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17 décembre 2012 1 17 /12 /décembre /2012 14:27

 

http://www.liberation.fr/monde/2012/12/11/tibet-l-essence-de-laresistance_866859

 

Tibet, l’essence de la résistance

 

Mardi 11 Décembre 2012

 

Comme la jeune Tingzin il y a un mois, les tibétains sont de plus en plus nombreux à s’immoler par le feu pour protester contre la politique d’assimilation de Pékin.

Reportage dans une région sous haute surveillance.

 

Par Philippe Grangereau, envoyé spécial de Libération au Qinghai

 

Le Tibet s’enflamme comme si l’apocalypse était pour bientôt. Au cours du seul mois de novembre, au moins vingt sept tibétains se sont volontairement transformés en torches vivantes. Le plus courageux a psalmodié des prières sur plusieurs centaines de mètres avant de s’écrouler ; un autre s’est frappé la tête sur une pierre pour abréger ses souffrances. Samedi, un pâtre de 23 ans s’est sacrifié devant une foule de spectateurs composée de moines et de laïcs contemplant passivement le martyr qui se consumait sous leurs yeux, et criant : «Tibet indépendant !»

 

Depuis la première immolation, celle d’un moine en février 2009, une centaine de Tibétains ont mis fin à leurs jours avec de l’essence et un craquement d’allumette. Des jeunes d’une vingtaine d’années, des éleveurs, des jeunes mariés, des religieux, des pères de famille. Une épidémie de suicides par les flammes qui serait destinée à retarder la fin d’un monde qu’ils voient disparaître sous leurs yeux. «Désormais, quatre vingt pour cent des Tibétains ont compris quelle était l’intention des Chinois, confie un enseignant tibétain. Ils veulent éradiquer notre langue, notre culture, notre religion, notre histoire, notre dignité, et nous assimiler.»

 

Des sacs d’orge grillée en guise d’ex voto

 

L’une des dernières à accomplir ce geste funeste fut une adolescente du nom de Sangye Dolma. Agée de 17 ans, elle s’est brûlée le 25 novembre près du temple bouddhiste de Duohemao, un village des hauts plateaux de la région tibétaine du Qinghai. La piste déserte qui y conduit s’étire à trois mille six cent mètres d’altitude dans un paysage nu, bordé de montagnes sur lesquelles le soleil projette d’étranges langues violacées. Au détour d’un raidillon, un barrage de quatre policiers attend les intrus. Une grosse Toyota surmontée d’un gyrophare est rangée sur le bas-côté. Le gradé, un Tibétain en civil, brandit un pistolet sous notre nez. L’embuscade a pour but d’arrêter les Tibétains qui affluent dans ces villages de martyrs, car un suicide attire des cortèges venant du voisinage pour rendre hommage aux familles des victimes. Ils apportent généralement en ex-voto des sacs d’orge grillée, de l’argent et des images du dalaï-lama.

 

«Descendez, papiers Après une fouille sommaire qui commence avec une vérification des photos prises par les occupants du véhicule, le policier tibétain nous rend miraculeusement la liberté. «Partez, ne revenez plus Un autre chemin d’accès au village est également gardé.

 

Mais ce ne sont pas les immolés qui manquent dans cette vaste région de l’ancien Amdo, où l’irrédentisme a toujours été très affirmé. En 1956, six ans après l’invasion du Tibet par les troupes communistes, les tribus tibétaines golok rassemblèrent plusieurs centaines de colons chinois, leur coupèrent le nez et les renvoyèrent chez eux.

 

L’expédition punitive dépêchée par Pékin, forte de sept mille soldats, fut entièrement massacrée. De nos jours, les Tibétains sont désarmés, et leur chef spirituel, le dalaï-lama, prêche la non-violence. «L’immolation par le feu, souligne un Tibétain nommé Lobsang, est l’expression la plus violente qui soit de la lutte pacifique que nous impose le dalaï-lama.»

 

Après un long périple à flanc de coteau sur un chemin sans parapet, c’est finalement de nuit qu’on découvre, sous la pleine lune, les ruelles du bourg montagnard de Tsenmo Gogue. C’est ici que, le 15 novembre, s’est immolée Tingzin Dolma, 23 ans. Alors que ses parents étaient partis en voyage, elle a volé l’essence d’une moto pour s’en asperger, et s’est brûlée vers midi, dans la cour déserte du temple bouddhiste voisin, sans que personne ne s’en rende compte. Un passant l’a trouvée peu après, carbonisée. Elle n’a laissé aucune explication. Sa mère, Tashi Dolma, encore sous le choc, se tait. «Elle a fait vœu de silence», explique un cousin qui nous accueille dans la cour intérieure encombrée d’un tas de briques de thé offertes par des visiteurs. Une kyrielle de grandes photos du dalaï-lama et de Lobsang Sangay, le Premier ministre du gouvernement tibétain en exil, un laïc, sont accrochées au-dessus d’un autel où brûlent des bougies. Dans l’autre pièce, chauffée à la bouse de yack, sont affichés des diplômes de «cadre modèle» octroyés à Chulo, le père de la martyre. Agé d’une cinquantaine d’années, il fut naguère maire du village. Un avis officiel frappé de la faucille et du marteau signale qu’il a perçu par deux fois des primes pour bons et loyaux services au Parti.

 

«Ma fille Tingzin était toujours joyeuse et de bonne humeur. Elle avait préparé son geste dans son cœur, et personne ne se doutait qu’elle allait l’accomplir», marmonne l’ex-cadre modèle. «Ces derniers temps, complète en chinois le cousin, elle passait des heures à regarder les chanteurs tibétains à la télévision La famille vit de ses dix sept têtes de yack et de la cueillette de champignons médicinaux. Ses parents, qui ont quatre enfants, emmenaient parfois Tingzin en voyage, la dernière fois à Lhassa, où l’album de famille la montre en sweat-shirt rose, devant un temple, une expression inquiète dans le regard. «Elle pensait que, si les Chinois n’étaient pas là, alors le dalaï-lama pourrait revenir au Tibet, et que dès lors tout irait mieux», finit par lâcher le cousin, jusque-là sur ses gardes. Des policiers sont venus chez eux à deux reprises faire leur enquête. Chulo, le père, finit par dire : «Le sacrifice de ma fille est utile pour la nation tibétaine.»

 

Cinq laissez passer pour voyager

 

Les Tibétains de la base paraissent avoir pris le relais des membres du clergé bouddhiste, qui avaient initié il y a trois ans ce mouvement de protestation par immolation. «Beaucoup de ces martyrs sont persuadés d’avoir l’approbation tacite du dalaï-lama», pense un poète local. L’hécatombe accrue de ces dernières semaines a conduit les autorités à resserrer davantage les contrôles. Pour voyager, les Tibétains ont maintenant besoin de cinq laissez-passer différents.

 

A Tongren, où règne une loi martiale qui ne dit pas son nom, la police et l’armée n’y suffisent plus. Tous les fonctionnaires doivent consacrer plus de la moitié de leur temps à surveiller les rues, de jour comme de nuit. «On nous met dans des voitures garées le long du trottoir pendant douze heures d’affilée, et on doit signaler tout acte suspect», raconte un employé. A mots couverts, il dit craindre «un soulèvement général des Tibétains».

 

D’autres formes de protestation coexistent. En novembre, cinq cent étudiants ont manifesté à Gonghe. La police a chargé et vingt d’entre eux se sont retrouvés à l’hôpital. Les manifestants protestaient contre une publication officielle qualifiant les immolations de «stupides». Ils demandaient aussi que l’enseignement de la langue tibétaine, petit à petit éliminé des programmes, soit rétabli.

 

Dans une petite ville du district de Guinan, le directeur d’une école primaire rapporte qu’une trentaine d’enseignants en langue tibétaine formés au cours des dernières années sont privés de postes, alors que tous ceux qui enseignent en chinois se sont vus attribuer des emplois.

 

«Les autorités leur disent d’être patients, mais ils ont déjà perdu tout espoir», explique le directeur d’école. C’est la conséquence des nouvelles directives de Pékin visant à éliminer la langue tibétaine. Cette politique est officiellement appelée « enseignement bilingue ». Nom trompeur qui recouvre une réalité très différente : tous les cours sont en chinois, seule la langue tibétaine est enseignée en tibétain.

 

« Lhassa, une grande prison ».

 

Tout a changé après les émeutes anti chinoises de 2008, qui se sont soldées par dix neuf morts selon un bilan officiel, cent cinquante selon des sources tibétaines. Ces violentes manifestations ont touché le Tibet proprement dit (la «région autonome du Tibet»), ainsi que les régions tibétaines des provinces du Qinghai, Sichuan et Gansu - qui faisaient naguère partie du « Grand Tibet ». «Ces manifestations ont surpris et paniqué le pouvoir chinois», explique l’écrivaine tibétaine Woeser. «Depuis, les autorités considèrent que les écoles en langue tibétaine sont des foyers indépendantistes Woeser, 46 ans, est pratiquement la seule Tibétaine à accepter de parler politique à visage découvert.

 

Sa mère est tibétaine et son père, moitié chinois moitié tibétain, était officier de l’armée chinoise. S’exprimant en chinois, Woeser est l’auteure, entre autres, de « Mémoire interdite, témoignages sur la révolution culturelle au Tibet ». Si tant de Tibétains s’immolent, dit-elle, c’est que «la répression a atteint un point tel qu’ils n’ont plus peur de mourir». Ces martyrs ne sont pas, selon elle, «mus par le désespoir, mais au contraire par l’espoir d’éveiller la conscience nationale. La souffrance endurée par ces immolés donne une force immense à leur message. Si la communauté internationale est aussi touchée par leur sacrifice, tant mieux, mais les immolés s’adressent en premier lieu à leur peuple, aux Tibétains.»

 

Résidant à Pékin, Woeser vient de passer trois mois dans la capitale du Tibet, où observateurs et journalistes sont interdits depuis quatre ans. Ce qu’elle y a vu est un pays soumis à l’état d’urgence. Lhassa, qui compte cent trente six postes de police est, dit-elle, «comme une grande prison».

 

Il y a des fouilles au corps et des contrôles de sécurité dignes des aéroports presque à chaque coin de rue. Les Hans (Chinois de souche) sont rarement contrôlés, mais les Tibétains systématiquement, y compris les enfants. Pour visiter un temple bouddhiste, il faut passer sa carte d’identité dans une machine et, à l’intérieur, d’autres fouilles et contrôles vous attendent. Tous les temples ont leur poste de police et leur «groupe de travail» communiste.

 

«J’ai fait une expérience, confie Woeser. J’ai noté ce que je voyais en marchant sur une distance de cinq cent mètres : j’ai croisé vingt et une guérites de policiers, deux grands commissariats et trois patrouilles de policiers armés.» Pour parer immolations ou manifestations, ces policiers disposent d’outils spéciaux, des lassos attachés à un long manche.

 

Certains policiers patrouillent avec des extincteurs, d’autres sont équipés de combinaisons en amiante. «Les esprits sont pleins de rancœur et une nouvelle explosion de colère pourrait survenir, murmure Woeser, mais le Tibet est maintenant devenu une prison géante, et toute révolte a des chances d’être matée sitôt qu’elle survient.»

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