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12 mars 2012 1 12 /03 /mars /2012 21:36

 

AU PAYS DU SANG ET DU MIEL

 

Vous trouverez ci-dessous la deuxième et dernière partie d’une longue interview d’Angelina Jolie par Rémy Ourdan à l’occasion de la sortie de son premier film comme réalisatrice, « Au pays du sang et du miel ».

 

L’interview est disponible en totalité à l’adresse ci-dessous.

 

Bernard Fischer

 

http://www.lemonde.fr/m/article/2012/02/24/angelina-jolie-portrait-d-une-guerriere_1647546_1575563.html

 

(...) Ainsi, davantage que sa vie d'actrice, c'est ce parcours politique de dix années qui l'a menée à réaliser Au pays du sang et du miel. L'Angelina Jolie dont la vraie vie a commencé à 25 ans a fini par réconcilier l'engagement et le cinéma. " Je sentais que je devais en savoir davantage sur cette guerre de Bosnie. Même après dix années de voyages, à discuter avec des gens, je ne comprenais pas cette guerre. J'ai passé un Noël au Kosovo, mais cela restait confus. Alors j'ai beaucoup lu, regardé des documentaires, puis je suis allée en Bosnie, rendre visite à des familles qui m'ont parlé de la guerre. "

 

Elle écoute pendant des heures des survivants des camps de prisonniers, des femmes violées. Deux scènes du film, l'une où les prisonnières sont utilisées comme boucliers humains pendant un combat et l'autre où de vieilles femmes sont forcées de se dénuder et de danser devant les soldats, sont inspirées de témoignages directs. Elle a également accès à un témoin protégé du tribunal de La Haye, une Bosniaque musulmane ayant vécu, comme dans le film, une histoire d'amour avec un soldat serbe et ayant ensuite témoigné contre lui.

 

Elle revient de Bosnie très marquée par l'absence d'intervention internationale pendant la guerre, et par les crimes commis à l'encontre des femmes. Le bilan de la guerre s'élève à environ cent mille morts, dont plus de dix mille dans Sarajevo assiégée, sous les yeux du monde entier. Le bilan des viols est incertain, toutes les femmes n'ayant pas déclaré l'agression. L'ONU affirme que cinquante mille à soixante mille femmes ont été violées, le gouvernement bosnien confirme vingt mille viols répertoriés.

 

" J'ai écrit ce scénario en un mois, sans savoir que j'allais en faire un film. Puis je me suis dit que j'allais le montrer à des gens des différentes communautés, des Bosniaques, des Serbes, des Croates, et que si par miracle tout le monde acceptait de faire ce film, alors je le ferai. "

 

" Je l'ai d'abord envoyé à Rade Serbedzija ", seul acteur d'ex-Yougoslavie célèbre à Hollywood, où il a joué dans des volets de Mission Impossible, Harry Potter et X-Men, ainsi que dans Le Saint ou Eyes Wide Shut. " Je savais qu'il restait à l'écart de tout film évoquant l'ex-Yougoslavie, alors je me suis dit qu'il serait une personne idéale avec laquelle travailler. Si lui acceptait, alors ça irait. "Rade Serbedzija, un acteur et chanteur très populaire dans son pays dans les années 1970 et 1980, un Yougoslave qui n'est jamais parvenu à se sentir "Serbe de Croatie", selon les nouvelles expressions en vigueur, a, dès les premières tensions, pris des positions farouchement antinationalistes qui lui ont valu d'être détesté à la fois à Belgrade et à Zagreb, et de recevoir des menaces de mort qui l'ont convaincu de partir en exil.

 

Les deux acteurs parlent du scénario, et notamment du personnage que doit jouer Serbedzija, le général serbe Nebojsa Vukojevic, qui n'est pas sans rappeler le chef militaire serbe Ratko Mladic, lequel attend d'être jugé pour " crimes contre l'humanité " à La Haye. Le personnage est extraordinairement fidèle à ce que furent Mladic et ses généraux, avec ce mélange de délire historique anti-ottoman et anticroate et de bonhomie apparente arrosée à la slibovica, l'alcool de prunes. Ces hommes qui commirent la pire vague de crimes de guerre qu'ait connue l'Europe depuis la Seconde guerre mondiale.

 

Angelina Jolie fait ensuite réaliser des castings partout en ex-Yougoslavie, en gommant son nom du scénario, afin de ne pas biaiser les réactions par sa célébrité. " Je pensais que c'était un Bosnien ou un étranger ayant vécu cette guerre qui l'avait écrit. C'était tellement authentique ! ", se souvient Zana Marjanovic, l'actrice principale, rencontrée, avec les autres comédiens, à Sarajevo, puis à Paris. " Moi, j'ai tout de suite senti que le scénario avait été écrit par un étranger. Je l'ai trouvé objectif et brutal. Pour une fois, et contrairement aux cinéastes bosniens, quelqu'un ne prenait pas de gants pour parler de cette guerre ! J'étais sous le choc ", raconte Vanesa Glodjo, le second rôle féminin. " J'étais submergé d'émotions. Le scénario était si fort ", dit pour sa part Goran Kostic, l'acteur principal, qui joue un officier devenu criminel de guerre contre son gré, par fidélité familiale, parce qu'il est le fils du général Vukojevic et qu'il estime ne pas avoir d'autre choix.

 

Ces trois comédiens sont tous des enfants de Sarajevo, aux parcours très différents. Zana Marjanovic a vécu pendant la guerre en exil, avant de revenir en Bosnie il y a dix ans. Vanesa Glodjo a vécu le siège de Sarajevo, durant lequel elle se frayait un chemin entre les bombes et les tirs de snipers pour se rendre à ses cours de théâtre.

 

Goran Kostic a quitté Sarajevo peu avant la guerre pour Londres. Son père, officier serbe, a servi dans l'armée de Mladic. " Il n'a pas commis de crimes de guerre, mais il ne peut pas dire à ses petits-enfants qu'il a mené une guerre juste. Quant à moi, si j'étais revenu, ma première réaction aurait été de rejoindre l'armée bosnienne, qui était au départ multiethnique et qui défendait Sarajevo. " Contre l'armée serbe, où servait son père. " Ne pas revenir fut la bonne décision ", estime Goran Kostic.

 

Sa troupe réunie, Angelina Jolie tourne son film en Bosnie et en Hongrie. C'est là, dans la direction d'acteurs autant que dans les recherches menées avant l'écriture du scénario, qu'Au pays du sang et du miel prend sa couleur bosnienne. " J'ai dirigé le film avec les acteurs. Ils m'ont guidée en me racontant leur culture, leur vie. "Il y a une scène où Vanesa Glodjo décide de braver les tirs pour aller chercher des médicaments. " Comment imaginer que je puisse diriger Vanesa, qui a connu cette situation pendant la guerre ? C'est elle qui me dirige. " Angelina Jolie admire à l'évidence ces acteurs de Sarajevo. " Il y a une forte différence entre moi et Vanesa. Moi, je suis allée à mes cours de comédie ici, à Los Angeles, en conduisant tranquillement ma voiture. Elle, elle y est allée en courant le long de Sniper Alley. Cela crée une autre sorte de comédien, de passion. "

 

Le tournage achevé, Angelina Jolie poursuit ses recherches. Elle appelle le journaliste Tom Gjelten, de la National Public Radio américaine, qui a couvert la guerre de Bosnie. " J'ai trouvé les scènes très vraies, le film très authentique, raconte Gjelten. Angie m'a demandé d'écrire les trois reportages radio qu'on entend dans le film en fond sonore. Elle m'a demandé d'insister sur le fait que la communauté internationale n'était pas intervenue. "Au pays du sang et du miel sort en décembre 2011 aux Etats-Unis, en deux versions, bosnienne et anglaise, chaque scène ayant été tournée dans les deux langues. Angelina Jolie prend soin de le montrer aussi à Sarajevo à des associations de victimes de guerre. Une projection également destinée à éteindre une polémique, l'association Femmes victimes de la guerre ayant obtenu un moment une interdiction de tournage sous prétexte que le film évoquerait une histoire d'amour entre une femme violée et son violeur, ce qui n'est pas le cas. L'autorisation de filmer avait été de nouveau accordée trois jours plus tard, après envoi du scénario.

 

Avant la première de Sarajevo, une autre polémique prend de l'ampleur. Sans que nul ne l'ait vu, le film est qualifié d'" antiserbe " par la presse de Serbie et par les autorités de Banja Luka, siège de la République serbe de Bosnie. Le journal belgradois Kurir dénonce " les préjugés antiserbes " de la réalisatrice. Le cinéaste Emir Kusturica, un enfant de Sarajevo devenu un farouche nationaliste serbe depuis son départ en Serbie, où il a changé son prénom d'Emir en un Nemanja d'origine serbe et s'est converti à la religion orthodoxe, décrète -qu'Angelina Jolie est " une propagandiste " pro-bosniaque.

 

Le ton est donné. A Banja Luka, le ministre du travail Petar Djokic affirme qu'" Angelina Jolie est utilisée pour attaquer la République serbe, pour rejeter la honte de la guerre sur les Serbes. Comment les Serbes pourraient-ils être des criminels ? Il est évident que Jolie a été payée cher pour affirmer cela. " Le distributeur en République serbe, Vladimir Ljevar, d'Oscar Films, évite au gouvernement de prononcer l'interdiction réclamée par certains en décidant de ne pas diffuser le film. " Ce film ne sera pas montré à Banja Luka. Qui voudrait voir cette saloperie ici ? "

 

Arrivée à Sarajevo, Angelina Jolie donne une conférence de presse au Café Viennois de l'Hôtel Europa, un lieu où des centaines de réfugiés furent pilonnés aux bombes incendiaires pendant la guerre. Des journalistes bosno-serbes la harcèlent de questions. Elle se défend. " Je ne suis pas antiserbe, et mon film n'est pas antiserbe. Il est triste que cette question soit encore posée aujourd'hui. " Le cinéaste sarajévien Danis Tanovic, oscarisé pour No Man's Land, qui anime la réunion, intervient. " Le seul anti que je vois dans ce film, c'est peut-être qu'il est antiguerre. "

 

Une journaliste demande à la réalisatrice pourquoi le film déclenche la colère des Serbes s'il est " équilibré ", comme elle l'affirme souvent. " Mais la guerre ne fut pas équilibrée !, réplique Angelina Jolie. Quand j'emploie ce mot, je veux dire qu'il est juste, fidèle aux faits, et qu'il n'est pas noir et blanc, qu'il retranscrit une complexité. " Elle annonce que, devant les appels à la déclarer persona non grata, elle annule la première prévue à Belgrade. Elle confie plus tard que sa décision a été guidée à la fois par sa volonté de " ne pas être instrumentalisée en année électorale en Serbie ", et parce que " certains acteurs vivant en Serbie ont reçu des menaces ".

 

Le soir de la première, l'élite sarajévienne se mêle aux milliers de personnes pour lesquelles Angelina Jolie a réservé des tickets : membres d'associations de prisonniers, de femmes violées, de veuves. La cause est presque entendue d'avance. Les attaques serbes ont exacerbé l'envie du public d'aimer le film. Ce dont se désole le cinéaste Srdjan Vuletic. " Certains détestent le film sans l'avoir vu, et d'autres l'adorent sans l'avoir vu. Cela montre dans quel marasme nous sommes encore plongés... Ce film aurait pu être une excellente plate-forme pour un dialogue sur notre passé. Au lieu de ça, je crains qu'il devienne un outil pour tous les nationalistes. "

 

Beaucoup ont toutefois sincèrement adoré le film, comme en témoignent les voix nouées et les yeux rougis, et la longue standing ovation. Le chef du Parti social-démocrate, Zlatko Lagumdzija, est si bouleversé qu'il ne parvient d'abord pas à parler, de crainte d'éclater en sanglots. Plus tard, il dira que " sur une échelle de cent, ce film se situe à cent un. C'est à la fois si personnel et si universel. Comme l'a fort justement dit Angelina Jolie, voilà ce que nous avons enduré, et voilà ce à quoi nous avons survécu. "Le cinéaste Ademir Kenovic lève les bras au ciel. " Ce film est si fort ! Toutes les analyses seraient absurdes. C'est un symbole des horreurs de la guerre, réalisé par quelqu'un qui a une immense sensibilité. Elle nous jette ces monstruosités à la figure, et lance aussi cela à la face du monde. C'est si fort ! "Même un cinéaste comme Pjer Zalica, qui n'a pas aimé le film d'un point de vue cinématographique, se pose la même question que tous : pourquoi Angelina Jolie a-t-elle fait ce film ? " Je m'interroge, et je ne vois qu'une seule réponse possible : elle doit être une femme extraordinaire ! "Le lendemain, lors d'une rencontre à l'Holiday Inn, l'hôtel des reporters durant la guerre, qu'elle souhaite découvrir, Angelina Jolie donne l'impression d'être déjà dans l'avenir. " Que pourrais-je faire pour aider la Bosnie ? ", se demande-t-elle. La militante reprend le dessus sur la réalisatrice, et rien ne lui semble insurmontable. Elle est consciente que le pays est paralysé par l'accord de paix de Dayton, qui mit fin à la guerre en 1995 mais sanctuarisa la division ethnique. La Bosnie n'évoluera pas tant qu'il n'y aura pas de changement constitutionnel. " Si l'accord de Dayton ne fonctionne pas, alors il faut l'améliorer. On ne peut pas s'en laver les mains et oublier ce pays. " Elle a récemment rencontré le président américain, Barak Obama, " pour parler de la région, de ce que ces gens ont vécu, pour qu'il garde un oeil dessus ".Angelina Jolie est profondément, viscéralement interventionniste. Elle croit qu'il faut parcourir le monde pour aider les gens à dialoguer. Elle croit en la diplomatie.

 

Et quand la diplomatie échoue à prévenir un carnage, elle est convaincue qu'il faut parfois se résoudre à l'intervention armée. " Si j'avais été reporter pendant le siège de Sarajevo, je n'imagine même pas combien j'aurais été frustrée, fâchée que personne n'intervienne pour sauver les habitants. Je crois que j'aurais perdu l'esprit et aurais été en colère pour toujours. " Juste avant la présentation d'Au pays du sang et du miel à Sarajevo, elle a lié son film à la situation en Syrie : " Si ce film montre quelqu'un du doigt, c'est la communauté internationale, et avec ce qui se passe en Syrie, j'espère qu'il représentera un cri d'alarme. " A Zagreb, elle a appelé plus explicitement à une intervention, lors d'un entretien avec al Jazira. " Nous en sommes malheureusement arrivés à un point, en Syrie, où une certaine forme d'intervention est absolument nécessaire. Ce qui s'y passe est si triste, si bouleversant, si horrible. Il faut tout faire pour éviter que les civils soient massacrés. Quand on assiste à cette violence de masse et à ces assassinats, on doit agir. "

 

L'opposition de la Chine et de la Russie à une résolution à l'ONU ne doit pas, selon elle, interdire de réagir. " Je crois fortement que l'usage du veto à l'ONU en cas d'intérêt financier dans un pays ou contre une intervention humanitaire doit être remis en cause. "

 

Ainsi va Angelina Jolie, engagée, passionnée. Elle n'a pas de projet immédiat d'autre réalisation, mais elle avait confié, à Los Angeles, avoir " écrit quelque chose ". La guerre, toujours. " Cela parle de l'Afghanistan, du fossé entre les soldats américains et les civils afghans, de leurs vies si différentes. Mais je ne l'ai encore montré à personne. Je ne sais pas si c'est le bon moment... "Angelina Jolie donne l'impression de tracer un sillon, sans savoir exactement où cela la mènera. " Au bout du compte, je suis juste une citoyenne du monde, estime-t-elle. J'ai une famille métissée, j'ai plusieurs passeports, je vais où je peux aller, je parle avec qui veut bien me parler, j'essaye de bâtir des ponts, d'écouter, d'apprendre... Je suis encore jeune, mais je deviens certainement moins patiente avec l'idée d'apporter un peu d'aide ici ou là. Il y a de la bonne volonté, mais peu de solutions globales. Il faut de grandes décisions pour réellement changer les choses... Je voudrais ne pas être présente seulement quand il y a une crise, je voudrais prévenir les crises. "Et si Angelina Jolie, humble et pragmatique pour tous ceux qui la rencontrent, poursuivait en réalité le rêve insensé de sauver le monde ? Et si c'était cela, sa part de mystère, et la vie qu'elle s'est choisie ? " Je ne sais pas encore où je suis la meilleure. Suis-je meilleure en diplomatie, ou dois-je m'impliquer davantage en politique ? Ou dois-je rester une artiste ? Je suis encore en train d'apprendre, de voir où est ma place, et où je suis la plus efficace. "

 

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