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9 décembre 2015 3 09 /12 /décembre /2015 20:47

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Face au désastre

Par Stathis Kouvelakis

Mardi 8 Décembre 2015

Inévitablement, l’image d’une carte de l’hexagone qui « noircit » à mesure de la progression du vote pour le Front National fait surgir la question de savoir si, à l’instar de l’Italie ou de l’Allemagne de l’entre-deux guerres, la France ne serait pas à la veille d’un basculement vers une forme « d’état d’exception », en d’autres termes vers le fascisme. D’autant que dans les pays en question, la mise en place de cet état a débuté par une prise du pouvoir par la voie électorale et que, en matière « d’état d’exception », le chemin semble avoir déjà été pris, avec l’instauration de « l’état d’urgence » à la suite des attentats du Vendredi 13 Novembre 2015.

Le fascisme comme révolte dévoyée

Comparaison n’est pourtant pas raison. La France de 2015 n’est ni l’Italie de 1920 ni l’Allemagne de Weimar, l’horizon n’est pas celui d’une guerre mondiale, le régime parlementaire n’est pas sur le point de s’effondrer, l’extrême-droite est pour l’essentiel une machine électorale et non une milice armée et les organisations ouvrières sont tellement faibles que leur destruction n’est aucunement une condition de survie de la domination bourgeoise. Il manque à la fois la condition d’une crise générale de l’état et celle d’une compétition militaire inter-impérialiste qui constituent la base du « procès de fascisation » comme l’analysait Nicos Poulantzas dans son ouvrage classique « fascisme et dictature », en 1970. Même si le Front National vient au pouvoir par la « voie électorale », ce ne sera pas une « dictature fasciste » qui s’ensuivra mais un considérable durcissement du processus déjà en cours de verrouillage autoritaire de l’état et des mécanismes d’exclusion racialisante qui pourront alors prendre une forme s’approchant d’un état d’apartheid et de séparation institutionnalisé entre groupes qui sont pour l’essentiels des groupes de nationaux, totalement endogènes à la société française, mais qui constituent la cible de mécanismes puissants de discrimination. Disons le autrement, le Front National est bien porteur d’un projet politique tout à fait cohérent qui consiste à construire un « bloc social » soudé par un consensus autoritaire et raciste visant à résoudre les contradictions sociales et tout particulièrement la trajectoire de « déclassement » de secteurs croissants de la société française, par l’instauration d’un régime de ségrégation racialisante.

Il y a cependant quelque chose qui rapproche la dynamique du Front National avec celle des fascismes de l’entre-deux guerres et qui va au-delà des origines historiques de ce parti ou des filiations idéologiques entre ces courants politiques, c’est la capacité de ses forces à présenter comme des forces « anti-système » capable d’articuler une colère populaire multiforme en la cristallisant vers le ciblage d’un « ennemi intérieur ». Il manque bien sûr au Front National le projet impérialiste et expansionniste des fascismes historiques, en ce sens, sa dynamique est « défensive », il est le produit de l’époque du capitalisme mondialisé, non de celle des impérialismes en lutte pour le partage du monde.

Toutefois, c’est précisément cet aspect du Front National, sa capacité d’avoir capté et « hégémonisé » une forme de révolte, qui fait que toute stratégie de « front républicain », intégral au partiel, ne peut que le nourrir en légitimant son discours du « seul contre tous » et son statut revendiqué de seule force à s’opposer au « système » et même de façon « radicale ».

L’extrême-droite actuelle tire se force précisément de cette captation de la colère et de la radicalité et c’est en ce sens que, comme tout fascisme, elle est une forme dévoyée de révolte.

L’autre face de ce processus n’est donc autre que l’impuissance radicale de la gauche dite « radicale » et son incapacité non seulement à proposer une contre-hégémonie des subalternes mais tout simplement à se faire reconnaître comme la force qui porte la véritable contestation face à l’ordre existant.

Un désastre qui vient de loin

L’affaiblissement extrême de la « gauche radicale », attesté par le record négatif du scrutin du Dimanche 6 Décembre 2015, autour de cinq pour cent des suffrages exprimés, peut être attribué à des causes immédiates relativement simples à cerner. Tout d’abord, une stratégie d’alliance « à géométrie variable » qui, lors de scrutins précédents, incluait également des alliances entre la principale composante du Front De Gauche (FdG), le Parti Communiste Français (PCF), avec le Parti Socialiste, qui ont mis à l’épreuve l’unité et la cohérence de cette coalition et rendu « illisible », comme on dit, son positionnement. A cela il faut ajouter la forme cartélisée de cette coalition qui a empêché un véritable ancrage « par en bas » et reproduit la fragmentation et des formes de compétition interne. Pourtant, pour sérieuses qu’elles soient, ces processus sont plutôt des symptômes que des causes du déclin.

Ce qui est plus fondamentalement en cause c’est un processus de délitement de l’identité idéologique et programmatique de la « gauche radicale » qui tout à la fois se nourrit de et conduit à sa subalternisation accentuée à une sociale démocratie elle-même devenue un loyal gestionnaire du néo libéralisme. Un tel processus est jalonné d’un enchaînement de renoncements et de petites et grandes compromissions et omissions qu’illustrent, dans le cas de la France, le ralliement au consensus sécuritaire et impérialiste incarné par le vote unanime des députés du FDG en faveur de la prolongation pour trois mois de l’état d’urgence, Jeudi 19 Novembre 2015, suivi par les fusions de listes du FDG avec celles du Parti Socialiste « pour faire barrage au Front National » lors du second tour du scrutin régional.

Pour dire les choses de façon ramassée, la « gauche radicale » française, et pas seulement, a cru et croit que l’opposition aux politiques néo libérales, assortie d’un soutien aux mobilisations sociales dont elles sont la cible, suffit à faire une proposition politique. Derrière cette croyance on trouve, en grattant un peu, une autre qui consiste à croire que, la sociale démocratie s’étant ralliée au néo libéralisme et le projet d’une révolution anticapitaliste ayant sombré avec la fin de l’union soviétique, un espace politique s’ouvrait aux forces qui persistaient dans la défendre des acquis de l’état social, seul héritage désormais défendable des luttes du mouvement ouvrier.

Acquis dont on peut légitimement penser qu’ils ont une incontestable portée historique, nonobstant les discours pseudo-subversifs de dénonciation de l’état social véhiculés par Toni Negri et l’ extrême gauche du bloc néo libéral, mais dont la défense est très loin de constituer un projet politique digne de ce nom, a fortiori d’un projet porteur d’une rupture avec l’ordre capitaliste. Dans le meilleur des cas nous avons ici affaire à ce qu’Antonio Gramsci appelait la dimension « économico-corporative » de l’action politique, celle de la défense des intérêts immédiats des classes subalternes détachés de tout horizon « hégémonique », visant à exercer un rôle dirigeant pour orienter la formation sociale dans une direction antagoniste à l’ordre existant.

Le pouvoir économique et politique du capital et des institutions qui en sont la forme condensée, au niveau national et international, comporte toutefois bien d’autres aspects qui font système. Pour nous limiter au cas de la France, citons dans le désordre, les interventions impérialistes, du Mali et de la Libye à la Syrie, la dérive autoritaire des institutions étatiques, verrouillées par un régime présidentiel qui vide de toute substance la politique représentative, la racialisation accentuée de groupes sociaux issus de l’immigration post coloniale visant à fragmenter les classes populaires et l’Union Européenne et ses institutions, dont la Banque Centrale Européenne (BCE) et l’euro mais aussi le système de contrôle des frontières, comme moyens de « sanctuariser » les politiques néo libérales, de briser les résistances et de contrôler sur un mode hiérarchisant les populations.


C’est sur tous ces aspects que les renoncements n’ont fait que s’accumuler.

C’est le renoncement à s’opposer à l’offensive racialisante menée sous couvert de « laïcité » et de « défense de la république » et devenue politique officielle sous la présidence de Nicolas Sarkozy et le lepénisme « allégé » qui a ouvert un nouveau boulevard au lepénisme tout court.

C’est le silence sur le rôle de l’impérialisme français, notamment dans son pré-carré africain et dans le déchaînement de ses ambitions de pacotille, mais terriblement dangereuses, au Moyen-Orient.

C’est l’européisme béat, même après l’écrasement de la Grèce.

C’est l’absence totale de réflexion sur la déréliction démocratique et la fuite en avant autoritaire.

Pour couronner le tout, la condamnation des politiques néo libérales elles-mêmes est devenue de plus en plus rhétorique, de moins en moins liée à des propositions alternatives, et cela au moment même où le rouleau-compresseur austéritaire tend à accréditer l’idée que toute résistance est futile et toute alternative impraticable.

La capitulation d’Alexis Tsipras, qui a reçu la bruyante approbation de Pierre Laurent, de Gregor Gysi ou de Pablo Iglesias, a puissamment contribué à cette baisse drastique du niveau d’attente, au point où le rôle d’un correctif de la sociale démocratie apparaît comme le maximum de ce que la « gauche radicale » peut espérer obtenir dans la conjoncture actuelle, ainsi que l’indiquent l’accord entre le Parti Socialiste Portugais (PSP), le Bloco de Esquerda (BE) et le Parti Communiste Portugais (PCP) au Portugal et le recentrage de Podemos en Espagne. La subalternisation idéologique et politique et l’impuissance devant la détérioration de la situation sociale et politique sont fort logiquement au bout de ce processus de délitement graduel mais ininterrompu.

Dans un tel contexte, les injonctions à « l’unité » ont quelque chose d’inopérant et vain. Il en est strictement de même des appels incantatoires à un « grand mouvement social », ou un « nouveau mai 1968 ». Si on veut sortir de l’impuissance actuelle, il faut commencer par reconnaître que les formes sous lesquelles a été tentée la recomposition politique au cours de la dernière période ont toutes échouées et cela inclut les tentatives de faire émerger des constructions viables à partir des mobilisations sociales qui n’ont pourtant pas manqué tout particulièrement entre 1995 et 2006. Il en est de même pour les forces qui ont persisté dans la voie qui est celle de l’extrême-gauche depuis les années 1970 quels que soient par ailleurs les mérites des prises de position des uns et des autres en fonction des sujets. C’est le délitement idéologique et politique qui produit la fragmentation organisationnelle et amplifie les effets corrosifs de l’offensive néolibérale autoritaire sur le corps social.

Pour les faibles forces restantes qui se conçoivent comme antagonistes au capitalisme, et dans la mesure où elles se conçoivent ainsi et non comme des forces de « refondation des valeurs de la gauche » comme on peut le lire si souvent ces derniers temps, le ralliement derrière les forces les plus gestionnaires et les plus systémiques au nom du « barrage contre le Front National » relève d’un suicide pur et simple. Ou plutôt de la phase terminale de leur subalternisation et de leur digestion par un social libéralisme ayant viré à un néo libéralisme de pus en plus musclé et autoritaire.

S’il reste encore un espoir, il ne peut que résider dans la possibilité d’une réaction face au désastre qui se dessine et dans l’affirmation d’une rupture d’avec les discours lénifiants et le train-train mortifère de l’interminable renoncement.

Il serait « plus » que temps, et c’est dans ce « plus » que réside la possibilité, peut-être.

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