus compliqué que l’accession à l’argent.

 

Question. Que peuvent apporter au mouvement de libération palestinien le féminisme noir et la lutte des noirs ?

 

Réponse. Je ne crois pas que j’exprimerais cela ainsi, parce que je pense que la solidarité implique toujours une sorte de mise en commun. Aux États-Unis, nous avons tendance à nous croire les meilleurs en tout. Cette position de donneur de leçons vis-à-vis de tous ceux qui luttent de par le monde ne me convient pas. Je crois au partage des expériences. Les avancées du féminisme noir, tout comme celles des féminismes des femmes de couleur, peuvent proposer des idées, des expériences et des analyses aux palestiniens. Et, réciproquement, ces féminismes ont à apprendre de la lutte des palestiniens et des féministes palestiniennes. Je songe par exemple à la notion d’intersectionnalité qui a caractérisé ces types de féminisme, selon laquelle on ne peut pas simplement considérer le genre comme isolé de la race, de la classe, de la sexualité, de la nationalité, des capacités et de toute une variété de questions. Les palestiniens, ou les personnes impliquées dans la lutte palestinienne, ont donné de cela une expression qui a contribué à ce que, aux États-Unis, les gens donnent à la notion d’intersectionnalité une acception plus large.

 

Question. En quoi la lutte pour la Palestine a-t-elle changé au cours des dernières années ?

 

Réponse. Des changements vraiment importants se sont produits. La question de la liberté palestinienne a été marginalisée bien trop longtemps. C'est ainsi que bien des gens aux États-Unis sont considérés comme progressistes, sauf en ce qui concerne la Palestine. Je reprends le terme de la militante Rebecca Vilkomerson, qui parle des Progressive Except Palestine, pour désigner les progressistes à l’exception de la Palestine. Aujourd’hui cela change. L’impact du sionisme, jusqu’ici envahissant, perd de sa force. Sur tous les campus universitaires, l’organisation des Students for Justice in Palestine connaît un réel essor. Elle rassemble aujourd’hui un grand nombre de personnes qui ne sont pas forcément des palestiniens, des arabes ou des musulmans, et qui en sont devenus des membres actifs. Le sujet palestinien est de plus en plus présent dès lors qu’il est question, plus largement, de justice sociale. Selon ma propre expérience, je devais toujours m’attendre à des résistances ou des oppositions lorsque j’abordais ce sujet auparavant. Il est désormais de plus en plus admis. C’est lié à ce qui se passe en Palestine même et à l’essor du mouvement de solidarité avec la Palestine dans le monde et pas seulement aux États-Unis. Ici, c’est lié en particulier au nombre croissant de gens qui s’associent aux mouvements noirs, amérindiens et latino américains, et qui ont incorporé la Palestine dans leurs plateformes de revendication. J’ai parlé aux manifestants de Ferguson des tweets des militants palestiniens qui donnaient des conseils sur la façon de gérer cela. La connexion directe que facilitent les réseaux sociaux a également joué un rôle.

 

Question. Comment les étudiants envisagent-ils leurs relations avec le monde extérieur, surtout depuis que les universités sont devenues des institutions d’élite ? L’université de Californie à Los Angeles (UCLA) en fournit un bon exemple.

 

Réponse. Certainement, l'UCLA a historiquement été le centre de tout un ensemble de luttes liées à la communauté, au sens large du terme. Mon propre combat s’y est mené. Mais aujourd’hui, les oppositions étudiantes qui contestent les frontières de l’université et la tentative d’en faire un bastion de l’élitisme néolibéral sont extrêmement importants. Dans le cas de l’organisation Students for Justice in Palestine, le fait d’associer les campus de tout le pays à la campagne pour le Boycott, le Désinvestissement et les Sanctions (BDS) n’a pas seulement renforcé le mouvement pour le BDS, cela a permis aux étudiants de remettre en cause la privatisation des prisons. Et, sur de nombreux campus ayant lutté contre les entreprises qui profitent de l’occupation de la Palestine, les luttes ont également ciblé les entreprises profitant de la privatisation des prisons. Ces deux questions sont, sur de nombreux points, intimement associées et ce n’est qu’un exemple parmi tant d’autres.

 

Question. En quoi le mouvement pour la cause palestinienne est-il similaire, ou différent, de celui qui s’opposait autrefois à l’apartheid ?

 

Réponse. Il y a beaucoup de similarités entre les deux. La campagne pour le BDS a choisi de suivre la voie tracée par la lutte anti-apartheid, dans une perspective de solidarité plus globale, par la méthode du boycott de masse. La différence réside dans l’existence d’un lobby sioniste puissant. Il y avait évidemment à l’époque l’influence d’un puissant lobby pro-apartheid, mais pas celle du lobby sioniste, dont l’emprise s’étend jusqu’aux églises noires. L'état d’Israël a déployé des efforts significatifs pour recruter des représentants noirs. J’ignore s’il y eut le même niveau de sophistication à l’époque du mouvement contre l'apartheid. Il ne fait pas de doute que l'état d’Israël a appris de ce mouvement. Mais, en même temps, je ne pense pas que nous n'ayons jamais vu, au niveau de la base, une affinité avec la lutte en Palestine telle qu’elle existe aujourd’hui dans les groupes militants. J’ai eu l’occasion de participer à une table ronde lors de la conférence de l'association nationale d’études des femmes (NWSA). Cette dernière n’avait jamais pris position sur la question palestinienne. Lors d’une grande plénière rassemblant peut-être deux mille cinq cent personnes, durant un débat sur la Palestine, quelqu’un a demandé que l’on vote publiquement l’adoption par la NWSA d’une position forte de soutien à la campagne pour le BDS. Quasiment tout le monde s’est levé. C’est complètement nouveau. Il y avait peut-être dix ou vingt personnes qui sont restées assises, les applaudissements duraient et cela a été une expérience très exaltante. Il faut constamment faire des connexions. Lorsque nous luttons contre la violence raciste, que ce soit à Ferguson, pour Michael Brown ou pour Eric Garner à New York, nous ne devons pas oublier ce qui nous relie à la Palestine. Il faut s’engager dans une démarche d’intersectionnalité à plusieurs niveaux. Il faut toujours mettre l’accent là-dessus pour que les gens se rappellent que rien n’arrive de manière complétement isolée. Quand nous voyons la police réprimer une manifestation à Ferguson, il faut aussi penser à la police et à l’armée israélienne réprimant les manifestations dans les territoires occupés.

 

Question. Quel est le plus grand succès en matière de féminisme que vous avez pu observer au cours de votre vie ?

 

Réponse. Tous les mouvements, y compris féministes, sont à leur apogée dès lors qu’ils commencent à affecter la vision et la perspective de ceux qui ne leur étaient pas nécessairement associés. Les féministes radicales, ou les féministes antiracistes radicales, sont importantes parce qu’elles ont influencé la manière dont nous pensons aujourd’hui les luttes en faveur de la justice sociale, surtout chez les jeunes. Plus personne, au sein du mouvement antiraciste, ne peut avancer qu’il est possible de remporter la victoire tant que la manière dont interviennent le genre, la sexualité, la classe et la nationalité, n’est pas pris en considération dans les luttes antiracistes. Autrefois, les luttes pour la liberté étaient perçues comme étant des luttes masculines. La liberté pour les noirs était réduite à la liberté de l’homme noir. Il suffit de voir des figures comme Malcolm X et bien d’autres. Mais ce n’est plus possible aujourd’hui. D’ailleurs, le féminisme n’est pas une manière de voir que seules les femmes devraient adopter. Cela doit, de plus en plus, être la manière de voir adoptée par tous les genres. La tradition radicale noire doit désormais s’engager dans les luttes contre le racisme antimusulman, il est sans doute le racisme aujourd’hui le plus virulent.

 

Texte inédit en français, traduit de l’anglais par Jean Ganesh, pour Ballast, en collaboration avec Frank Barat, coauteur, avec Angela Davis, de « freedom is a constant struggle, Ferguson, Palestine and the foundations of a movement », publié en anglais aux éditions Haymarket Books en 2015.

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