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26 septembre 2010 7 26 /09 /septembre /2010 17:36

 

Article paru dans l'édition du 22.09.10 du quotidien Le Monde

 

Les dettes de l'amitié


La droite n'a pas été la seule à bénéficier des faveurs des Bettencourt. Avant la guerre, François Mitterrand avait noué des liens avec André Bettencourt. Une longue relation, qui conduira à des échanges de bons procédés, dont bénéficiera aussi son proche entourage

Si, d'un simple conflit familial, le dossier Bettencourt est devenu une affaire d'Etat, c'est qu'il dépasse le soupçon d'abus de faiblesse ou l'examen d'éventuels conflits d'intérêts du ministre Eric Woerth. Il fait écho à l'histoire de la société française tout entière.

Plonger dans l'univers du couple Bettencourt, Liliane, l'héritière du groupe L'Oréal, et André, longtemps ministre et sénateur, c'est, en effet, explorer cinquante ans de relations entre le monde politique, de droite et de gauche, et celui de l'argent incarné par cette famille, longtemps première fortune du pays.

La justice enquête, depuis juin, sur l'existence d'un financement politique, en espèces, en faveur d'élus de droite, au domicile même des Bettencourt. Mais cette famille ne fut pas l'amie d'un seul camp politique. André Bettencourt, mort en 2007, personnage incontournable du centre droit de la vie politique française, fut, en effet, avec son ami François Dalle, qui dirigea le groupe L'Oréal de 1957 à 1988, le fidèle soutien de François Mitterrand, dès 1945. Tous deux l'ont soutenu pendant ses traversées du désert comme lors de ses multiples campagnes électorales.

La réelle amitié entre ces trois hommes, qui remontait à l'entre-deux-guerres, y était pour beaucoup ; le calcul et l'intérêt financier et politique partagés n'étaient pas non plus totalement absents des esprits. « L'amitié qui a uni Mitterrand et Bettencourt n'a jamais été mise en défaut tout au long de leurs vies respectives », confirme l'avocat Georges Kiejman, qui fut un ministre socialiste proche de l'ancien chef de l'Etat et défend aujourd'hui les intérêts de Madame Bettencourt.

André Bettencourt et François Mitterrand se sont connus très jeunes, avant la guerre, à Paris, au 104, rue de Vaugirard, chez les Pères maristes où étaient hébergés les jeunes fils de bonne famille fraîchement débarqués de province. C'est un autre compère du « 104 », comme on dit alors, François Dalle, qui les a présentés.

Tous issus de milieux traditionnels catholiques, ils sont les héritiers d'une idéologie familiale nationaliste, faite de dédain pour l'argent et hostile à la droite des affaires. Imprégnés des thèses maurrassiennes, ils prisent aussi les derniers ouvrages de Charles Péguy, pour qui la modernité est porteuse d'avilissement. Un terreau de liens indissolubles se constitue et formera l'un des cercles les plus solides autour du futur chef de l'Etat.

François Dalle et André Bettencourt participeront au réseau de résistance de François Mitterrand en dépit de leurs convictions pétainistes et, pour Bettencourt, d'écrits antisémites, qu'il dira plus tard regretter. Ils assisteront à son mariage à l'automne 1944. Ces deux hommes feront fortune avant 1981. François Dalle et André Bettencourt parviendront à transformer en multinationale L'Oréal, la petite fabrique de produits de beauté du père de Liliane, Eugène Schueller, financier de la Cagoule, organisation factieuse d'extrême droite.

Puis vient l'appel de la politique. On connaît la carrière de François Mitterrand. André Bettencourt a été, pour sa part, député, puis sénateur de Seine-Maritime. Pourtant de droite, il sera également secrétaire d'Etat, en 1954, au sein du gouvernement de Pierre Mendès France, « peut-être à la demande de Mitterrand », se souvient M. Kiejman, qui fut, dans le passé, un proche de Mendès. André Bettencourt sera, ensuite, régulièrement ministre sous le général de Gaulle.

Le duo Dalle-Bettencourt vient en aide à l'ami Mitterrand dès la fin de 1944. Ce dernier, après avoir été brièvement secrétaire général aux prisonniers entre août et septembre 1944, doit trouver une source de revenus. Il est embauché, sur intervention d'André Bettencourt, comme rédacteur en chef de la revue Votre beauté, du groupe de son beau-père, Eugène Schueller. François Mitterrand tentera d'en faire une maison d'édition consacrée à la poésie.

Les rapports tendus qu'il entretient avec les directeurs de la branche magazine, qui s'interrogent sur l'utilité de Mitterrand à cette fonction, n'affectent pas ses conditions de travail. Protégée par Bettencourt, sa situation n'est pas remise en cause et il conserve son salaire confortable, son bureau et sa voiture avec chauffeur. En dépit des pertes financières enregistrées par la revue sous la direction de Mitterrand, qui fait des éditoriaux politiques peu en phase avec l'objet du magazine, Bettencourt le fait entrer, en 1945, dans le groupe des fondateurs du journal La France agricole.

Fin 1946, son premier mandat de député, puis, en 1947, sa nomination au poste de ministre des anciens combattants dans le gouvernement de Paul Ramadier lui permettent de quitter le monde de l'entreprise, qui ne l'intéressera jamais. A peine installé dans les ors de la République, il remet la même année la rosette de la Résistance à André Bettencourt. L'avocat Serge Klarsfeld dira qu'il n'a jamais trouvé trace d'acte de résistance de la part de l'intéressé.

Selon les auteurs de La Main de droite de Dieu : enquête sur François Mitterrand et l'extrême droite (d'Emmanuel Faux, Thomas Legrand et Gilles Perez, Seuil, 1994), sa campagne des législatives de 1946 a été financée par François Dalle, déjà présent dans les instances dirigeantes du groupe L'Oréal. François Dalle démentira vivement. Alain Gourdon, membre du bureau politique de la Convention des institutions républicaines (CIR), parti créé par Mitterrand, en 1964, à partir de clubs issus de la mouvance socialiste et républicaine, nuance la nature de ce financement : « Cela n'avait rien à voir avec aujourd'hui et le système Sarkozy. C'était artisanal, au coup par coup, Dalle a pu aider, mais l'essentiel venait des syndicats patronaux et des collectivités locales. Mitterrand avait des amis partout, ce n'est jamais lui qui allait chercher l'argent. »

Nommé vice-président de la commission de contrôle des comptes du Parti socialiste, fondé en 1969, Alain Gourdon confie que le système « est resté globalement le même », même si, ajoute-t-il avec ironie, « notre fonction était de ne rien contrôler du tout ». André Rousselet, trésorier de François Mitterrand pour les campagnes présidentielles de 1965 et 1974, assure n'avoir pas « reçu un sou des Bettencourt ou de Dalle même s'ils étaient très liés à Mitterrand ». Néanmoins, celui qui deviendra patron du groupe Havas et de Canal admet qu'il « n'avait pas de visibilité sur l'ensemble des canaux de financement ».

L'Oréal mettra néanmoins, jusqu'à l'élection de Mitterrand en 1981, des moyens à son service. Au début des années 1980, dans une conversation avec un journaliste du Monde, François Dalle confie ainsi que le groupe effectuait, pour le compte de François Mitterrand, des « enquêtes qualitatives », ancêtres des sondages, sur les attentes des Français afin de l'aider à adapter son discours politique à l'opinion.

François Dalle embauchera par ailleurs, pendant toutes les années de son règne à la tête de la société de cosmétiques, un certain nombre de personnes pour leur seul lien avec François Mitterrand ou son entourage. En 1964, l'un des neveux de Mitterrand fait ainsi son entrée dans le groupe. Il effectuera un brillant parcours au sein de l'entreprise. De même, encore au début des années 1990, les Bettencourt feront intégrer l'une des filles de Pierre Bérégovoy au sein de L'Oréal, au nom des relations proches que l'ancien gazier devenu ministre des finances avait nouées avec la première fortune du pays.

L'élection de François Mitterrand, en mai 1981, à la tête de l'Etat ne modifiera pas ses relations avec le duo Bettencourt-Dalle. Chaque année, entre 1981 et 1995, le groupe du « 104 » célèbre ses souvenirs à l'Elysée, autour du président de la République. Celui-ci prête une oreille souvent attentive à ces amis qui n'oublient pas leurs affaires. A l'automne 1981, lors de la discussion à l'Assemblée nationale de l'instauration d'un impôt sur les grandes fortunes (IGF), André Bettencourt tente de convaincre le président du caractère « catastrophique » du projet. Publiquement, il regrette de n'avoir pas eu gain de cause. En réalité, le sort lui a été beaucoup plus favorable.

La famille Bettencourt se préparait depuis longtemps à l'arrivée de la gauche. La signature du programme commun de la gauche en 1972 avait fait craindre le pire aux grandes fortunes du pays : en cas de victoire électorale, l'application d'un projet socialiste qui prévoit non seulement des nationalisations mais aussi de lourdes ponctions sur les plus hauts revenus.

En 1973, juste avant les élections législatives, Madame Bettencourt, premier actionnaire avec 51 % du groupe L'Oréal, redoutant que l'union de la gauche n'accède au pouvoir, cherche un moyen d'abriter ses capitaux hors de France. Ses conseillers trouvent une solution en imaginant un montage avec le géant américano-suisse Nestlé. Mais le président Georges Pompidou et son premier ministre, Pierre Messmer, refusent de signer, estimant que, en pleine campagne électorale, une telle décision, mal perçue, favoriserait la gauche. La victoire de la droite en 1973 n'arrête pas Madame Bettencourt. Un accord est signé en 1974 avec Nestlé. Les dividendes, en millions de francs, échappent du même coup au fisc français.

En 1981, se refusant à quitter le territoire, Madame Bettencourt n'entend pas pour autant payer la facture fiscale prévue par la loi sur les grandes fortunes. Les Bettencourt envoient François Dalle, patron de L'Oréal, déjeuner avec leur vieil ami Mitterrand. Leur discours est rodé : s'ils sont assujettis à l'IGF, tel qu'il est présenté, ils seront contraints de fermer des usines.

Alain Boublil, alors conseiller du chef de l'Etat pour les affaires industrielles, se souvient de cette période : « Ils n'étaient pas les seuls à se plaindre. Il y avait aussi Serge Kampf, fondateur et patron de Capgemini. Ils refusaient que leur participation dans l'entreprise, qu'ils qualifiaient d'outil de travail, soit prise en compte dans le calcul de l'impôt. » François Mitterrand charge du dossier l'un de ses fidèles pour les missions délicates, Charles Salzman, et invite François Dalle à prendre attache avec Laurent Fabius, alors ministre du budget, et Louis Schweitzer, son directeur de cabinet. C'est ainsi que, sur ordre de Mitterrand, M. Fabius ajoutera à la loi initiale sur l'impôt sur les grandes fortunes l'exonération de « l'outil de travail ».

« Dalle et Bettencourt étaient des relations politico-mondaines, estime Alain Boublil. Ils venaient souvent à l'Elysée avec quelques patrons proches de Mitterrand, comme Jean Riboud, de Schlumberger, ils pesaient sur l'orientation politique, sur la fiscalité ou le droit du travail. »

En 1983, Laurent Fabius, devenu ministre de l'industrie, confiera même à François Dalle une mission sur l'état de santé de l'industrie automobile. Un pis-aller pour un homme qui s'est rêvé plusieurs fois ministre des finances ou patron de Dior. Il pourra néanmoins se féliciter d'avoir pu éloigner, grâce à ses liens avec Mitterrand, le spectre d'un rachat de L'Oréal, qui n'était pas encore une multinationale, par le groupe pétrolier Elf, qui avait soif de diversification.

Passé la menace de l'IGF, les Bettencourt vont continuer à participer, à leur manière, au financement de la vie politique, à droite comme à gauche, à une époque où celui-ci n'est pas encadré par la loi. Chaque parti, et en leur sein chaque courant, met en place ses propres canaux de collecte de fonds pour financer une vie politique de plus en plus coûteuse. Il n'y a rien d'illégal à cela. Pas encore. Le financement d'une campagne permet aussi de rembourser, pour certains, les dettes personnelles ou celles d'une famille dispendieuse. Les chefs d'entreprise ne sont pas des mécènes : s'ils payent, ils attendent un retour. Au cours du premier septennat de François Mitterrand, avant que plusieurs lois n'interviennent pour accorder un financement public à la vie politique et tenter de clarifier les relations entre les partis et les entreprises, les liens personnels comptent encore beaucoup.

Certains proches de Mitterrand bénéficieront également de l'attention bienveillante des Bettencourt. « Dans l'entourage de Mitterrand, les Normands Laurent Fabius et Pierre Bérégovoy ont toujours été proches d'André Bettencourt », confie un ex-conseiller de Pierre Bérégovoy, alors ministre des finances.

Laurent Fabius a été élu premier adjoint au maire du Grand-Quevilly en 1977 puis devient député de Seine-Maritime. Il y a édifié un fief électoral solide. André Bettencourt a souvent loué la qualité de son travail d'élu de terrain. Pierre Bérégovoy, lui, n'a jamais réussi à se faire élire en Normandie, mais il y est né, et a passé dans cette région toute la première partie de sa vie de syndicaliste et de militant, puis de cadre socialiste. Il ne se trouvera un territoire qu'en 1983, lorsqu'il devient maire de Nevers. En dépit de cet éloignement géographique, il  conserve un contact direct avec André Bettencourt. Ce dernier va même le soutenir financièrement durant ses campagnes électorales, en 1985, aux cantonales, puis aux législatives, en 1986.

Contacté, son avocat, Patrick Maisonneuve, qui l'a assisté à Matignon les deux dernières années de sa vie, s'est refusé « à démentir ou à confirmer cette information ». L'avocat, qui fut le confident des moments difficiles, a néanmoins tenu à rappeler que son client avait, au final, davantage pâti de cette relation qu'il n'en avait tiré profit. « Le secret professionnel m'interdit d'en dire plus, mais je peux vous assurer que l'histoire du lien entre Pierre Bérégovoy et les Bettencourt est une clé essentielle pour comprendre la fin tragique de cet homme, auquel je reste profondément attaché. »

C'est l'une des faces méconnues, voire taboues de la mitterrandie, où se croisent une figure symbole de la gauche populaire, Pierre Bérégovoy, et l'aristocratie du capitalisme français. Pierre Bérégovoy a mis fin à ses jours le 1er mai 1993.

Secrétaire général de l'Elysée, ministre des finances à deux reprises, de 1984 à 1986 et de 1988 à 1992, puis premier ministre, Pierre Bérégovoy a été le grand ordonnateur des volontés présidentielles : défense de l'intérêt général, engagements électoraux ou cadeaux du prince. Sa relation avec Mitterrand prévalait sur tout, il en attendait tout. A ces divers titres, il a été chargé de suivre, au cours des deux septennats, les demandes du chef de l'Etat concernant les affaires de la famille Bettencourt.

Pierre Bérégovoy a de nouveau été en prise directe avec les Bettencourt en 1992. Liliane veut, cette fois-ci, régler sa succession au profit de sa fille, Françoise. Si elle attend trop, au regard de la hausse des cours de sa société, la note finale sera astronomique. Mais rien n'est simple, car près de 95 % du patrimoine se présente sous forme de titres cotés, ce qui donne lieu à d'infinies discussions sur leur valeur pour le fisc.

La première estimation est contestée par la famille Bettencourt. Les positions paraissent inconciliables. Pourtant, un accord est imposé par Pierre Bérégovoy, aux finances, et Michel Charasse, au budget (interrogé par Le Monde, Michel Charasse n'a pas souhaité s'exprimer publiquement sur cet accord). La transaction est très favorable aux intérêts des Bettencourt. « L'accord est connu, explique Alain Boublil, qui fut également directeur de cabinet de Pierre Bérégovoy, aux finances, de 1988 à 1989 : Liliane Bettencourt a fait don de la nue-propriété de sa participation dans L'Oréal tout en gardant l'usufruit, les revenus des dividendes, qui ont été logés dans la société Téthys, créée pour l'occasion. » Les titres en pleine propriété sont considérés par les ministres comme un « outil de travail », ils ne sont donc pas soumis à l'impôt sur la fortune (ISF). Enfin, l'estimation de la valeur des dividendes est indexée sur une valeur très inférieure à celle calculée par les services fiscaux. La ristourne pour les Bettencourt se chiffre en dizaines de millions de francs.

De même, lorsque Nestlé prend, en 1992, par une offre publique d'achat, le contrôle de Perrier et de ses sources, Pierre Bérégovoy n'use pas de son droit de regard sur les termes du pacte L'Oréal-Nestlé, conformément au souhait des Bettencourt. Un an plus tard, quand Edouard Balladur prendra les rênes du gouvernement, il s'étonnera de cette passivité qu'il jugera contraire aux intérêts économiques de la France. « Pour ce type d'affaire, Mitterrand demandait directement à Bérégovoy, lors de rencontres à l'Elysée, d'y prêter attention, se souvient Régis Paranque, proche conseiller au ministère des finances et vieux compagnon de route de Pierre Bérégovoy. Quand il revenait, il était tendu et irrité mais s'acquittait de son devoir. »

Ainsi Pierre Bérégovoy s'est fondu avec une étonnante facilité, au contact des Bettencourt, dans cet exercice du pouvoir où se mêlent fidélités aux valeurs de la gauche, clientélisme électoral, échanges de bons procédés et réalisme gestionnaire. D'après Alain Boublil, qui avait travaillé avec lui avant 1981, la proximité avec les proches de Mitterrand était aussi pour lui « un instrument pour accéder au pouvoir ». Selon André Rousselet, « Bérégovoy souffrait énormément de ne pas appartenir au premier cercle autour de Mitterrand, et la volonté de plaire au pouvoir est une hypothèse possible, même si elle est contradictoire avec son image ».

L'histoire des relations entre Mitterrand et les Bettencourt est une autre illustration des liens étroits entre le monde des affaires français et celui de la politique. Pierre Bérégovoy a peut-être eu plus de difficultés que d'autres à assumer et à gérer cette relation.

Jacques Follorou



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