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21 août 2023 1 21 /08 /août /2023 18:18

 

 

https://fpif.org/ukraine-and-the-world-order/

 

L'Ukraine et l'ordre mondial

La guerre en Ukraine n'est pas seulement une question de territoire. Il s'agit de l'avenir de la gouvernance mondiale.

Par John Feffer

Mercredi 26 Juillet 2023

Alors que la guerre froide commençait à décliner, le multipolarisme est devenu un cri de ralliement pour tous ceux qui en avaient assez de la politique des superpuissances, des impasses nucléaires et du bipolarisme banal de la désinformation soviétique et de la propagande américaine.

Cette ascension du reste a été préfigurée par le Mouvement des Non Alignés (MNA) en 1961, par le nouvel ordre économique international de l’Organisation des Nations Unies (ONU) dans les années 1970, par la puissance économique de l’Asie de l'Est et du marché unique européen dans les années 1980 et par la coopération entre les pays du sud dans les années 1990. Au début des années 2000, après quelques articles de Morgan Stanley, entre tous, le groupe du Brésil, de la Russie, de l'Inde, de la Chine et de l'Afrique du Sud (BRICS), a été baptisé puis institutionnalisé.

En 2008, Fareed Zakaria a publié le Post-American World, qui était moins une épitaphe de l'hégémonie américaine qu'un hymne à toutes les autres puissances montantes qui façonnaient de plus en plus la géopolitique. Il était difficile de réfuter sa thèse centrale. Le monde bipolaire avait disparu, le monde unipolaire de la suprématie américaine n'était plus tenable et le monde multipolaire émergeait comme une sorte de phénix, même si l'ancien monde n'était pas encore réduit en cendres et que l'oiseau nouveau n'en était qu'à ses balbutiements. Puis quelque chose d'étrange s'est produit.

La multipolarité a commencé à prendre une forme très différente après la première intervention de la Russie en Ukraine en 2014. Ce qui avait autrefois été un antidote à l'arrogance de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et aux prétentions du nord global est devenu une couverture pour des attaques contre les valeurs universelles. Au lieu que de nouvelles puissances obtiennent un siège à la table pour aider à établir des règles mondiales, le multipolarisme servait de couverture pour la défense du nationalisme et du particularisme.

Ceux qui veulent minimiser l’importance de la guerre actuelle en Ukraine la décrivent comme un conflit régional sur le sort de certains russophones pris entre deux états. En revanche, ceux qui veulent élever l'importance de la guerre la présentent comme une confrontation entre l'est et l’ouest.

En fait, l'Ukraine est au centre de quelque chose d'encore plus vaste. La guerre y est devenue un moment décisif dans la quête d'un nouvel ordre mondial.

Une division séculaire de la pensée russe a opposé les occidentalistes aux slavophiles. Une version mise à jour de cette impasse a redéfini les sceptiques de l’occident dans le rôle de ceux qui croient que les valeurs universelles, autrement connues sous le nom de valeurs libérales ou culture mondialisée, provoqueront une transformation négative de la Russie.

L’illibéralisme du président russe Vladimir Poutine vise une série de mouvements progressistes, le féminisme, l’homosexualité et la laïcité. Vladimir Poutine et ses slavophiles des temps modernes veulent revenir à un monde pré-mondialisé d’états souverains qui ont une compétence exclusive sur ce qui se passe à l'intérieur de leurs frontières. Ce que cela signifie concrètement a été révélé récemment lorsque le gouvernement russe a effectivement interdit les personnes transgenres.

« L'arrangement mondial multipolaire est devenu l'un des aspects les plus importants du soft power de la Russie sur la scène mondiale et un instrument important pour conserver son influence internationale depuis l'effondrement de l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS) », écrivait Elena Chebankova en 2017 dans Post-Soviet Affairs, « la Russie déploie les idées de particularité civilisationnelle pour défendre son intégrité territoriale et politique et pour tenter de freiner l'avancée de la démocratisation mondiale et les intérêts économiques qui en découlent ».

Cette multipolarité plaît aux leaders illibéraux comme Viktor Orbán en Hongrie, contre l’unipolarité de l'Union Européenne. D'autres militants de l'extrême droite européenne, qui souhaitent que leur propre pays s'éloigne du consensus européen sur les droits et les responsabilités, gravitent également autour de la rhétorique multipolaire de la Russie.

Mais le déploiement stratégique du multipolarisme par Vladimir Poutine vise principalement les pays du sud. La Russie s'appuie sur le vieil héritage soviétique de soutien aux luttes anticoloniales et aux mouvements anti-occidentaux. L'ancienne rhétorique de l'autodétermination a maintenant fusionné avec le nouvel accent mis sur la souveraineté. La Russie ne se soucie pas de ce qu'un autre pays fait à l'intérieur de ses frontières tant qu'il s'avère être un allié géopolitique utile, un client ou un partenaire commercial. Le Kremlin revêt en outre ces arguments d'un langage civilisationnel, la Russie, la Chine et l'Inde, ne sont pas seulement de grandes puissances, mais de puissantes civilisations qui remontent à des siècles, voire des millénaires, comme pour donner une grandeur historique à des nationalistes mesquins, misogynes, homophobes et transphobes.

Cet accent mis sur les sphères d'influence civilisationnelles fonctionne très bien pour la Chine de Xi Jinping, l'Inde de Narendra Modi, la Syrie de Bachar al Assad, l’Afrique du Sud de Cyril Ramaphosa, le Brésil de Jair Bolsonaro et le Nicaragua de Daniel Ortega. C'est ainsi que l'URSS a fonctionné, malgré les écarts par rapport à la théorie marxiste. Les États-Unis, eux aussi, se sont fortement appuyés sur cette doctrine des sphères d'influence, en particulier à l'ère de la realpolitik avant que la défense des droits humains ne complique le tableau.

« La multipolarité est devenue la clé de voûte du langage commun des fascismes et des autoritarismes mondiaux », affirme Kavita Krishnan, militante indienne marxiste féministe et écrivaine, « c’est un cri de ralliement pour les despotes, qui sert à déguiser leur guerre contre la démocratie en guerre contre l'impérialisme. Le déploiement de la multipolarité pour déguiser et légitimer le despotisme est incommensurablement rendu possible par l'approbation retentissante par la gauche mondiale de la multipolarité en tant qu'expression bienvenue de la démocratisation anti-impérialiste des relations internationales ».

Découvrez le nouveau multipolarisme, c’est un endroit idéal pour les extrémistes de droite et de gauche pour partager et papoter.

J'avais l'habitude de me moquer de la vieille théorie libérale selon laquelle le spectre politique s'incurvait aux extrémités de telle manière que l'extrême gauche se confondait avec l'extrême droite. J'ai plutôt insisté sur le fait que le monde idéologique était plat et que ceux qui couraient aux extrêmes tombaient de leurs bords respectifs dans leur propre abîme séparé. Maintenant, je ne suis pas si sûr.

Au cours de la dernière décennie, il y a eu une augmentation inquiétante des alliances entre les rouges et les bruns, comme le mouvement Five Star se joignant à la Ligue du Nord en Italie ou le mouvement allemand contre les migrants Aufstehen qui a rompu avec die Linke.

Aux États-Unis, douze pour cent des électeurs de Bernie Sanders aux élections primaires démocrates de 2016 ont voté pour Donald Trump lors des élections générales. Cela pourrait être rejeté comme une idiosyncrasie du système bipartite américain et le manque frustrant d'alternatives.

D’étranges alliances ont continué à émerger à la suite de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Le rassemblement Rage Against the War Machine à Washington a protesté contre le soutien des États-Unis à l'Ukraine et a réuni le libertaire réactionnaire Ron Paul, le pilier du parti vert américain Jill Stein et le parti populaire présumé de gauche, un événement promu avec enthousiasme par Tucker Carlson. Ensuite, il y a Max Blumenthal, qui dirige le site de blog soi-disant de gauche Grey Zone, témoignant au conseil de sécurité de l'ONU à l'invitation de la mission russe à New York. Ce n’est pas étonnant que ce journaliste se soit contenté de répéter la propagande russe dans son discours.

C’est le multipolarisme qui s'avère être un terrain de rencontre encore plus utile pour la gauche et la droite. Les progressistes saluent depuis longtemps une redistribution du pouvoir au niveau géopolitique, mais il y a une tendance malheureuse de certains militants de gauche à excuser l'autoritarisme tant qu'il est anti-américain et l'anti-occidentalisme s'enfile désormais dans ce nouveau multipolarisme sous couvert d'une vigoureuse défense de la souveraineté, de l'illibéralisme et de l'altermondialisme.

Cette souche du tiers-mondisme peut être vue dans le travail de Vijay Prashad et de l'Institut Tricontinental, avec son amplification des récits officiels russes et chinois, ou le dernier livre d'absurdités de Fadi Lama dont le titre est « pourquoi l’occident ne peut pas gagner », avec son éloge de la notion de monde équitable souverain mise en avant par la Russie, la Chine et l'Iran contre les prédations de l’empire.

Il est étonnant de voir les acrobaties intellectuelles auxquelles ces critiques de l'impérialisme recourent pour expliquer l'impérialisme russe, sa violation évidente de la souveraineté de l'Ukraine et son utilisation du multipolarisme comme moyen de consolidation de son propre pouvoir. À des époques antérieures, certains militants de gauche se livraient à des jeux idéologiques similaires pour excuser les invasions soviétiques en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Afghanistan, ou les efforts chinois pour diriger le Tibet. Au moins, la Chine et l'URSS étaient des régimes présumés de gauche et ces défenses étaient compréhensibles, même si elles étaient odieuses.

La Russie de Vladimir Poutine est ce qui se rapproche le plus du fascisme que ce pays pauvre et aveugle ait subi au cours du vingtième siècle. Dans sa fuite du libéralisme, l'extrême gauche s'est en effet alliée à des acteurs de l'autre côté du spectre. Ces anti-impérialistes à œillères pourraient bien rationaliser leurs alliances comme purement tactiques, mais il y a ici une histoire beaucoup plus longue de badinages avec les dictateurs, Joseph Staline, Mao Zedong, Robert Mugabe et Fidel Castro. Qu'il s'agisse d'un tweet flatteur soutenant le faux isolationnisme de Donald Trump ou d'une tentative tendue d'excuser l'invasion de l'Ukraine par Vladimir Poutine comme une réponse raisonnable à l'expansion de l'OTAN, la gauche doit tenir compte de son incapacité à être impartiale dans son anti-impérialisme.

La guerre en Ukraine sonne la mort du multipolarisme, disent ceux qui croient que la guerre a marginalisé la Russie, affaibli l'Europe et marginalisé davantage le sud tout en renforçant les États-Unis et la Chine. Washington et Pékin en ont en effet profité aux dépens de leurs clients, le premier fournissant du gaz à l'Europe et le second achetant de l'énergie à prix réduit à la Russie. Dans le monde de 2023, il semble que ce sont les États-Unis et la Chine qui décident. Le bipolarisme est mort, vive le bipolarisme.

Un argument tout aussi solide peut être avancé que la guerre a accéléré l'inévitabilité du multipolarisme. La capacité des États-Unis et de la Chine à déterminer les résultats au-delà de leurs frontières s'est gravement érodée. La guerre en Ukraine se poursuit. L'Europe a trouvé des alternatives à l'énergie russe, grâce à Washington et à Doha, et elle a pris l'initiative de tracer un avenir sans carbone. Le sud global a refusé de soutenir l’est ou l’ouest dans ce conflit. La géopolitique est devenue de plus en plus imprévisible. Les États-Unis pourraient vouloir revenir au bon vieux temps de l'unipolarisme, comme le soutient Stephen Walt, mais ils ne le peuvent pas.

Le multipolarisme est-il croissant ou décroissant ? Tout dépend de l'Ukraine. Si l'Ukraine ne réussit pas à expulser les envahisseurs russes, cela créera un précédent inquiétant pour le droit international. Un transgresseur qui reste impuni est un symbole puissant pour tous les contrevenants actuels et potentiels. Il ne s'agit pas seulement d'interventions transfrontalières illégales, mais aussi de violations des droits humains et même de non-respect des objectifs de réduction des émissions de carbone, et l'Ukraine elle-même, entravée économiquement et aux frontières floues, aura beaucoup plus de mal à rejoindre l'Union Européenne et à fonctionner sur la scène internationale.

Si l'Ukraine gagne, en revanche, elle portera un coup puissant à un espace européen en expansion contre les prédateurs de Vladimir Poutine. De plus, si la Russie évolue d'un état pétrolier autoritaire vers quelque chose qui se rapproche d'une démocratie avec un engagement envers l'énergie propre, ce sera un exemple puissant pour les mouvements qui luttent contre les dictateurs de l'énergie sale à travers le monde.

Bien que la Chine et les États-Unis soient actuellement les acteurs géopolitiques les plus importants sur la scène mondiale, il ne s'agit probablement que d'un moment de transition. L'Inde est désormais le pays le plus peuplé du monde et elle devrait devenir la troisième plus grande économie d'ici la fin de la décennie. L'Union Européenne est en train d'établir la norme d'une nouvelle économie sobre en carbone. Les pays du sud disposent d'une grande partie des richesses en ressources nécessaires à une transition vers une énergie propre, qu'ils peuvent potentiellement exploiter pour une plus grande puissance mondiale.

Les enjeux sont élevés en Ukraine. Le risque n'est pas seulement l'intégrité territoriale ou environ trente mille milles carrés de terres occupées. La bataille porte sur la trajectoire de la gouvernance internationale. C'est, en fin de compte, un choix entre le chaos mondial et la communauté mondiale.

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