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6 avril 2008 7 06 /04 /avril /2008 20:46

" SE LIBERER DE LA SHOAH POUR CREER UN AUTRE ISRAËL."

 

LIBERATION : Votre livre a fait scandale dans votre pays parce que vous reprochez à Israël de construire son identité et sa politique sur la mémoire de la Shoah.

AVRAHAM BURG : Juste après la guerre et dans les premières années de la création de l’État d’Israël, il y a surtout eu le silence. Une société, comme un individu profondément traumatisé, réclame du temps pour que les choses s’expriment. Et Israël est un conglomérat de traumatisés. Avec le temps, nous nous sommes plongés dans le passé et aujourd’hui la société israélienne est beaucoup plus marquée par la Shoah qu’il y a cinquante ou soixante ans, juste après la libération des camps. La Shoah fait partir de notre quotidien obsessionnel et de notre noyau identitaire. D’ailleurs, selon un sondage effectué en Israël, 90% des personnes interrogées déclarent que la Shoah est l’évènement le plus significatif de l’histoire du peuple juif ! Avant la Bible, ou la création de l’État d’Israël, par exemple... L’école construit toute une pédagogie à partir de l’enseignement de la Shoah (avec, en plus, les voyages organisés des jeunes dans les camps en Pologne). Chaque visite d’un chef d’État en Israël doit obligatoirement passer par une étape à Yad Vashem, le mémorial de l’Holocauste. Je pense que le jour où la Shoah ne fera plus partie de notre quotidien obsessionnel, on pourra enfin sortir de l’ère du deuil, de la colère et entrer dans celle du souvenir et de l’optimisme. J’ai voulu dénoncer la façon dont la Shoah est exploitée en permanence par le système politique en référence absolue. L’Holocauste a été un désastre d’une telle ampleur que tout ce qu’on lui compare devient secondaire. Qu’est-ce qu’un check-point bloquant les Palestiniens comparé aux chambres à gaz ? Qu’est-ce qu’un assassinat ciblé de "terroristes" ou un bombardement sur Gaza par rapport au génocide ? L’immensité de l’horreur que nous avons subie sert ainsi à légitimer des choses qu’autrement il serait difficile, voire impossible, de légitimer.

Vous employez des mots très durs, comme "ghetto sioniste". Pourquoi ?

Le paradoxe c’est qu’Israël qui devait être le refuge pour les juifs est devenu l’endroit le plus dangereux pour eux. Aujourd’hui, après l’Holocauste et les années d’émigration, la très grande majorité de la population juive se partage entre les États-Unis et Israël. Or, en Occident, les relations entre les juifs et leur environnement se fondent maintenant sur l’acceptation, l’assimilation, l’équilibre, un pouvoir d’influence. Alors qu’en Israël, nos relations avec les autres restent dans le conflit (à 51% à cause de nos ennemis et à 49% par nos propres fautes). Nous nous retrouvons dans l’isolement comme dans un ghetto dont le mur n’a été abattu que deux ou trois fois depuis la création de l’Etat il y a soixante ans. Novembre 1978 est certainement la date la plus importante de l’histoire d’Israël, quand le président égyptien Anouar el Sadate est venu en Israël. Après, il y a eu l’accord de paix avec la Jordanie et pendant une brève période l’euphorie des accords d’Oslo. En dehors de ces quelques moments d’optimisme, nous avons le plus souvent creusé encore un peu plus le fossé qui nous sépare des autres. A cela s’ajoute le fait que le Moyen-Orient a été utilisé comme la poubelle de l’Europe : quand les Palestiniens tuent un Israélien c’est une nouvelle victime qui s’ajoute aux six millions de morts de l’Holocauste et aux deux mile ans de persécution et de pogroms. Mais quand nous réagissons et tuons l’un d’eux, c’est une victime qui s’ajoute à toutes les victimes du colonialisme. L’Europe a quitté le Moyen-Orient mais nous a laissé en héritage la guerre holocauste contre le colonialisme. Les Israéliens continuent de penser que les Palestiniens, comme auparavant les cosaques ou les nazis, ne cherchent qu’à tuer les juifs. Je veux donc leur dire qu’il y a une différence entre un Palestinien luttant pour avoir son propre État et les nazis qui tuaient les juifs au nom d’une idéologie raciste.

Nous affrontons des problèmes politiques, militaires, sécuritaires mais ce n’est pas l’Holocauste. Ce qui se passe aujourd’hui au Moyen_Orient n’est pas le combat de l’Allemagne contre les juifs.

C’est pour choquer que vous comparez l’Israël d’aujourd’hui à l’Allemagne d’avant Hitler ?

 

Non, c’est une comparaison pour moi très douloureuse. Certes, il est toujours difficile de comparer deux réalités historiques, les situations ne sont jamais tout à fait les mêmes. La République de Weimar avant Hitler était une démocratie débordante, passionnante, qui s’est effondrée à cause du traumatisme et de l’humiliation de la défaite, et d’une situation intérieure explosive. Israël aussi est d’une vitalité incroyable, c’est une démocratie et un pays de libertés extraordinaires mais, en même temps, dans une situation politique confuse et douloureuse. J’entends aujourd’hui, dans les débats ou les discussions politiques, des choses que je n’aurais jamais pu imaginer dans ce pays : "Qu’allons-nous faire des Arabes ?" Ou pire : "Chassons les Arabes !" Qu’on entende cela jusque dans le Parlement ! Et quant aux relations avec l’Allemagne, il est interdit d’oublier, mais il est aussi interdit de rester prisonnier de la mémoire. Lorsque nous nous libérerons de la Shoah, lorsque nous construirons un nouvel État d’Israël, le peuple juif comprendra qu’il faut libérer l’Allemagne, prisonnière, comme nous, du passé. L’autre défi de mon livre, c’est la remise en cause du monopole du traumatisme qui nous amène à êtres insensibles à la souffrance des autres. Après l’Holocauste, il ne faut pas mettre en avant un "jamais plus" seulement pour les juifs mais un "jamais plus" pour tout le monde. Ces réflexions restent encore très étrangères au mode de pensée israélien.

 

Malgré tout, Israël reste une démocratie occidentale dans le Moyen-Orient...

 

Certains affirment qu’au Moyen-Orient il faut se comporter en moyen-oriental. Je pense que nous conduire comme nos ennemis serait un suicide spirituel. Nous ne pouvons pas avoir vécu pendant deux mille ans avec certaines valeurs et en changer. Et surtout faire subir aux autres ce que nous avons haï pendant deux millénaires. Nous ne pouvons pas, en matière militaire ou sur le plan de la sécurité, nous comporter simplement comme comme les autres nations. En "blanchissant" les mots.

 

Ainsi quand notre armée procède par des bombardements à Gaza, nous parlons de "frappe ciblée" alors qu’il y a des victimes collatérales. "Frappes ciblées" parce qu’on ne veut pas employer les mots d"élimination" ou d’"assassinat". Il y a soixante ans, l’État d’Israël s’est construit sur un modèle européen laïc -un État démocratique avec une orientation progressiste. Au fil des années, à cause de la réalité, de l’immigration, de la politique et de l’idéologie, le modèle laïc a disparu. Israël va-t-il devenir une démocratie modérée semi-religieuse ou un État musulman moderne ? Le modèle oriental ou le modèle américain ? Il faut lancer le débat sur l’identité israélienne, que nous ne soyons plus un peuple à part, qu’il n’y ait plus une "humanité juive séparée" mais une humanité qui englobe tout le monde. Je souhaite qu’Israël retourne au modèle original, le modèle européen -quoique je ne sois pas certain qu’il existe encore, quand je vois le débat en France sur la laïcité ou quand j’écoute ce que dit le Vatican. Je vois la souffrance et je vois également l’espoir parce que qu’il y a une chose que les israéliens n’abandonneront jamais, c’est le système démocratique et toutes les libertés...

 

LIBERATION :Votre livre devait s’appeler « Hitler a vaincu » et non « Vaincre Hitler ». Pourquoi avoir finalement changé le titre ?

 

AVRAHAM BURG : A cause de ma mère. C’était un titre délibérément provocateur pour secouer les esprits. il y a deux hémisphères dans le cerveau juif, l’un très extraverti et l’autre très introverti ; l’un universaliste et l’autre particulariste. Depuis soixante ans, le particularisme a pris le dessus avec les thématiques liées à l’État et à la terre avec l’idée que le monde entier est contre nous et que nous sommes entourés d’ennemis, une identité qui repose sur deux piliers : Dieu d’un côté, la Shoah et la paranoïa de l’autre. Il est temps maintenant que cette part universaliste du judaïsme reprenne le dessus. J’en vois les signes dans la pensée juive libérale en Europe ou aux États-Unis mais aussi en Israël même. Un tournant se dessine au moins vers un point d’équilibre entre ces deux composantes. Dans les jeunes générations ou parmi les écrivains, de plus en plus de gens changent, quittent le traumatisme pour évoluer vers la confiance. Plus les gens sont désespérés,plus ils sont à la recherche de raisons de reprendre confiance et ce sont ces pistes que je tente d’explorer avec mon livre. Je suis un utopiste optimiste l’État a été fondé sur la loi du retour qui définit le juif comme tout individu né d’une mère juive ou converti au judaïsme, et ne pratiquant pas une autre religion. C’est la définition du juif par le nazisme, les lois de Nuremberg. Il y a un monopole des rabbins sur l’identité civile. Je pense au contraire qu’Israël devrait devenir le pays de tous ces juifs et de tous ces citoyens dont la majorité définira le caractère. Tant que le lien entre la nationalité israélienne et les lois de Nuremberg ne sera pas rompu, Hitler continuera indirectement de définir qui est juif. Hitler aura gagné.

« Utopiste optimiste », comment voyez-vous donc l’avenir ?

 

Ce qui m’inquiète, c’est que le conflit nous dépasse. Tant que c’est entre nous et les Palestiniens, tout est possible mais si cela entre dans le clash mondial des civilisations, cela devient impossible. Pour moi, le monde n’est pas divisé entre chrétiens et musulmans, mais entre citoyens de civilisations démocratiques et civilisations théocratiques. On peut dialoguer avec certains d’entres eux. Et ils sont au pouvoir, en Palestine, en Égypte, en Jordanie et peut-être même en Arabie Saoudite. Il y a des opportunités qui n’étaient pas là il y a cinquante ou soixante ans, nous avons changé : aujourd’hui, une majorité d’Israéliens est prête à abandonner les colonies. Ce sera difficile mais le temps est venu. Beaucoup de gens disent : dans l’ADN juif, il y a très peu d’années de souveraineté, d’indépendance et beaucoup d’années d’exil. Peut-être qu’on est pas fait pour avoir un État, qu’on ne sait pas...Moi je trouve que c’est un chance formidable d’avoir cet État d’Israël : le terrain d’expérimentation d’un rêve de deux mile ans. Et nos rêves concernent le monde. Pouvez-vous imaginer un monde sans les juifs ? Sans Jésus Christ et la naissance de la chrétienté, sans Spinoza, le XXe siècle sans Freud et Einstein, etc. Pendant deux mille ans, en tant qu’individus, ou en tant que culture, nous avons contribué à la civilisation universelle. Maintenant, le défi est de contribuer à la création d’un État palestinien. En Israël, depuis quelques années, les gens adorent l’idée qu’Israël est un « État juif démocratique ». Et je leur dis : les gars, écoutez, c’est une définition très problématique. Je comprends pourquoi vous l’aimez parce que vous défendez les juifs et vous défendez la démocratie. Pas de problème. Mais disons qu’un jour, on décide d’arrêter de se battre. Vous aurez un conflit entre l’élément « juif » - principalement religieux, qui voit dans Dieu l’origine des choses- et l’élément « démocratique » - qui voit des causes humaines. Qui décide ? L’Église ou l’État ? Les rabbins ou les élus ? Un État juif démocratique est une pure contradiction, qui n’a pas encore explosé à cause de la guerre. Mais, dès qu’il y aura la paix, ça va craquer : Si on dit qu’Israël est un État automatiquement juif, quand nous aurons une majorité arabe à cause de la démographie, on sera obligé d’appliquer le caractère juif par la force. Nous, la majorité des gens habitant ici, devrons définir ce que sera cet État.

 

Avec les Palestiniens ?

 

Au moment des accords d’Oslo (sept.1993, ndlr), soudain, sans qu’on s’y attende, 80% des Palestiniens et 80% des Israéliens étaient pour cette paix. Et tout s’est évaporé. Il y a quelque chose qui ne marchait pas dans Oslo, c’était du troc immobilier : tu prends cette maison, moi je prends cette rivière. Mais les Israéliens sont restés insensibles aux traumatismes Palestiniens. Les dirigeants israéliens n’ont jamais accepté notre responsabilité dans la situation des réfugiés palestiniens. Nous devons reconnaître leur grand traumatisme de 1948, leur exil, et ils doivent reconnaître notre traumatisme de l’Holocauste.

 

Avez-vous été surpris par le tollé provoqué par votre livre ?

 

Je savais qu’avec ce livre je touchais au noyau même de l’identité israélienne d’aujourd’hui. Et je savais qu’il susciterait une violente polémique parce que je représente une sorte d’icône de l’establishment israélien-bien que je sois retiré de la vie politique : j’ai été conseiller de Shimon Pérès alors Premier ministre, j’ai été député, président de la commission éducation de la Knesset, président de l’Agence juive, puis président de la Knesset... Et j’ose mettre sur la table des questions que beaucoup d’Israéliens se posent mais gardent enterrés au fond d’eux-mêmes. Il n’y a rien d’étonnant donc au caractère vibrant de la polémique, d’autant qu’en Israël la liberté d’expression est totale. Je me souviens d’un passant qui m’a abordé et s’est écrié, indigné : « Vous avez écrit contre la Shoah ! ». Je lui ai répondu : « Et vous, vous écrivez pour la Shoah ? » Les Israéliens de plus de 50 ans, pour simplifier disons « les vieux travaillistes », ceux qui ont construit l’État, m’ont reproché de poser ce genre de questions. Alors que les plus jeunes disent au contraire que je pose de bonnes questions, même s’ils ne sont pas d’accord avec mes réponses.

 

Recueilli par Annette Lévy-Willard et Marc Semo.

 

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