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9 janvier 2022 7 09 /01 /janvier /2022 17:24

 

 

MARXISME ET CHRISTIANISME

Dimanche 9 Janvier 2022

Michael Lowy écrivait récemment un très long message relatif au marxisme et au christianisme. Vous trouverez ci-dessous la dernière partie de ce message relatif à la théologie de la libération en Amérique Latine. Le message est disponible en totalité si vous consultez le blog Médiapart de Michael Lowy à l'adresse ci-dessous.

Bernard Fischer

 

https://blogs.mediapart.fr/michael-lowy/blog/241221/marxismes-et-christianismes

MARXISME ET CHRISTIANISME

Ce qu’on va trouver, une génération plus tard, en Amérique Latine, fut d'une autre dimension. Tout un mouvement social, notamment dans la jeunesse catholique, va s’approprier certains concepts marxistes et formuler une nouvelle vision chrétienne socialiste. Ce mouvement, né au Brésil au début des années 1960, après la révolution cubaine, mais avant le deuxième concile du Vatican, va prendre différentes formes, dont la formation, en 1962, par des militants de la Jeunesse Universitaire Chrétienne (JUC), d’un parti politique socialiste et humaniste, l’Action Populaire. Ce n’est que bien plus tard, après 1971, que va se développer, à partir de cette expérience socio-politique, la théologie de la libération, non seulement au Brésil mais dans toute l’Amérique Latine.

Un des épisodes les plus frappants de cette convergence entre catholicisme et marxisme fut l’engagement, de 1968 à 1970, d'un groupe de frères dominicains du Couvent de Perdizes, à Sâo Paulo, avec la résistance armée contre la dictature militaire établie en 1964 au Brésil. Un livre de Leneide Duarte-Plon est une biographie d’un de ces dominicains brésiliens, Frei Tito de Alencar, qui paya de sa vie cet engagement social et politique. 

Militant de la Jeunesse Etudiante Chrétienne (JEC), entré dans l’Ordre Dominicain en 1966, Tito de Alencar partageait, avec ses frères du Couvent de Perdizes à Sâo Paulo, l’admiration pour Ernesto Che Guevara et Camilo Torres et le désir d’associer Jésus Christ et Karl Marx dans le combat pour la libération du peuple brésilien. Tito de Alencar était proche de l’Action Populaire, qui était hégémonique dans le mouvement étudiant, et il contribuera à l’organisation clandestine, en 1968, du congrès de l’Union Nationale des Etudiants Brésiliens dans le village d’Ibiuna. Comme tous les délégués, il sera arrêté par la police à cette occasion, mais bientôt libéré.

Suite au durcissement de la dictature militaire en 1968 et l’impossibilité de toute protestation légale, l’aile la plus radicale de l’opposition à la dictature prendra, à partir de ce moment, les armes. La principale organisation de lutte armée contre le régime était l’Action de Libération Nationale (ALN), fondée par un dirigeant communiste dissident, Carlos Marighella. Un groupe de jeunes dominicains, Frei Betto, Yvo Lesbaupin, Fernando Brito et d’autres, vont s’engager avec l’ALN, sans prendre les armes, mais en apportant un soutien logistique. Sans appartenir à ceux qui collaborent directement avec Carlos Marighella et ses camarades, Tito de Alencar est solidaire de leur engagement. Comme eux, il croit que l'évangile contient une critique radicale de la société capitaliste et, comme eux, il croit à la nécessité d’une révolution. Comme il écrira plus tard, « la révolution est la lutte pour un monde nouveau, une forme de messianisme terrestre, dans lequel il y a une possibilité de rencontre entre chrétiens et marxistes ».   

Le 4 novembre 1969, pendant la nuit, le commissaire de police Sergio Fleury envahi le Couvent de Perdizes et arrête plusieurs dominicains, dont Frei Tito de Alencar. La plupart seront torturés et leurs aveux permettront à la police de tendre un piège à Carlos Marighella et de l'assassiner. Tito de Alencar n’avait pas le contact avec l’ALN et il répondait par la négative à toutes les questions. Il fut deux fois soumis à la torture par des chocs électriques à la fin de l'année 1969 et au début de l'année 1970, d’abord par Sergio Fleury et après dans les locaux du service de renseignements de l'armée, désigné par les militaires comme la succursale de l’enfer. Pour échapper à ses bourreaux, il tente de se suicider avec une lame de rasoir. Interné à l'hôpital militaire, il reçoit la visite du cardinal de Sâo Paulo, Agnelo Rossi, un personnage conservateur, qui se solidarise avec les militaires et qui refuse de dénoncer les tortures des dominicains. Envoyé finalement dans une prison ordinaire, Tito de Alencar écrit un récit de ses souffrances qui sera publié par la revue américaine Look et distribué au Brésil par les militants de la résistance, avec un retentissement considérable. Le pape Paul VI finit par condamner un grand pays qui applique des méthodes d’interrogation inhumaines et il remplace Agnelo Rossi par Paulo Evaristo Arns, nouveau cardinal de Sâo Paulo, connu pour son engagement en défense des droits de l’homme et contre la torture.

Quelques mois plus tard, des révolutionnaires enlèvent l’ambassadeur suisse et l’échangent par la libération de soixante-dix prisonniers politiques, dont Tito de Alencar. Le jeune dominicain hésite à accepter, tant l’idée de quitter son pays lui est étrangère. Les soixante-dix anciens prisonniers seront bannis du pays et interdits de retour. Après un bref séjour au Chili, Frei Tito de Alencar s’établit chez les dominicains au Couvent Saint-Jacques à Paris. L’exil est pour lui une grande souffrance, « c'est très dur de vivre loin de son pays et de la lutte révolutionnaire. Il faut supporter l’exil comme l’on supporte la torture ». Il participe aux campagnes de dénonciation des crimes de la dictature et il se met à étudier la théologie et les classiques du marxisme, « j'accepte l’analyse marxiste de la lutte de classes. Pour qui veut changer les structures de la société, Karl Marx est indispensable, mais la vision du monde que j’ai comme chrétien est différente de la vision du monde marxiste ». Le dominicain français Paul Blanquart, connu pour ses options à gauche de Jésus Christ, le décrit comme le plus engagé et le plus révolutionnaire des dominicains.

Cependant, avec le passage du temps, Tito de Alencar donne des signes de plus en plus inquiétants de déséquilibre psychique. Il se croit suivit et persécuté par son tortionnaire, le commissaire Sergio Fleury. On lui propose donc, en 1973, un lieu plus tranquille, le couvent dominicain de l’Arbresle. Il devient l’ami du frère dominicain Xavier Plassat, qui tente de l’aider, et il suit un traitement psychiatrique chez le docteur Jean-Claude Rolland, en vain. Après le coup d’état au Chili du mois de septembre 1973, il devient de plus en plus angoissé, convaincu que Sergio Fleury le persécute encore et que les dominicains, ou les infirmiers de l’hôpital psychiatrique, sont ses acolytes. Finalement, à bout de forces et désespéré, le 8 août 1974, il choisit le suicide par pendaison.

Son ami dominicain, le Frère Xavier Plassat finira par s’établir au Brésil, où il deviendra l’organisateur de la campagne contre le travail esclave de la Commission Pastorale de la Terre. Selon son témoignage, « mon travail ici est un héritage laissé par Tito de Alencar ».

Comme nous le savons, le Vatican, sous Jean-Paul II et sous Georg Ratzinger, a rejeté la théologie de la libération comme une erreur, à cause, notamment, de son usage indiscriminé de concepts marxistes.

Avec l’élection de Jorge Mario Bergoglio, le pape François, d’origine argentine, une période nouvelle semble s’ouvrir. Non seulement Gustavo Gutierrez a été reçu au Vatican, mais le pape a décidé, lors d’une rencontre en 2014 avec Alexis Tsipras et Walter Baier, deux dirigeants de la gauche européenne, d’ouvrir un dialogue entre les marxistes et les chrétiens. Des dialogues de ce type avaient eu lieu dans l’après-guerre, dans certains pays d’Europe, en France, en Italie et en Allemagne, mais une initiative sous l’égide du Vatican est sans précédent.

Le pape a délégué pour ce dialogue l’archevêque Angelo Vincenzo Zani, secrétaire de la congrégation du Vatican pour l'éducation catholique, et le mouvement Focolari, un réseau laïc fondé par Chiara Lubich dans l’Italie de l’après-guerre. Le livre Europe in Common est la première publication de cette tentative d’explorer une éthique sociale transversale. Deux des éditeurs de l’ouvrage, Franz Kronreif et Luisa Sello, appartiennent au reseau Focolari, et les deux autres, Walter Baier, ancien secrétaire général du Parti Communiste Autrichien, et Cornelia Hildebrandt, de la Fondation Rosa Luxemburg de Berlin représentent Transform, réseau de fondations de recherche marxiste liées au Parti de la Gauche Européenne.

Le dialogue s’est déroulé d'abord dans les locaux de l’Institut Universitaire Sophia, du mouvement Focolari, situé au village de Loppiano, près de Florence, où les participants furent reçus par le sociologue belge Bernard Callebaut. D’autres symposiums on eu lieu à Catelgandolfo, la résidence d’été du pape, et à Vienne. Au mois de septembre 2018, eut lieu une université d’été conjointe, dans les locaux de l'université de la Mer Egée, situés dans l’ile de Syros, siège d’une traditionnelle communauté catholique. La plupart des documents réunis dans le recueil Europe as a Common sont des présentations faites pendant cette initiative. Au cours de leur cursus, les étudiants, issus des deux courants, ont rédigé ensemble un document, le Manifeste d’Hermoupolis, qui figure aussi dans le livre.

Dans leur introduction, les quatre éditeurs du recueil rappellent que le but du dialogue n’est pas la conversion mutuelle, ni la production d’un syncrétisme, mais dans la recherche du commun sans ignorer les différences fondamentales. Trois interventions initiales servent de point de départ.

Franz Kronreif, du mouvement Focolari, parle de consensus dans la différence et il propose que les repères initiaux du dialogue soient l’Encyclique Laudato Si du pape François et les Thèses sur le Concept d'Histoire de Walter Benjamin. Walter Baier, du réseau Transform, rappelle le besoin pour les marxistes d’une réflexion autocritique sur les crimes commis au nom du socialisme dans l'Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS). Il trouve dans les écrits de Karl Polanyi des éléments pour une convergence entre le socialisme et le christianisme. Enfin, l’archevêque Angelo Vincenzo Zani, dans un salut adressé à l'université d’été de 2018, rend hommage aux idéaux de justice, de fraternité et de solidarité, des jeunes participants à cette rencontre.

Au cours des dialogues et des débats de l'université d’été, nous avons pu assister à des confrontations entre des points de vue assez opposés, comme par exemple entre Leonce Bekemans, professeur de la chaire Jean Monnet à l'université de Padoue, partisan convaincu de l’Union Européenne réellement existante, et Luciana Castellina, ancienne députée communiste européenne, qui rêve d’une autre Europe, non soumise aux marchés capitalistes. Parfois cependant les interlocuteurs des deux bords ont réussi à élaborer un document commun, comme ce fut le cas de Cornelia Hildebrandt et de Pal Toth, professeur à l’Institut Universitaire de Sophia, sur « une stratégie non-violente dans un monde pluriel ». Il y a aussi la contribution de Petra Steinmair-Pösel, une théologienne liée aux Focolari, en collaboration avec Michael Brie, de la Fondation Rosa Luxemburg de Berlin, sur « les communs, notre terrain commun ».

Europe as a Common contient aussi des contributions de Piero Coda, recteur de l’Institut Universitaire de Sophia, de Bernard Callebaut, sociologue de cette même Institution, de Spyros Syropoulos, professeur à l’Université de la Mer Egée, d’Alberto Lo Presti, de l'université catholique Lumsa de Rome, de José Manuel Pureza,  professeur à l'université de Coimbra et député du Bloc de Gauche au parlement portugais, du théologien musulman Adnane Mokrani, un plaidoyer pour un état séculaire comme nécessité religieuse, du psychologue social Thomas Stucke, du politologue colombien Javier Andres Baquero, qui raconte son expérience dans la gestion verte de la ville de Bogota, et de l’auteur de la présente notice. L’ensemble, qui témoigne de la pluralité des perspectives engagées dans cette initiative transversale, est complété par une conférence du pape François sur « l'option préférentielle pour les pauvres, le critère-clé de l’authenticité chrétienne ».

Que conclure de cet itinéraire bibliographique passablement accidenté, qui nous conduit du jeune Karl Marx au pape Jorge Mario Bergoglio ? La seule conclusion est que le rapport entre les marxistes et les chrétiens reste un livre ouvert, dont les prochains chapitres seront rédigés moins à partir des saintes écritures des uns et des autres qu’en réponse aux défis écologiques, sociaux et éthiques du vingt et unième siècle.

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