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1 octobre 2007 1 01 /10 /octobre /2007 21:04
Mychal Bell, rescapé de la justice sudiste
LE MONDE | 01.10.07 | 15h48  •  Mis à jour le 01.10.07 | 15h48

 Ils ont abattu l'arbre. Ils ont osé. Subrepticement, pendant l'été. Juste avant la rentrée. C'est l'administration du lycée qui a pris la décision. Ce témoin était trop gênant. D'arbre fétiche et majestueux qui, trônant au centre de la cour, déployait généreusement ses branches pour offrir de l'ombre à l'heure du déjeuner, il était devenu l'arbre de la honte, de la haine, de la discorde. L'arbre des cordes de pendus.
 
Ils ont donc abattu l'arbre. Espérant faire oublier que, pendant des décennies, n'avaient pu s'abriter sous son feuillage que les élèves blancs et que, pour avoir revendiqué à la rentrée 2006 d'y avoir accès, les enfants noirs de l'école avaient été accueillis le lendemain par trois cordes à noeuds coulants, suspendues aux branches par des élèves blancs. Allusion explicite à l'esclavage et aux lynchages pratiqués un temps sur cette terre de Louisiane dont la petite ville de Jena (3 000 habitants), peuplée à 85 % de Blancs, porte encore l'héritage.
Le conseil du lycée n'y avait vu qu'une "plaisanterie" de gamin. La communauté noire, elle, avait été mortifiée. De ce décalage de perspective et de jugement était née une série de tensions et violences. Elles avaient abouti à l'arrestation et à l'incarcération de six lycéens noirs, accusés d'avoir tabassé un garçon blanc, puis à la condamnation du premier d'entre eux - Mychal Bell - pour complot et coups et blessures aggravés.
Mal défendus, incapables de payer les cautions nécessaires à leur libération provisoire et poursuivis par un procureur acharné plein d'indulgence pour les lycéens blancs, les six adolescents auraient pu disparaître pour des années en prison, comme tant d'autres jeunes Noirs, s'il n'y avait eu un incroyable sursaut. Celui de quelques parents aidés par une poignée de militants des droits de l'homme, horrifiés par le racisme - quel autre mot ? - imprégnant toute l'affaire, et décidés à ce que personne en Amérique - du président Bush aux principaux candidats à la Maison Blanche - ne puisse ignorer l'histoire des "six de Jena".
Mais comme on partait de loin ! A la manifestation organisée le 29 juin, au lendemain du procès de Mychal Bell - dont la défense par un avocat commis d'office avait été lamentable -, il n'y avait qu'une vingtaine de personnes. Quelques pancartes, des mamans bouleversées, des enfants étonnés, deux pasteurs en colère. Et la totale indifférence du reste de la ville. "Quelle histoire pour rien du tout !", nous confiait une commerçante. "Ces jeunes Noirs doivent aller en prison, et n'en parlons plus ! Le racisme n'a rien à voir là-dedans ! En général, nous n'avons d'ailleurs pas de problème avec nos Noirs..." Et c'est ce que pensaient le maire, le shérif et l'immense majorité de la population, en se balançant sur le rocking-chair de leurs terrasses blanches. L'été promettait d'ensevelir l'affaire dans une torpeur moite.
Mais Alan Bean veillait au grain. Ce pasteur blanc, baptiste, habitant au Texas et fondateur de l'association Les Amis de la Justice, sait depuis longtemps que le système judiciaire fonctionne différemment selon le statut social et la race de l'accusé. Il se rend plusieurs fois à Jena, enquête, rencontre les professeurs, les adolescents, les familles ; noue contact avec une jeune juriste travaillant pour la puissante organisation ACLU (Union américaine pour les libertés civiques), qui partage la même indignation devant cette caricature de justice ; retrace le fil de l'histoire, le contexte de l'échauffourée entre adolescents noirs et blancs, les provocations exercées par les Blancs dont la plus grave de toutes : les cordes suspendues à "l'arbre blanc".
Il tente d'alerter les médias, rédige une chronologie, facilite les liens avec les familles des ados. A l'époque, à l'exception de CNN, seule la presse locale suit l'affaire. Il contacte aussi des juristes, se démène pour que les jeunes inculpés, malgré leur pauvreté, aient de vrais avocats. Il retourne au Texas, écrit, téléphone, prévient des organisations de défense des droits civiques, les médias et sites Web de la communauté noire. La Toile devient son alliée, des blogueurs le reprennent, des animateurs d'émissions de radio l'appellent, tandis qu'une pétition, lancée par la NAACP (l'association historique de défense des Noirs depuis 1909), rassemble bientôt 200 000 personnes demandant au gouverneur de Louisiane d'intervenir en faveur des "six". Le nom de Jena commence à circuler.
L'hebdomadaire Newsweek publie un long article à la mi-août, explorant le racisme qui ronge la région et de grands leaders de la communauté noire prennent la direction de Jena. Le révérend Jesse Jackson y rencontre les familles, le shérif, les Eglises et n'hésite pas à comparer l'affaire au boycottage historique des bus de Montgommery en 1955 : "La justice américaine est en procès à Jena. Le monde observe !" Bientôt un appel est lancé : "Tous en bus à Jena pour le 20 septembre !" C'est le jour où le juge doit rendre sa décision concernant Mychal Bell. "Coordonnez-vous, venez soutenir les "six" et leurs familles", écrit Alan Bean, qui insiste : "Venez en paix et dans un esprit de non-violence."
Le 13 septembre, le candidat noir à la Maison Blanche, Barack Obama, évoque enfin l'affaire : "Quand des noeuds coulants sont suspendus dans des lycées au XXIe siècle, c'est une tragédie. Cela montre combien nous avons encore de travail à accomplir pour panser nos tensions raciales. Ce n'est pas seulement l'affaire de Jena, c'est le problème de l'Amérique." Hillary Clinton, sa rivale démocrate, ne veut pas être en reste. Le cas est "plein d'enseignements pour l'Amérique", déclare-t-elle sur une radio de la communauté noire, ajoutant un peu plus tard : "Il n'y a aucune excuse pour la façon dont notre système judiciaire a traité ces jeunes gens."
Le 14 septembre, une cour d'appel annule le jugement concernant Mychal Bell, estimant que l'adolescent, âgé de 16 ans au moment des faits, aurait dû être jugé par un tribunal pour mineurs. L'annonce fait l'effet d'une bombe, même si le garçon reste curieusement en prison. Alan Bean, ravi, prédit alors que la manifestation du 20 septembre sera moins une "protestation" qu'une "célébration" du pouvoir de l'opinion publique.
Ce sera bien plus que cela. Dès l'aube, une marée humaine déferle sur Jena. Plus de 30 000 personnes envahissent le gros bourg, totalement paralysé et devenu, pendant quelques heures, le coeur de l'Amérique. Des cars sont venus d'aussi loin que Boston, Chicago, Seattle, remplis, pour l'essentiel, d'Afro-Américains de tous âges et milieux. Heureux de cette occasion historique de montrer force et solidarité. Avides d'exprimer eux aussi des histoires personnelles de violence, de harcèlement et d'injustice. Les grands leaders noirs sont là et l'on évoque le nom de Martin Luther King dont le fils, la fille, la soeur sont présents. Tous les médias nationaux ont fait le déplacement. Et George Bush lui-même, interrogé sur Jena, se dit "attristé" assurant que l'affaire est suivie de très près par le département de la justice. Le 27 septembre, un juge du tribunal pour mineurs relâche Mychal Bell. La caution a été réduite de moitié (45 000 dollars) et payée en partie par un donateur ému par la ferveur de la manifestation.
Jena est loin d'avoir retrouvé la paix. Un jeune Blanc a récemment été arrêté, des cordes de pendus à l'arrière de sa camionnette. Et le FBI enquête sur des menaces racistes postées sur un site Internet appelant à trouver et "virer" les "six de Jena".
 
Annick Cojean
 
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