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6 août 2023 7 06 /08 /août /2023 15:48

 

 

https://aplutsoc.org/2023/08/05/campisme-par-pascal-morsu/

 

Campisme

Par Pascal Morsu

Samedi 5 Août 2023

L’agression russe contre l’Ukraine et les inévitables débats internes au mouvement ouvrier qu’elle occasionne a fait ressurgir le terme de campisme. A ce propos, nous avons pu lire diverses explications, pas toujours justes selon moi, d’où ce bref billet.

La discussion trouve en fait ses origines dans les conceptions défendues au début des années 1950 par Michel Pablo, alors secrétaire de la Quatrième Internationale. En 1951, celui-ci affirme que « la réalité sociale objective, pour notre mouvement, est composée essentiellement du régime capitaliste et du monde stalinien. Du reste, que nous le voulions ou bien que nous ne le voulions pas, ces deux éléments constituent la réalité objective tout court, car l’écrasante majorité des forces opposées au capitalisme se trouvent actuellement dirigées ou influencées par la bureaucratie soviétique ».

Exit la lutte de classes comme facteur premier de la réalité sociale objective et les contradictions internes au monde stalinien, nous pouvions comprendre où tout ceci menait en lisant la brochure que Michel Pablo publia en 1952, « la bureaucratie soviétique elle-même, malgré son conservatisme et son caractère contre-révolutionnaire organique, sera obligée de donner une certaine impulsion révolutionnaire aux masses qu’elle contrôle ou influence. Devant le danger qui en ce moment est le danger imminent et principal de se trouver battue par l’impérialisme et d’être détruite ainsi en tant que couche sociale privilégiée qui tire ses avantages et sa puissance des fondements économiques et sociaux actuels de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), la bureaucratie soviétique est obligée à sa manière de défendre ces bases ».

Si l’appareil du Kremlin pouvait donner une certaine impulsion révolutionnaire aux masses, il eut été irresponsable de ne pas l’y encourager. Bref, tout ceci ne pouvait que mener au renoncement au combat contre le stalinisme et à réaligner la Quatrième Internationale comme aile gauche de l’appareil international du stalinisme.

Ce que confirme un compte-rendu du troisième congrès de la Quatrième Internationale en 1951, « Michel Pablo rappelle que l’attachement à la défense de l’URSS et de la Chine nous permet d’être dans le même camp que les forces révolutionnaires mondiales opposées à celles de l’impérialisme ».

La Quatrième Internationale dans le même camp que Mao Zedong et Joseph Staline, en fait, les thèses pablistes n’étaient que la réfraction de la pression du stalinisme, alors au faîte de sa puissance, sur le mouvement trotskyste.

Les positions défendues par Michel Pablo remettaient en question de fond en comble les positions défendues par la Quatrième Internationale, y compris après la mort de Léon Trotsky. Ainsi un manifeste de 1946 affirmait-il que « l’oligarchie du Kremlin favorise les desseins de l’impérialisme contre l’URSS ellemême et en même temps elle entreprend la tâche de supprimer directement les mouvements indépendants des masses pour leur émancipation, mouvements dont elle partage la haine et la crainte avec les leaders capitalistes. Seule l’action révolutionnaire des masses peut contrecarrer les plans de rapine de l’impérialisme, défendre et étendre le bouleversement social de la révolution russe du mois d’octobre 1917 ».

À l’époque, il s’agissait donc bien de combattre à la fois l’impérialisme et le stalinisme, contre Wall Street et contre le Kremlin. Nous mesurons donc l’ampleur du tournant que défendait Michel Pablo.

Tout ceci suscita un tollé dans la Quatrième Internationale. Le premier à s’exprimer fut Marcel Bleibtreu, leader du Parti Communiste Internationaliste (PCI), Section Française de la Quatrième Internationale (SFQI). Dans un texte important dont le titre était « où va le camarade Michel Pablo », en 1951, il dénonçait une ébauche de révision sur la nature de la bureaucratie, « le principal danger de l’explication donnée par Michel Pablo est qu’elle a pour effet de masquer le caractère organiquement contre-révolutionnaire de la bureaucratie ouvrière de l’URSS ».

Quelques mois plus tard, tout ceci mena à la scission. A cette occasion, la direction du parti américain, le Socialist Workers Party (SWP), publia une lettre aux trotskystes du monde entier, dans laquelle elle dénonçait le suivisme pabliste vis-à-vis du stalinisme. Notamment, le SWP des Etats Unis dénonçait le refus de revendiquer le retrait des troupes russes qui avaient été envoyées en République Démocratique Allemande (RDA) pour mater la révolte des ouvriers de la RDA au mois de juin 1953.

Ultérieurement, en ce qui concerne la France, l’Organisation Communiste Internationaliste (OCI) de Pierre Lambert reprit à son compté et développa l’essentiel des conceptions défendues par Marcel Bleibtreu, en particulier dans Défense du Trotskysme de Stéphane Just.

En 2002, Daniel Bensaïd, leader de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), publie un petit livre qui présente sa vision de l’histoire de ce mouvement.

Cinquante ans après l’effondrement de la Quatrième Internationale et quatre ans après la mort de Michel Pablo, les successeurs des leaders trotskystes qui l’avaient soutenu pouvaient donc revenir sur la politique suivie à partir de 1951 sans risque de se déchirer à ce propos. L’enjeu immédiat de ces débats s’était largement estompé en ces années où le stalinisme était déjà en loques.

Dans ce bref texte, Daniel Bensaïd reconnaissait donc que, sur l’essentiel, les critiques des adversaires de Michel Pablo étaient justifiées. Plus précisément, il écrivait que l’accusation de campisme et de conciliation avec la bureaucratie soviétique portée par les contradicteurs de Michel Pablo était une accusation justifiée.

C’est la première fois que, pour ma part, j’ai vu employé ce mot de campisme. Il désigne donc une méthode consistant à partir des camps en présence dans une situation donnée, donc des grandes puissances, au lieu de partir de la lutte des classes fondamentales.

Notamment, le campisme consiste à soutenir tout camp s’opposant à l’impérialisme dominant, l’impérialisme américain, les fameuses forces révolutionnaires mondiales opposées à celles de l’impérialisme, comme disait et écrivait Michel Pablo. Avec le temps, ces forces sont devenues très diverses, au-delà des staliniens, des groupes ont soutenu par exemple le régime de Rouhollah Khomeyni.

L’agression russe contre l’Ukraine entamée le 24 février 2022 a remis la question du campisme à l’ordre du jour.

Pour un marxiste, incontestablement la situation est complexe. Au nom du nécessaire combat contre l’impérialisme américain, peut-on piétiner le droit du peuple ukrainien à disposer de lui-même ? Inversement, le soutien au peuple ukrainien justifierait-il de s’aligner sur l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), l’Union Européenne et autres organisations impérialistes ?

En tout cas, au nom de la lutte contre l’impérialisme, voire du gouvernement d’Emmanuel Macron, diverses organisations trotskystes se sont engagées dans une politique de complaisance envers la dictature du Kremlin.

Nous savons que, fondamentalement, la guerre actuelle est le produit de la politique de remise en place de la prison des peuples par Vladimir Poutine et son régime, après la Tchétchénie, la Géorgie et la Biélorussie. Pourtant, niant l’évidence, et les discours de Vladimir Poutine lui-même, ces groupes présentent l’OTAN et les impérialismes occidentaux comme au moins coresponsables de la guerre, ce qui revient à minorer les crimes du Kremlin depuis 2014.

D’autres groupes minimisent le poids des crimes du stalinisme en Ukraine et ils relaient la propagande du Kremlin qui présente le gouvernement de Volodimir Zelinsky comme un gouvernement nazi, là encore contre toute évidence.

Ces organisations mènent aussi campagne contre le droit de l’Ukraine à disposer des armements nécessaires à la défense du pays. Dit autrement, ils militent pour laisser aux troupes de Vladimir Poutine leur supériorité militaire, dans un contexte où il est avéré que les troupes du Kremlin multiplient les crimes de guerre.

À l’évidence ces organisations n’accordent guère d’attention aux droits du peuple d’Ukraine, historiquement défendus par la Quatrième Internationale. La seule chose qui compte est de combattre l’impérialisme américain, l’OTAN et le gouvernement d’Emmanuel Macron, fût-ce au prix d’un alignement plus ou moins explicite sur la propagande du Kremlin.

Concernant cet aspect de la question, il faut rappeler ce qu’écrivait Léon Trotsky, « dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, les ouvriers mettent bien un signe moins là où la bourgeoisie met un signe plus. Cependant, dans dix pour cent des cas il sont contraints de mettre le même signe que la bourgeoisie, mais ils le font avec leur propre position, exprimant ainsi leur défiance envers la bourgeoisie. La politique du prolétariat ne se déduit pas automatiquement de la politique de la bourgeoisie en mettant le signe contraire. Le parti révolutionnaire doit s’orienter chaque fois de façon indépendante ».

Appliquer cette méthode au cas de l’Ukraine, ce n’est pas s’opposer à ce qui va dans le sens de la défense de l’Ukraine, bien au contraire. C’est refuser toute union nationale sur ce terrain et ne pas accepter de s’embourber dans le soutien à l’OTAN.

Pour conclure, la politique suivie par ces organisations a peu à voir avec les principes de la Quatrième Internationale. Par contre, l’accusation de campisme portée contre elles est parfaitement légitime. Obnubilées par le combat à mener contre l’impérialisme, elles en ont oublié le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et par voie de conséquence leur devoir internationaliste de défense du peuple ukrainien.

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