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29 mai 2008 4 29 /05 /mai /2008 20:38
Au Cameroun, la lutte contre la corruption sert d'arme politique


LE MONDE | 27.05.08 | 15h21  •  Mis à jour le 27.05.08 | 15h50


YAOUNDÉ, DOULA, ENVOYÉ SPÉCIAL


es têtes tombent au Cameroun. Chaque matin, la dizaine de journaux quotidiens du pays rivalise de titres aguicheurs pour tenir la chronique de la grande lessive anticorruption au sommet de l'Etat. Dans un pays où il est d'usage de nommer "excellence" le moindre secrétaire d'Etat et où les médias impertinents sont à la merci d'une descente de police, dénoncer le "vol" de milliards de francs CFA par d'anciens protégés du chef de l'Etat, relève désormais de l'hygiène nationale.

 

Le directeur général des chantiers navals de Douala a été, en mai, la dernière cible de cette épuration. Il a suivi en détention un ancien ministre des finances et son collègue de la Santé. Ce dernier, accusé d'avoir mis dans sa poche l'argent de l'aide internationale contre le sida a été complaisamment filmé sur la paillasse de sa cellule par la télévision d'Etat. Oubliée la présomption d'innocence : le succès d'audience est assuré.


Amorcée en 2006 par le président Paul Biya, l'opération baptisée "Epervier" a déjà conduit à l'incarcération de quatre ministres et trois dirigeants de sociétés publiques. En 2006, des peines de vingt et trente-cinq ans de prison ont été infligées pour "détournement de deniers publics". Le total des sommes détournées par les personnages mis en cause s'élèverait à 136 milliards de francs CFA (207,3 millions d'euros) dans un pays où la moitié de la population vit avec moins de deux dollars par jour.


La motivation première du régime de M. Biya est de répondre aux pressions des bailleurs de fonds étrangers et des ONG qui désignent régulièrement le Cameroun comme l'un des pays les plus corrompus de la planète. La corruption, évaluée à 40 % des dépenses de l'Etat, est officiellement désignée comme la principale entrave aux investissements étrangers dans ce pays pétrolier en panne de croissance. "Chacun vit en rançonnant plus faible que lui au détriment de l'Etat, précise un haut fonctionnaire. On accepte les "cadeaux" en se disant qu'on récupère ainsi de l'argent qui vous a été volé".


Pourtant, "Epervier" est activé aussi en fonction du calendrier politique. Les arrestations ont repris en mars, au lendemain des émeutes de la faim violemment réprimées et de la réforme constitutionnelle qui permet au président Paul Biya de prolonger, en 2011, un bail déjà long de vingt-six ans, et renforce son immunité.


Les opposants voient ainsi dans le grand déballage financier une soupape propre à apaiser la colère de la population. "Epervier" servirait aussi de leurre pour masquer les manoeuvres d'un chef de l'Etat prétendant à l'inamovibilité. "Un théâtre d'ombres nécessaire à la survie du régime", diagnostique le député d'opposition Jean-Jacques Ekindi. Le "grand oiseau justicier" viserait en priorité les jeunes ambitieux du sérail qui préparaient ostensiblement la succession du chef, âgé de 75 ans.


Scandale de tous les scandales, le coûteux contrat de location d'un antique Boeing 767 pour servir d'avion présidentiel, négocié par des pontes du régime sous couvert d'une société enregistrée aux îles Caïman, a de quoi nourrir la paranoïa du chef de l'Etat. L'Albatros - nom de l'appareil - a failli coûter la vie à M. Biya et à sa famille, en 2004, lors d'un vol vers Paris, suite à une panne du train d'atterrissage.


Aux sceptiques, le président Biya a répondu qu'"Epervier" "n'est pas de la poudre aux yeux". Mais les limites sont patentes. "Si le président était animé par une véritable volonté de transparence, il commencerait par appliquer le texte obligeant les dirigeants à rendre publics leurs revenus. Et se l'appliquerait à lui même", observe Jean-Bosco Talla, directeur du quotidien Germinal. Or les confiscations de biens ordonnées par la justice n'ont été exécutées que marginalement et aucune recherche internationale des sommes évadées n'a été entreprise.


D'autres observateurs s'inquiètent d'un possible emballement du jeu de massacre en cours. En discréditant les responsables politiques, il pourrait se révéler dangereux pour un système où "chacun détient un dossier pourri sur son voisin". Totalement imprévisible, jouant de ses insondables silences, le président Biya - "le sphinx" pour les Camerounais -, est seul à maîtriser les envols ravageurs de "l'Epervier".


Philippe Bernard
Article paru dans l'édition du 28.05.08


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