Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 mai 2020 5 01 /05 /mai /2020 10:01

 

 

https://www.streetpress.com/sujet/1588156842-chateau-rouge-un-quartier-sous-controle

 

Château-Rouge, un quartier sous contrôle

Par Mathieu Molard et Nnoman Cadoret

Mercredi 29 Avril 2020

Dans ces quelques rues populaires du dix huitième arrondissement de Paris, un arrêté préfectoral oblige les commerçants à fermer à 12 heures 30 le temps du confinement. Et chaque matin, les policiers contrôlent en boucle et verbalisent à la pelle.

Rue Dejean, dans le dix huitième arrondissement de Paris, Attika s’est levée à l’aube pour s’assurer une bonne place dans la file d’attente. Sur le trottoir avec son caddy à roulettes dès 7 heures et demi du matin. Elle n’était pas la première, mais elle a décroché une place dans le peloton de tête. Le petit supermarché n’ouvre pourtant qu’à 8 heures 30. Encore dix minutes à attendre quand deux policiers en uniforme et masqués s’approchent d’elle,« bonjour, peut-on voir votre attestation s’il vous plaît ». Sans se départir de son sourire, la vieille dame aux cheveux couverts d’un foulard gris tend une feuille soigneusement pliée. Elle n’a pas de smartphone. Elle ne sait pas lire non plus, « c'est ma fille qui est passée hier soir pour me la préparer ».

Une fois seulement, Attika est sortie sans le papier magique, juste pour chercher le pain, moins d’une centaine de mètres à parcourir. Suffisant pour se faire aligner, cent trente cinq euros qu’elle promet de payer sans rechigner, malgré des revenus modestes. Pour elle, la loi, c’est la loi. Cela ne se discute pas.

Après un bref coup d’oeil au papier, les deux fonctionnaires passent au suivant. En cette veille de ramadan, la file pour entrer au Halal Market se prolonge jusque dans l’artère voisine. Pas loin de cinquante personnes attendent patiemment l’ouverture de l’échoppe halal, réputée pour ses prix bas. Un second binôme de policiers attaque la queue par la fin. Personne n’échappe au contrôle. Une policière commente, « nous ne sommes plus trop dans la prévention. Ici, cela ne respecte rien, alors nous mettons des amendes ».

Certains clients, pas tous, sont en plus sommés de présenter une pièce d’identité. Une fois l’intégralité de la file questionnée, les fonctionnaires s’éloignent. Comme chaque jour, les mêmes reviendront à 9 heures 50 et d’autres enfin à 11 heures 40, pour à chaque fois contrôler l’ensemble de la queue.

Entre deux passages au Halal Market, la brigade part en maraude dans le quartier. Ils partagent le terrain avec une seconde équipe, composée de formateurs venus en appuis le temps du confinement. Mais aussi des policiers des Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS) et des agents du service de sécurité de la ville de Paris. En temps normal, ces derniers ne partagent officiellement avec les policiers que le bleu de l’uniforme. Depuis le mois de juillet 1800 et une décision de Napoléon Bonaparte, le pouvoir de police de Paris est rattaché au pouvoir central. En clair, pas de police municipale pour la capitale, c’est la loi. Mais dans le cadre de l'état d’urgence sanitaire, « les sénateurs nous ont accordé le droit de coller des amendes », résume un des agents de sécurité de la ville, pas mécontent de la promotion.

Tout ce beau monde quadrille une poignée d’artères soumises à un régime particulier. Jeudi 26 Mars 2020, le préfet de police de Paris, soutenu par la mairie, a pris un arrêté visant à restreindre « les horaires d’ouverture et l’espace occupé sur la voie publique de commerces situés dans le quartier de Château-Rouge ». Une décision qui ne fait pas l’unanimité dans le quartier. « Partout, on remercie les commerçants comme si c’était des héros et nous, on nous dit de fermer. J’ai vingt salariés sur vingt trois en chômage partiel. Vous trouvez cela normal », l'homme en survêtement qui maugrée contre cette décision est propriétaire de plusieurs boucheries situées dans le périmètre concerné. Et pour lui, l’affaire est entendue, « c'est du racisme ».

« Faut pas dire cela », l’interrompt son acolyte, un primeur qui vient de rouvrir sa boutique. Le second commerçant voit derrière l’arrêté l’influence de certains riverains. Il faut dire que, depuis de nombreuses années, l’association de la Vie Dejean leur mène la vie dure et qu'elle réclame plus de policiers et d’éboueurs jusque devant les tribunaux.

Ont-ils pour autant l’oreille du préfet ? Pas sûr, mais ils reconnaissent accueillir la décision avec bonheur. Tout en arrosant son balcon fleuri, Evelyne observe d’un oeil satisfait le premier contrôle policier du matin. La présidente de ce collectif de riverains habite justement non loin du supermarché halal. Tout au long de l’année, elle photographie tantôt la foule où se mélangent commerçants établis, sauvettes et clients, tantôt les déchets d’après-marchés. Des clichés dont elle inonde les réseaux sociaux. Depuis son poste de contrôle, elle évoque le confinement presque avec délice, « cela n’a jamais été aussi calme en seize ans. Il faudrait que cela se poursuive après ».

« C’est vrai que les premiers jours, les personnes ne respectaient pas trop », soupire un vendeur de légumes vêtu d’une blouse. « Mais comme partout ailleurs. C’était le temps que tout le monde comprenne », plaide-t-il. « Il y avait autant de monde qui fait son footing sur le bord du canal. C’est juste qu’ici, t’as direct BFM qui est venu », juge un passant, aux sneakers et à la casquette Jordan assortis. « Et dès le premier jour du confinement, il y a eu des contrôles de police », rembobine Raphaël. En charge de l’animation commerciale pour le groupe Halal Market, il était aux premières loges, Mardi 17 Mars 2020. Dès le premier jour du confinement, la police montre les muscles. En témoigne une vidéo tournée par le journaliste Simon Louvet. À peine quelques minutes après le début officiel du confinement, il capture la commissaire du dix huitième arrondissement, Emmanuelle Oster, mégaphone à la main, hurlant ses instructions sur des badauds éberlués. L’image tourne en boucle sur les réseaux sociaux. Quand certains notent le ton martial de la gradée, d’autres préfèrent retenir la foule présente dans les rues.

Selon une source bien informée, l’une des vidéos de Simon Louvet se retrouve même propulsée vidéo du jour dans le brief presse du ministère de l'intérieur et décide le préfet à se rendre sur place Mardi 17 Mars 2020 en fin d’après-midi. Sur son compte Twitter, la préfecture poste une photographie de la commissaire Emmanuelle Oster et du préfet Didier Lallement déambulant ensemble, Mardi 17 Mars 2020, rue Déjean.

Nous somme au premier jour du confinement et déjà Château-Rouge est au coeur de l’attention politique et médiatique. Les jours suivant, BFM dépêche l’une de ses journalistes pour des duplex. Sur l’antenne concurrente, Eric Zemmour évoque dans une diatribe largement reprise par la fachosphère, « Château-Rouge, Barbes, certaines banlieues où les personnes refusaient d’obtempérer ».

Devenu un symbole malgré lui, le quartier se doit d’être remis dans le droit chemin à coup de contredanses. « Ils contrôlent tout le temps », soupire Raphaël du Halal Market. « Certains jours, ils reviennent tellement souvent que nous avons des clients qui ont dû présenter leur attestation deux fois alors qu’ils faisaient la queue ». Et ceux qui n’ont pas le document se font aligner et même interpeller en cas de réitérations. Et même s’ils sont analphabètes ou s'ils n’ont pas accès à internet. Qu’importe s’ils viennent faire leurs courses. Un temps, le supermarché a demandé à ses vigiles de distribuer des attestations. « Mais la police nous a dit que nous n'avions pas le droit. Je ne sais pas si c’est vrai », rapporte Raphaël qui égrène les crispations avec la police, « à un moment ils ont même inventé des lois. Ils nous interdisaient de laisser entrer plus de dix personnes à la fois où ils nous empêchaient de sortir les étals alors que, dans le même temps, les marchés étaient encore ouverts ».

C’est finalement Jeudi 26 Mars 2020 que tombe un premier arrêté préfectoral restreignant l’ouverture des commerces entre 8 heures et 10 heures et entre 14 heures et 16 heures. Grogne générale des commerçants du quartier qui voient leur chiffre d’affaire s’écrouler. « En plus, les policiers ont décidé que, vingt minutes avant, il ne fallait plus laisser entrer personne », précise Hassiba, la responsable du Halal Market. Jeudi 9 Avril 2020, l’arrêté est prolongé. En guise de motivation, on peut notamment lire que « dans son rapport du Mardi 7 Avril 2020, la commissaire centrale du dix huitième arrondissement signale que le phénomène dit de tourisme alimentaire persistait ».

Le périmètre est très vaguement modifié et les horaires d’ouverture sont désormais concentrés sur le matin. Une petite concession faite aux commerçants, afin qu’ils puissent s’organiser plus facilement.

Aïda n’habite pas le quartier. Deux fois par semaine, elle fait le déplacement depuis le douzième arrondissement pour faire ses courses au Halal Market. « J’ai été contrôlée à chaque fois alors que, chez moi, je n'ai jamais été contrôlée », assure-t-elle. Si cette mère de famille vient, c’est surtout affaire de petit budget, « ici, avec trente euros, on a pas mal de choses ». Fatima juste derrière elle dans la file acquiesce, « nous n'avons pas le choix, nous n'avons pas les moyens d’aller à Franprix. D’habitude, nous achetons les légumes au marché Barbès, mais il est fermé ».

Quelques mètres derrière les deux femmes, la file d’attente est régulièrement traversée par les clients de Chez Sophie. Derrière le comptoir, pas de Sophie mais Hadji. Lui vend du poisson surgelé à une clientèle quasi exclusivement originaire d’Afrique, qui réside aussi bien à Paris qu’en banlieue. Et s’ils viennent jusque-là c’est, dans ce cas, surtout affaire d’habitudes alimentaires. Les boutiques de Château-Rouge vendent poisson, banane plantain et épices qu’on ne trouve pas ailleurs. Sur sa façade, le poissonnier a apposé une pancarte expliquant qu’il ne servait que les clients munis de leur attestation. Un excès de zèle qui, espère-t-il, lui attirera les bonnes grâces de la maréchaussée.

Si les policiers du dix huitième arrondissement ont pour beaucoup abandonné la pédagogie pour le carnet de contraventions, les formateurs envoyés en renfort le temps du confinement font preuve de plus de souplesse. « On dit que cela se passe mal avec les personnes des quartiers populaires. Mais, en général, cela se passe plutôt mieux qu’ailleurs, parce qu’ils ont l’habitude de notre présence », assure l’un d’eux, « nous essayons de leur expliquer qu’il faut changer ses habitudes. Que c’est pour leur bien que nous faisons cela. L’important, c’est d’expliquer ».

Mais pour certains, la routine a la vie dure. Un peu plus loin et un peu plus tard, Robinson profite du soleil assis dans un fauteuil en cuir laissé à l’abandon sur un coin de trottoir. Le vieil homme se pose là chaque jour. Il habite pourtant le quinzième arrondissement. « Ici, j’ai mes amis », explique-t-il simplement. Le septuagénaire a déjà récolté quatre prunes. Cinq cent quarante euros qu’il ne payera jamais, dit-il, persuadé que la faucheuse le rattrapera avant les créanciers, « j'ai moins de sept cent euros de retraite par mois, comment voulez-vous que je fasse ».

A 11 heures 40, troisième et dernier contrôle des clients du Halal Market, dans la foulée les policiers préviennent que le magasin va bientôt fermer ses portes. Quelques chanceux peuvent encore se faufiler dans la boutique, tandis que les autres sont priés de se disperser. Le barrage filtrant, qui a contrôlé la sortie du métro voisin une bonne partie de la matinée, est lui aussi levé. L’étau se desserre enfin.

Dans l'après-midi, les contrôles sont moins nombreux et quelques riverains s’autorisent une promenade au soleil. Le confinement commence à paraître long. « Il y a une très forte densité de population dans ce quartier, plus qu’ailleurs dans Paris », détaille le facteur du coin, en connaisseur, « les rues sont étroites et il y a deux rangées d’immeubles pour un même numéro ».

Ici, les habitants plutôt aisés côtoient des familles nombreuses confinées dans des petits appartements, mais aussi de nombreux migrants retraités qui vivent dans des chambres d’hôtel exiguës, sans cuisine ou dans des foyers. Eux ne peuvent se nourrir que grâce aux distributions quotidiennes de la Table Ouverte, l’association musulmane du quartier qui, chaque année, offre quinze mille repas aux plus démunis.

L’après-midi, pour faire leurs courses, les habitants de Château-Rouge doivent légèrement s’éloigner et accepter de débourser un peu plus. Sur le Boulevard Barbès, à deux cent mètres au nord de la zone concernée par l’arrêté préfectoral, une queue s’est formée devant un Carrefour. Le directeur du magasin est dans le rush. Tout en rangeant une étagère, il répond aux questions, « des contrôles de police, oui, nous en avons assez souvent devant le magasin. Je dirais une fois tous les trois jours ».

Partager cet article
Repost0

commentaires