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Chuck D : le rap sans strass
LE MONDE | 29.01.08 | 18h13 • Mis à jour le 29.01.08 | 18h13
Le journaliste musical a deux appréhensions majeures : la rencontre avec Lou Reed et l'entretien avec les rappeurs américains.
L'exercice peut virer à l'épreuve. Chuck D, version 2008, remercie poliment de l'attention qu'on lui porte. Il répondra même sans ciller aux questions qui fâchent. Jogging et baskets, cette icône
du hip-hop américain n'appartient pas à la génération des pantalons baggies XXL et des caleçons dévoilés.
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Pas de bijoux en or, pas l'ombre d'un médaillon, ni Rolex, ni Ray Ban, ni fiancée au bras sur la Croisette, mais à ses côtés, en ange gardien, Dan
Lugo président de SLAMjamz Records, la maison de disques qu'il a créée pour échapper aux griffes des multinationales.
Chuck D, 47 ans, a des responsabilités. Il participe au 42e Marché international du disque et de l'édition musicale (Midem), le Davos de la musique
qui se termine à Cannes le 31 janvier, en tant que businessman. Il est la tête pensante de Public Enemy, groupe de rap new-yorkais parmi les plus influents du monde, créé en 1986 par Carlton
Douglas Ridenhour (dit Chuck D) avec trois copains de Long Island, Flavor Flav, Professor Griff et Terminator X.
Très marqué par les arts martiaux dans la chorégraphie, par le hard rock pour le son, Public Enemy devient à la fin des années 1980 le symbole de
la lutte pour la cause noire aux Etats-Unis, avec, sur la côte ouest, les Niggers with Attitude (NWA).
Ni drogué ni délinquant, Carlton Douglas Ridenhour est diplômé en arts graphiques. C'est lui qui dessine le célèbre logo de Public Enemy : le
profil d'un jeune Afro-Américain dans le viseur d'un policier. Il donne des coups de main dans l'entreprise de déménagement du père de Falvor Flav et tombe dans le hip-hop. Comment ? La réponse
fuse, passionnée : "Technology !" La fascination devant les deux platines où mixe le DJ... Ensuite viendront l'influence politique du rock, des disques que ses parents écoutaient (Aretha
Franklin, Curtis Mayfield, James Brown) et la fierté noire.
Chuck D radicalise son propos sur la condition noire. Il n'a pas changé. "Vous me demandiez à l'instant si la situation politique avait changé
depuis les débuts de Public Enemy. La réponse est non : les Noirs sont encore plongés en enfer, partout. Politique de mon c..." Grande voix du rap, il votera Barack Obama à la prochaine
présidentielle. Il pense que cet homme a du coeur et du courage, mais que le système américain, usé jusqu'à la corde, ne laissera jamais faire. "Une alliance Hillary Clinton-Barack Obama,
cela aurait du poids, non ?"
Public Enemy "cherchait à propager des idées d'égalité et de révolution", commente Chuck D, assis au Petit Bar de l'Hôtel Carlton de
Cannes. A ce stade de la conversation, il ne faut pas compter sur les confidences. Juste sur des assemblages d'épisodes. En 1990, Public Enemy prépare la sortie de Fear of a Black
Planet, un disque-phare du hip-hop pour lequel Chuck D se fait encore arrêter sur la Croisette par des admiratrices. A l'époque, le groupe est proche des idées radicales de Louis Farrakhan,
le leader de Nation of Islam. L'un des membres de Public Enemy, Professor Griff, s'attire les foudres des ligues de défense contre l'antisémitisme après avoir rendu les juifs responsables du
chaos ambiant. Chuck D tergiverse. "Les propos de Professor Griff ont été sortis de leur contexte. Il s'agissait d'une discussion politique sur le conflit palestinien et une critique
du gouvernement israélien. Nous, nous avons toujours dit que les races humaines étaient égales, mais nous ne contrôlons pas la presse." Silence.
Rappeur et presque quinquagénaire : l'expérience est neuve dans la communauté rap, un genre, né dans le Bronx dans les années 1970, mais toujours
assimilé à l'explosion de la jeunesse. "Avec Chuck D, on a l'occasion de vérifier la théorie du verre d'eau à moitié vide et à moitié plein, explique Olivier Cachin, spécialiste français
du rap. D'un côté, il a fait son temps, mais il est pertinent. Aux Etats-Unis, il n'est plus dans le jeu, comme on dit, la mode étant au rap du Sud, très électronique, très démonstratif, basé
sur le rythme et le sexe, mais il assume parfaitement sa posture de papy dans une musique qui se transforme en continu. Et puis Public Enemy donne toujours de très bons concerts."
Le prochain en France, ce sera avec le saxophoniste de jazz Archie Shepp. Autre public, autre perspective.
Regard planté droit devant, le vétéran, père de quatre enfants, accuse : le rap américain a dérivé vers le commerce, l'amusement crétin. C'est une
caricature, "sans perspective politique, et qui rappelle que nous avons souvent eu tendance à vouloir ressembler aux maîtres des esclaves". Les diamants mal gagnés du rap bling-bling lui
restent sur l'estomac. Il faudrait tisser des liens avec le très vivace hip-hop "des frères des Etats-Unis d'Afrique, dit-il. Les Américains sont les seuls à ne pas s'apercevoir que
le monde est plus grand qu'eux".
Sait-il que nous avons un président bling-bling ? " President bling-bling ?
Yes ! Sarkozy, il est typique de l'élite européenne, dont la bonne santé repose sur l'exploitation d'une autre partie du monde, avec sa part de
tueries, de viols, de pillages, et qui ne parvient pas à donner l'égalité des chances aux frères et aux soeurs venus d'Afrique." L'Afrique, pour les Blancs ? Chuck D dessine avec ses mains un réfrigérateur : "On ouvre la porte, on se sert, on prend tout et on ne le remplit
jamais."
Alors Chuck D travaille. Editeur, activiste sur le Net, homme de télévision, le voilà invité pour la quatrième fois au Midem, afin d'y relater son
expérience dans le commerce numérique. "Un secteur où il a été totalement précurseur", commente Dominique Leguern, directrice générale du Midem. "Dix ans avant Radiohead, Public
Enemy a vendu un album en ligne, There's a Poison Going on, deux mois avant sa parution en magasin", rappelle Chuck D, qui se débarrassa d'Universal Music en 1999, installa
immédiatement la communauté rap sur le Web par le biais du site rapstation. com, puis témoigna devant le Congrès américain en faveur des réseaux P2P (peer to peer) de partage
des fichiers individuels.
Avec vingt ans de tournées mondiales et plus de cinquante pays visités en compagnie de Public Enemy, Chuck D "a acquis une vision globale de la
musique, qui nous sera très précieuse", a expliqué à Cannes David Meredith, patron du réseau Music Intelligence Solutions. Ce site interactif du Web.2 est destiné à des communautés
d'artistes et de fans. Chuck D y joue désormais un rôle d'expert.
Véronique Mortaigne