La lettre d’Aimé Césaire à Maurice Thorez
lundi 21 avril 2008, par Reprise d’article.
www.oulala.net
Quelques mois après le percutant rapport Khrouchtchev qui révéla les crimes de Staline, Aimé Césaire a adressé cette lettre de démission à Maurice Thorez alors secrétaire général du Parti
communiste Français. "Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du
communisme que je réprouve."
le 24 octobre 1956
Aimé Césaire, Député de la Martinique, à Maurice Thorez, Secrétaire Général du Parti Communiste Français.
Maurice Thorez,
Il me serait facile d’articuler tant à l’égard du Parti Communiste Français qu’à l’égard du Communisme International tel qu’il est patronné par l’Union Soviétique, une longue liste de griefs ou
de désaccords. La moisson a été particulièrement riche ces derniers temps et les révélations de Khrouchtchev sur Staline sont telles qu’elles ont plongé, ou du moins, je l’espère, tous ceux qui
ont, à quelque degré que ce soit, participé à l’action communiste dans un abîme de stupeur, de douleur et de honte.
Oui, ces morts, ces torturés, ces suppliciés, ni les réhabilitations posthumes, ni les funérailles nationales, ni les discours officiels ne prévaudront contre eux. Ils ne sont pas de ceux dont on
conjure le spectre par quelque phrase mécanique.
Désormais leur visage apparaît en filigrane dans la pâte même du système, comme l’obsession de notre échec et de notre humiliation. Et bien entendu, ce n’est pas l’attitude du Parti Communiste
Français, telle qu’elle a été définie en son XIVe Congrès, attitude qui semble avant tout avoir été dictée par le dérisoire souci des dirigeants de ne pas perdre la face, qui aura permis de
dissiper le malaise et obtenu que cesse de s’ulcérer et de saigner au plus vif de nos consciences une blessure.
Les faits sont là, massifs.
Je cite pêle-mêle : les précisions données par Khrouchtchev sur les méthodes de Staline ; la vraie nature des rapports entre le pouvoir de l’Etat et la classe ouvrière dans trop de démocraties
populaires, rapports qui nous font croire à l’existence dans ces pays d’un véritable capitalisme d’Etat exploitant la classe ouvrière de manière pas très différente de la manière dont on en use
avec la classe ouvrière dans les pays capitalistes ; la conception généralement admise dans les partis communistes de type stalinien des relations entre états et partis frères, témoin le
tombereau d’injures déversées pendant cinq ans sur la Yougoslavie coupable d’avoir affirmé sa volonté d’indépendance ; le manque de signes positifs indiquant la volonté du Parti Communiste Russe
et de l’Etat soviétique d’accorder leur indépendance aux autres partis communistes et aux autres états socialistes ; ou alors le manque de hâte des
partis non russes et singulièrement du Parti Communiste Français à s’emparer de cette offre et à affirmer leur indépendance à l’égard de la Russie ; tout cela nous autorise à dire que - exception
faite pour la Yougoslavie - dans de nombreux pays d’Europe , et au nom du Socialisme, des bureaucraties coupées du peuple, des bureaucraties usurpatrices et dont il est maintenant prouvé qu’il
n’y a rien à attendre, ont réussi la piteuse merveille de transformer en cauchemar ce que l’humanité a pendant longtemps caressé comme un rêve : le Socialisme. Quant au Parti Communiste Français,
on n’a pas pu ne pas être frappé par sa répugnance à s’engager dans les voies de la déstalinisation ; sa mauvaise volonté à condamner Staline et les méthodes qui l’ont conduit au crime ; son
inaltérable satisfaction de soi ; son refus de renoncer pour sa part et en ce qui le concerne aux méthodes antidémocratiques chères à Staline ;
bref par tout cela qui nous autorise à parler d’un stalinisme français qui a la vie plus dure que Staline lui,même et qui, on peut le conjecturer, aurait produit en France les mêmes
catastrophiques effets qu’en Russie, si le hasard avait permis qu’en France il s’installât au pouvoir.
Ici comment taire notre déception ? Il est très vrai de dire qu’au lendemain du rapport Khrouchtchev nous avons tressailli d’espérance.
On attendait du Parti Communiste Français une autocritique probe ; une désolidarisation d’avec le crime qui le disculpât ; pas un reniement, mais un nouveau et solennel départ ; quelque chose
comme le Parti Communiste fondé une seconde fois... Au lieu qu’au Havre, nous n’avons vu qu’entêtement dans l’erreur ; persévérance dans le mensonge ; absurde prétention de ne s’être jamais
trompé ; bref chez des pontifes plus que jamais pontifiant, une incapacité sénile à se déprendre de soi même pour se hausser au niveau de l’événement et toutes les ruses puériles d’un orgueil
sacerdotal aux abois.
Quoi ! Tous les partis communistes bougent. Italie. Pologne. Hongrie. Chine. Et le parti français, au milieu du tourbillon général, se contemple lui, même et se dit satisfait. Jamais je n’ai eu
autant conscience d’un tel retard historique affligeant un grand peuple...
Mais, quelque grave que soit ce grief - et à lui seul très suffisant car faillite d’un idéal et illustration pathétique de l’échec de toute une génération - je veux ajouter un certain nombre de
considérations se rapportant à ma qualité d’homme de couleur.
Disons d’un mot : qu’à la lumière des événements (et réflexion faite sur les pratiques honteuses de l’antisémitisme qui ont eu cours et continuent encore semble-t-il à avoir cours dans des pays
qui se réclament du socialisme), j’ai acquis la conviction que nos voies et celles du communisme tel qu’il est mis en pratique, ne se confondent pas purement et simplement ; qu’elles ne peuvent
pas se confondre purement et simplement.
Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre
singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience.
Singularité de notre « situation dans le monde » qui ne se confond avec nulle autre.
Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème.
Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle. Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle.
Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir, je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les soins
de cette découverte ne regardent que nous ? C’est assez dire que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un
ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à
apprécier.
Ici il est clair que je fais allusion au vote du Parti Communiste Français sur l’Algérie, vote par lequel le parti accordait au gouvernement Guy Mollet Lacoste les pleins pouvoirs pour sa
politique en Afrique du Nord - éventualité dont nous n’avons aucune garantie qu’elle ne puisse se renouveler. En tout cas, il est constant que notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre
le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe - que dis-je, d’une tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme
français et ne saurait en aucune manière, être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte.
Je me suis souvent posé la question de savoir si dans des sociétés comme les nôtres, rurales comme elles sont, les sociétés de paysannerie, où la classe ouvrière est infime et où par contre, les
classes moyennes ont une importance politique sans rapport avec leur importance numérique réelle, les conditions politiques et sociales permettaient dans le contexte actuel, une action efficace
d’organisations communistes agissant isolément (à plus forte raison d’organisations communistes fédérées ou inféodées au parti communiste de la métropole) et si, au lieu de rejeter à priori et au
nom d’une idéologie exclusive, des hommes pourtant honnêtes et foncièrement anticolonialistes, il n’y avait pas plutôt lieu de rechercher une forme d’organisation aussi large et souple que
possible, une forme d’organisation susceptible de donner élan au plus grand nombre, plutôt qu’à caporaliser un petit nombre. Une forme d’organisation
où les marxistes seraient non pas noyés, mais où ils joueraient leur rôle de levain, d’inspirateur, d’orienteur et non celui qu’à présent ils jouent objectivement, de diviseurs des forces
populaires.
L’impasse où nous sommes aujourd’hui aux Antilles, malgré nos succès électoraux, me paraît trancher la question : j’opte pour le plus large contre le plus étroit ; pour le mouvement qui nous met
au coude à coude avec les autres et contre celui qui nous laisse entre nous ; pour celui qui rassemble les énergies contre celui qui les divise en chapelles, en sectes, en églises ; pour celui
qui libère l’énergie créatrice des masses contre celui qui la canalise et finalement la stérilise.
En Europe , l’unité des forces de gauche est à l’ordre du jour ; les morceaux disjoints du mouvement progressiste tendent à se ressouder, et nul doute que ce mouvement d’unité deviendrait
irrésistible si du côté des partis communistes staliniens, on se décidait à jeter par dessus bord tout l’impedimenta des préjugés, des habitudes et des méthodes hérités de Staline.
Nul doute que dans ce cas, toute raison, mieux, tout prétexte de bouder l’unité serait enlevé à ceux qui dans les autres partis de gauche ne veulent pas de l’unité, et que de ce fait les
adversaires de l’unité se trouveraient isolés et réduits à l’impuissance.
Et alors, comment dans notre pays, où le plus souvent, la division est artificielle, venue du dehors, branchée qu’elle est sur les divisions européennes abusivement transplantées dans nos
politiques locales, comment ne serions-nous pas décidés à sacrifier tout, je dis tout le secondaire, pour retrouver l’essentiel ; cette unité avec des frères, avec des camarades qui est le
rempart de notre force et le gage de notre confiance en l’avenir.
D’ailleurs, ici, c’est la vie elle-même qui tranche. Voyez donc le grand souffle d’unité qui passe sur tous les pays noirs ! Voyez comme, çà et là, se remaille le tissu rompu ! C’est que
l’expérience, une expérience durement acquise, nous a enseigné qu’il n’y a à notre disposition qu’une arme, une seule efficace, une seule non ébréchée : l’arme de l’unité, l’arme du rassemblement
anticolonialiste de toutes les volontés, et que le temps de notre dispersion au gré du clivage des partis métropolitains est aussi le temps de notre faiblesse et de nos défaites.
Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur, ni imagination mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations
qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer.
Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Solidarité et démission. Or c’est là très exactement de quoi nous
menacent quelques uns des défauts très apparents que nous constatons chez les membres du Parti Communiste Français : leur assimilationisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur
conviction passablement primaire - qu’ils partagent avec les bourgeois européens - de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en
Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ; pour tout dire, leur croyance rarement avouée, mais réelle, à la
civilisation avec un grand C ; au progrès avec un grand P (témoin leur hostilité à ce qu’ils appellent avec dédain le « relativisme culturel », tous défauts qui
bien entendu culminent dans la gent littéraire qui à propos de tout et de rien dogmatise au nom du parti).
Il faut dire en passant que les communistes français ont été à bonne école. Celle de Staline. Et Staline est bel et bien celui qui a ré introduit dans la pensée socialiste, la notion de peuples «
avancés » et de peuples « attardés ». Et s’il parle du devoir du peuple avancé (en l’espèce les Grands Russes) d’aider les peuples arriérés à rattraper leur retard, je ne sache pas que le
paternalisme colonialiste proclame une autre prétention.
Dans le cas de Staline et de ses sectateurs, ce n’est peut-être pas de paternalisme qu’il s’agit. Mais c’est à coup sûr de quelque chose qui lui ressemble à s’y méprendre.
Inventons le mot : c’est du « fraternalisme ».
Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route
où il sait se trouver la Raison et le Progrès.
Or c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus.
Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’ elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien
d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre. Dans ces conditions on comprend que nous ne puissions donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation
pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour nous. Si le but de toute politique progressiste est de
rendre un jour leur liberté aux peuples colonisés, au moins faut-il que l’action quotidienne des partis progressistes n’entre pas en contradiction avec la fin recherchée et ne détruise pas tous
les jours les bases mêmes, les bases organisationnelles comme les bases psychologiques de cette future liberté, lesquelles se ramènent à un seul postulat :
le droit à l’initiative.
Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme que je réprouve.
Que ce que je veux, c’est que marxisme et communisme soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le mouvement
soient faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine ou pour le mouvement. Et bien entendu cela n’est pas valable pour les seuls communistes. Et si j’étais chrétien ou musulman, je
dirais la même chose. Qu’aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous. Cela a l’air d’aller de soi. Et pourtant dans les faits cela ne va pas de
soi.
Et c’est ici une véritable révolution copernicienne qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe , et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême gauche,
l’habitude de faire pour nous, l’habitude de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester ce droit à l’initiative dont je parlais tout à l’heure et qui
est, en définitive, le droit à la personnalité. C’est sans doute là l’essentiel de l’affaire.
Il existe un communisme chinois. Sans très bien le connaître, j’ai à son égard un préjugé des plus favorables. Et j’attends de lui qu’il ne verse pas dans les monstrueuses erreurs qui ont
défiguré le communisme européen. Mais il m’intéresserait aussi et plus encore, de voir éclore et s’épanouir la variété africaine du communisme. Il nous proposerait sans doute des variantes
utiles, précieuses, originales et nos vieilles sagesses nuanceraient, j’en suis sûr, ou compléteraient bien des points de la doctrine.
Mais je dis qu’il n’y aura jamais de variante africaine, ou malgache, ou antillaise du communisme, parce que le communisme français trouve plus commode de nous imposer la sienne. Qu’il n’y aura
jamais de communisme africain, malgache ou antillais, parce que le Parti Communiste Français pense ses devoirs envers les peuples coloniaux en termes de magistère à exercer, et que
l’anticolonialisme même des communistes français porte encore les stigmates de ce colonialisme qu’il combat. Ou encore, ce qui revient au même, qu’il n’y aura pas de communisme propre à chacun
des pays coloniaux qui dépendent de la France, tant que les bureaux de la rue Saint- Georges, les bureaux de la section coloniale du Parti Communiste Français, ce parfait pendant du Ministère de
la rue Oudinot, persisteront à penser à nos pays comme à terres de missions ou pays sous mandat. Pour revenir à notre propos, l’époque que nous vivons est sous le signe
d’un double échec : l’un évident, depuis longtemps, celui du capitalisme. Mais aussi l’autre, celui, effroyable, de ce que pendant trop longtemps nous avons pris pour du socialisme ce qui n’était
que du stalinisme. Le résultat est qu’à l’heure actuelle le monde est dans l’impasse.
Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à l’imposture, à la
tyrannie, au crime. C’est assez dire que pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres.
Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou a la casuistique des autres.
L’heure de nous mêmes a sonné.
Et ce que je viens de dire des nègres n’est pas valable que pour les nègres. Oui tout peut encore être sauvé, tout, même le pseudo socialisme installé çà et là en Europe par Staline, à
condition que l’initiative soit rendue aux peuples qui jusqu’id n’ont fait que la subir ; à condition que le pouvoir descende et s’enracine dans le peuple, et je ne cache pas que la fermentation
qui se produit à l’heure actuelle en Pologne, par exemple, me remplit de joie et d’espoir.
Ici que l’on me permette de penser plus particulièrement à mon malheureux pays : la Martinique.
J’y pense pour constater que le Parti Communiste Français est dans l’incapacité absolue de lui offrir une quelconque perspective qui soit autre chose qu’utopique ; que le Parti Communiste
Français ne s’est jamais soucié de lui en offrir ; qu’il n’a jamais pensé à nous qu’en fonction d’une stratégie mondiale au demeurant déroutante.
J’y pense pour constater que le communisme a achevé de lui passer autour du cou le noeud coulant de l’assimilation ; que le communisme a achevé de l’isoler dans le bassin caraïbe ; qu’il a achevé
de le plonger dans une manière de ghetto insulaire ; qu’il a achevé de le couper des autres pays antillais dont l’expérience pourrait lui être à la fois instructive et fructueuse (car ils ont les
mêmes problèmes que nous et leur évolution démocratique est impétueuse) : que le communisme enfin, a achevé de nous couper de l’Afrique Noire dont l’évolution se dessine désormais à contre-sens
de la nôtre. Et pourtant cette Afrique Noire, la mère de notre culture et de notre civilisation antillaise, c’est d’elle que j’attends la régénération des Antilles, pas de l’Europe qui ne
peut que parfaire notre aliénation, mais de l’Afrique qui seule peut revitaliser, repersonnaliser les Antilles.
Je sais bien. On nous offre en échange la solidarité avec le peuple français ; avec le prolétariat français, et à travers le communisme, avec les prolétariats mondiaux. Je ne nie pas ces
réalités. Mais je ne veux pas ériger ces solidarités en métaphysique. Il n’y a pas d’alliés de droit divin. Il y a des alliés que nous impose le lieu, le moment et la nature des choses. Et si
l’alliance avec le prolétariat français est exclusive, si elle tend à nous faire oublier ou contrarier d’autres alliances nécessaires et naturelles, légitimes et fécondantes, si le communisme
saccage nos amitiés les plus vivifiantes, celle qui nous unit à l’Afrique, alors je dis que le communisme nous a rendu un bien mauvais service en nous faisant troquer la Fraternité vivante contre
ce qui risque d’apparaître comme la plus froide des abstractions. Je préviens une objection. _ Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un
particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné.
Il y a deux manières de se perde : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’ « universel ».
Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. Alors ? Alors il
nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force « d’inventer » notre route et de la débarrasser
des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent. En bref, nous considérons désormais comme notre devoir de conjuguer nos efforts à ceux de tous les hommes épris de justice et de
vérité pour bâtir des organisations susceptibles d’aider de manière probe et efficace les peuples noirs dans leur lutte pour aujourd’hui et pour demain : lutte pour la justice ; lutte pour la
culture ; lutte pour la dignité et la liberté ; des organisations capables en un mot de les préparer dans tous les domaines à assumer de manière autonome les
lourdes responsabilités que l’histoire en ce moment même fait peser si lourdement sur leurs épaules.
Dans ces conditions, je vous prie de recevoir ma démission de membre du Parti Communiste Français.
Aimé Césaire, Paris, le 24 octobre 1956
source : l’Humanité