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23 janvier 2014 4 23 /01 /janvier /2014 18:54

 

http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/01/23/le-recit-de-la-defection-de-cesar-photographe-de-la-barbarie-syrienne_4353005_3218.html

 

Le récit de la défection de « César », photographe de la barbarie syrienne

 

Par Benjamin Barthe, envoyé spécial du Monde à Montreux, et Stéphanie Maupas, correspondante du Monde à La Haye

 

Jeudi 23 Janvier 2014

 

Dans le huis clos d’une chambre d’hôtel à Montreux, à l’écart de l’agitation causée par la conférence de paix sur la Syrie, un homme fait défiler des photographies de cadavres sur l’écran de son ordinateur. Souvent nus ou couverts de haillons, les corps portent les traces de supplices variés, lacération, strangulation, électrocution et mutilation.

 

Sur le torse de la plupart des cadavres, le visage figé dans un ultime rictus, on distingue des numéros, tracés au marqueur.

 

Parfois c'est sur un bout de carton, déposé au pied du torturé, que figurent les informations.

 

« Ce sont les numéros attribués aux détenus quand ils sont arrêtés puis quand leur décès est prononcé », explique l'homme, un opposant syrien nommé Emadeddin Rachid. « Les numéros se suivent. C'est de l'abattage à la chaîne ».

 

Ces clichés, auquel Le Monde a eu un accès exclusif, ont nourri le rapport, dévoilé Lundi 20 Janvier 2014 par la chaîne américaine CNN et le quotidien britannique The Guardian, qui accuse le régime syrien d’avoir torturé et tué « à l’échelle industrielle ».

 

Commandée par le Qatar et rédigée par un cabinet d'avocats londoniens avec le renfort de spécialistes de la justice internationale, cette étude se fonde sur un matériau d'une nature et d'une ampleur inédite dans l'histoire de la Syrie, un stock de cinquante cinq mille photographies représentant environ onze mille personnes tuées en détention.

 

Lointaine parenté

 

Comment leur authenticité a-t-elle pu être avérée ? Parce que la personne à l'origine de cette monumentale fuite n'est nul autre que l'auteur de la plupart des clichés, un photographe de la police militaire, qui a fait défection en 2013, désigné dans le rapport sous le nom de code « César ». Le Monde, qui est en possession de seize de ces clichés, a choisi pour l’instant de ne pas les publier.

 

Emadeddin Rachid est l'un des cerveaux de cette opération, qui a percuté de plein fouet la conférence de Montreux et déstabilisé la délégation syrienne face à la presse internationale.

 

Agé de quarante huit ans, ancien vice-doyen de la faculté de charia (loi islamique) de l'université de Damas, il est l'un des responsables du Mouvement National Syrien, un courant islamiste modéré représenté au sein de la Coalition Nationale Syrienne (CNS), la colonne vertébrale de l'opposition au régime Assad.

 

Selon toute vraisemblance, c'est grâce à une lointaine parenté entre un membre de son mouvement et « César » que le contact est établi. Longtemps chargé de prendre en photo des scènes de crimes ou d'accident, l'homme s'est vu affecter à une tout autre tâche après le début de la révolte syrienne, en mars 2011, tirer le portrait des opposants, réels ou supposés, qui ont été torturés à mort ou froidement exécutés dans les geôles du régime.

 

Un travail de recensement photographique aussi méticuleux que mortifère, une bureaucratie de la barbarie menée dans un double but, d'une part permettre aux autorités de délivrer un certificat de décès aux familles à la recherche d'un frère ou d'un père disparu, en mettant son trépas sur le compte d'un « problème respiratoire ou d’une attaque cardiaque », d'autre part, permettre aux tortionnaires de confirmer à leur hiérarchie que la sale besogne a bien été accomplie. « Tuer ses opposants, cela fait partie de la routine du régime », explique Emadeddin Rachid. « Consigner la tuerie, c'est simplement aller au bout de la routine ».

 

« Chaîne d’anonymes qui ont risqué leur vie »

 

A l'hôpital militaire où il est assigné, « César » reçoit jusqu'à cinquante corps par jour.

 

Chacun d'eux nécessite quinze à trente minutes de travail, car quatre à cinq clichés sont requis pour constituer le dossier de décès. Le spectacle de la sauvagerie des services de sécurité syriens éprouve durement le photographe légiste. Il est mûr pour passer à la rébellion. Six mois seront nécessaires pour mettre en place la filière destinée à récolter les preuves photographiques.

 

« Une chaîne d'anonymes, notamment des combattants de l’Armée Syrienne Libre, ont risqué leur vie pour réussir ce coup d'éclat », dit Emadeddin Rachid. Il aura fallu quatre mois supplémentaires pour exfiltrer « César » et sa famille.

 

Sollicités par le cabinet londonien Carter-Ruck, trois médecins légistes et trois anciens procureurs internationaux, qui ont officié dans les tribunaux sur la Sierra Leone et l'ancienne Yougoslavie, se mettent alors au travail. Bien conscient que son hostilité notoire au régime Assad risque de nuire à la crédibilité du rapport final, le Qatar a accepté de financer cette entreprise à la condition que « les pièces fassent l'objet d'une authentification appropriée et rigoureuse », souligne Cameron Doley, l'un des avocats de la firme anglaise.

 

Les experts s'immergent dans le lot d'images et acquièrent la conviction qu'il est « très peu probable » qu'elles aient pu être falsifiées. Ils rencontrent à trois reprises, au mois de janvier, le témoin à charge, le pressent de questions et finissent par se convaincre que l'homme est bien ce qu'il prétend. Bien que partisan du soulèvement anti-Assad, « César a rendu compte honnêtement de son expérience », assure le rapport, qui précise qu'il n'a par exemple jamais prétendu avoir été témoin des exécutions.

 

« Camps de concentration nazis »

 

Sur la BBC, le patron de la commission d’enquête, sir Desmond de Silva, a récusé toute interférence de Doha, le commanditaire. « L'intérêt que possède le Qatar dans cette affaire ne veut pas dire que les preuves sont fausses. Nous avons pris ce fait en compte et avons été très méticuleux dans notre façon de travailler ». Pas suffisamment au goût de la délégation syrienne à Montreux, qui a qualifié le rapport de « partial et politisé ».

 

Au Monde, Emadeddin Rachid a montré l'exemplaire scanné d'un dossier de décès constitué avec les photos de « César ». Le formulaire porte l'en-tête de la « république arabe syrienne, commandement général des forces militaires » et le cachet « police militaire » est apposé sur les clichés post mortem.

 

Le Monde a également pu voir de nombreuses photos d'un hangar, transformé en charnier, avec une quinzaine de dépouilles décharnées éparpillées sur le sol. « C'est le garage de l'hôpital militaire de Mezzeh, au nord ouest de Damas, assure Emadeddin Rachid. « Quand la morgue est pleine, c'est là que les cadavres sont jetés. Tous ces corps avec la peau sur les os, cela fait immanquablement penser aux camps de concentration nazis ».

 

L’exposé fait d’autant plus froid dans le dos que les cinquante-cinq mille photographies sont censées avoir été prises sur seulement deux sites, l’hôpital de Mezzeh et celui de Teshrin, toujours à Damas. « Imaginez un peu, il y a une vingtaine d’hôpitaux militaires en Syrie », insiste l’analyste Samir al Taqi. Cet ancien diplomate rallié à  l’opposition conseille l’Association pour les Disparus et les Prisonniers de Conscience, implantée à Alep. « Nous allons demander aux familles qui ont perdu un proche de passer en revue les photographies », dit-il. « Dans ces milliers de visages, certaines identifieront sûrement un frère ou un père. Cela clouera définitivement le bec au régime ».

 

« César », Sami et Emad espèrent qu’à moyen terme, une juridiction internationale aura l’idée et la capacité de se pencher sur leurs archives photographiques. « Si personne ne punit les auteurs de ces massacres, alors soyez-en sûr, il y a aura des massacres dans l’autre sens », prévient Emaddedin Rachid. « C’est soit la justice, soit la revanche ».

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