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27 octobre 2008 1 27 /10 /octobre /2008 21:52

«Il est temps de donner leur chance aux démocrates»

http://www.liberation.fr/monde/0101164757-il-est-temps-de-donner-leur-chance-aux-democrates

Francis Fukuyama, philosophe, inventeur de «la fin de l'histoire», dresse le bilan du néoconservatisme, doctrine officielle de l'administration Bush. Néoconservateur actif durant ces années-là, il vire sa cuti et appelle à voter Obama.

Recueilli par ÉRIC AESCHIMANN et FRANÇOIS NOUDELMANN

Né en 1952 à Chicago, philosophe, économiste et chercheur en sciences politiques, Francis Fukuyama a accédé à la notoriété mondiale par un simple article, publié en 1989 dans la revue The National Interest, où il avançait l’idée que l’histoire, conçue comme un combat entre des modèles idéologiques rivaux (communisme, totalitarisme, démocratie), venait de toucher à sa fin avec la perestroïka et l’avènement d’un consensus mondial autour de l’idéal démocratique.

Vous étiez un néoconservateur, vous avez étudié avec Alan Bloom, le théoricien du néoconservatisme, vous avez travaillé avec Paul Wolfowitz, le sous-secrétaire d’Etat à la Défense du premier mandat Bush. Aujourd’hui, vous dites que vous n’êtes plus un «néocon», pourquoi ?

Le néoconservatisme est un mouvement intellectuel complexe et divers, où l’on trouve à la fois une réflexion sur l’utilisation de la puissance américaine pour favoriser la démocratie dans le monde et un fort scepticisme sur les tentatives de social engineering, sur l’efficacité des institutions internationales, sur la possibilité d’obtenir des résultats par la contrainte. Je crois que personne n’a compris qu’il y avait un conflit potentiel entre ces deux tendances, jusqu’à la guerre d’Irak, qui était un projet très ambitieux de contraindre une dictature et de construire un état démocratique. Les idéaux néoconservateurs, auxquels j’adhère encore aujourd’hui, viennent d’une gauche qui a subi de nombreuses désillusions, qui croyait que la démocratie et la justice n’étaient pas seulement des principes américains, mais qu’ils étaient valables pour tout le monde et que les Etats-Unis avaient, plus que quiconque, l’obligation de les soutenir partout dans le monde.

Quand l’administration Bush s’est lancée dans la guerre, je n’avais pas d’objections sur le principe. Mais il m’a très vite semblé que l’opération était mal préparée, que sa difficulté était sous-estimée, qu’on n’avait pas averti le peuple américain des résistances auxquelles l’Amérique allait se heurter et qu’elle traduisait une conception «léniniste» de l’usage du pouvoir américain. Or, dans un monde unipolaire, une telle conception est très dangereuse car elle présuppose la confiance des autres pays dans les bonnes intentions des Etats-Unis - bonnes intentions dont le déroulement de la guerre n’a pas vraiment donné la preuve. C’est pourquoi, à mes yeux, et contrairement aux néoconservateurs, je pense qu’il faut désormais restreindre la politique américaine. Voilà l’origine de ma rupture.

Qu’entendez-vous par «léninisme conservateur» ?

C’est un professeur de Berkeley qui a fait la comparaison, en disant que j’étais l’équivalent de Marx pour le néoconservatisme et que Robert Kagan ou Bill Kristol en étaient les Lénine… Comme Marx, je crois aux évolutions à long terme. Le concept de la «fin de l’histoire», que j’ai proposé d’appliquer en 1989 à la situation créée par la chute du mur de Berlin, vient d’Hegel et a d’abord transité par Marx. Pour lui, la «fin de l’histoire», c’était l’utopie communiste. Ce que j’écrivais alors, c’est qu’avec la chute du communisme, il ne restait plus qu’un seul horizon politique possible, la démocratie bourgeoise, mais qu’y parvenir serait une affaire de long terme, lente, difficile. Les «léninistes», eux, veulent accélérer le processus en usant du rapport de forces - notamment, depuis le 11 Septembre, pour la démocratisation au Moyen-Orient. Je crois que c’est une erreur.

Conservez-vous malgré tout l’hypothèse d’une «fin de l’histoire», c’est-à-dire d’un objectif universel vers lequel tendrait l’humanité entière ? Et si oui, cet objectif est-il la démocratie libérale ?

Il me semble qu’il y a de bonnes raisons de penser que oui. Prenez la Chine. C’est l’exemple d’une expérience alternative de modernisation autoritaire qui a rencontré un succès immense. Mais les Chinois pourront-ils atteindre un modèle de prospérité avec une dictature ? Regardez les scandales à répétition concernant l’environnement, la sécurité des consommateurs, les injustices ordinaires, les paysans dépossédés de leurs terres : voilà autant de fruits d’un système politique où le pouvoir n’est pas responsable devant ses citoyens. Dans une société moderne complexe, un tel système ne peut donner aux gens le genre de vie à laquelle ils aspirent. Il va donc y avoir des pressions de plus en plus grandes pour instituer un gouvernement responsable devant ses citoyens. Peut-être pas exactement comme aux Etats-Unis ou en Europe, mais l’aspiration à une plus grande participation est là et montre que la démocratie reste l’objectif à long terme de l’évolution sociale.

Comment définir la démocratie? Les Etats-Unis sont-ils une démocratie achevée ?

Je n’ai jamais dit que les Etats-Unis étaient le modèle de la fin de la démocratie. Alexandre Kojève, le grand commentateur d’Hegel, avait beaucoup réfléchi à la question de la fin de l’histoire. Puis il est devenu bureaucrate à la Communauté européenne, car il pensait que l’Europe représentait justement la possibilité de cette fin de l’histoire. Je crois qu’il avait raison : dans son effort pour transcender les Etats nations et remplacer les pouvoirs politiques par des règlements et des lois, l’Europe s’approche plus d’une réelle fin de l’histoire que les Etats-Unis, qui continuent de se glorifier de leur puissance militaire et défendent jalousement leur souveraineté.

Les attaques du 11Septembre et le terrorisme islamique n’attestent-ils pas que certains n’aspirent pas à la démocratie, mais à l’avènement d’un régime théologico-politique ?

Il y a, au Moyen-Orient, des gens qui aspirent à une démocratie islamique. Ils entérinent l’idée d’une démocratie, mais en la séparant de l’idée libérale. Cela constitue une réelle alternative, mais dont je ne pense pas qu’elle puisse aller très loin. Personne en Europe, en Amérique latine, en Afrique, ne songerait à s’emparer d’un tel modèle et même dans le monde musulman, il s’agit plus d’une réponse à l’échec de l’islam face à la modernité que d’une alternative authentique. La Chine est un adversaire plus sérieux, car elle a su composer avec la modernité, en faire son propre usage, être compétitif, croître, se servir des sciences et de la technologie tout en restant sous l’emprise d’un régime autoritaire. Il y a en Asie beaucoup de discussions sur les avantages comparés des modèles chinois et indiens. En Inde, par exemple, l’existence d’une opposition démocratique crée parfois des obstacles insurmontables à certains projets économiques, comme on l’a vu encore récemment avec le groupe automobile Tata, qui a renoncé à construire une usine.

Que pensez-vous de la thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations ?

Samuel Huntington a été mon professeur, c’est un ami et j’ai beaucoup de respect pour lui. Néanmoins, il n’existe qu’une seule «aire de civilisation» qui correspond réellement au concept de «civilisation» tel qu’il l’a énoncé : c’est le monde de l’islam, parce qu’on y trouve, en surplomb, la notion d'«oumma», de communauté des croyants, qui transcende les nations et réunit tous les membres sous le même pouvoir religieux. En revanche, Huntington ne parle pas de «civilisation chinoise» - alors même qu’il existe un nationalisme chinois, très fort - mais d’une «civilisation confucéenne», qui transcenderait les frontières chinoises pour s’étendre à tous les Chinois. Or, sur un plan politique, une telle «civilisation confucéenne» n’a pas beaucoup de signification. Il en va de même pour l’Europe, qui a cessé de se considérer comme une civilisation fondée sur les valeurs chrétiennes. Ainsi, le
Moyen-Orient est le seul endroit où il y ait une sorte de «civilisation de pensée» et il est frappant de noter que les gens qui croient le plus au thème du clash des civilisations et utilisent l’expression sont les islamistes, les gens comme Ben Laden.

On a fait souvent remonter les origines du néoconservatisme à la figure du philosophe américain d’origine allemande, Léo Strauss, mort en 1973. Quel est l’héritage philosophique de ce mouvement de pensée ?

Léo Strauss a été l’objet d’un malentendu ces dernières années. La presse l’a présenté comme une sorte de sinistre personnage ayant son propre programme politique, ce qui est absurde. En réalité, il se souciait de ce qu’il appelait le «problème de la modernité» : avec Nietzsche et Heidegger, le rationalisme occidental a sapé ses propres bases et s’est retrouvé désarmé face aux sources philosophiques de dérives des valeurs. La conséquence en a été une véritable crise philosophique des démocraties occidentales, incapables de défendre leurs propres valeurs, d’expliquer à quoi elles croient et même si elles croient à quelque chose.

Chez Hegel, premier théoricien de la fin de l’histoire, le moteur de l’histoire est la lutte pour la reconnaissance. N’est-ce pas à cela que l’on assiste aujourd’hui ?

Hegel voyait la bataille pour la reconnaissance comme le moteur fondamental de l’histoire politique. Jusqu’à la période moderne, cette demande de reconnaissance prenait la forme de demandes partiales : une demande des masses d’être reconnues, demande d’une nation ou d’autres groupes. Mais l’argument d’Hegel était de dire qu’il n’y a qu’une forme de reconnaissance rationnelle : la reconnaissance de l’humanité universelle et des droits de l’homme. Et la seule façon par laquelle vous pouvez satisfaire cette demande de reconnaissance est dans un Etat moderne qui reconnaisse la dignité de chaque homme, non en tant que membre d’un groupe ethnique, racial ou national, mais comme individu singulier.

Mais, dans la plupart des sociétés, il s’agit d’un idéal plus qu’une réalité. Pour l’heure, les défis les plus sérieux auxquels nous avons à faire face ne sont pas extérieurs - terrorisme ou guerre entre les grandes puissances - mais intérieurs, avec une demande accentuée de reconnaissance de la part de groupes ethniques et, plus particulièrement en Europe, des minorités musulmanes. Et il me semble que, pour l’avenir des démocraties, cette évolution est plus dangereuse que le terrorisme.

Face aux demandes des minorités, les Etats-Unis et la France semblent avoir des réponses radicalement opposées…

Je vais vous surprendre, mais je ne crois pas que la différence soit si grande, si l’on compare à ce qui se passe par exemple aux Pays-Bas ou en Grande-Bretagne. La France a une tradition républicaine d’intégration qui reconnaît les citoyens sans prendre en considération leur race ni leur appartenance à un groupe. Aux Etats-Unis aussi, il y a une identité nationale très forte, qui inclut l’engagement politique, l’adhésion à la Constitution et un certain nombre d’idées politiques qui ont les mêmes effets intégrateurs et donnent aux Américains un très fort caractère d’être américain. Les Pays-Bas ont un système très différent : les protestants, les catholiques, les socialistes, et maintenant les musulmans, vont dans des écoles différentes, ont des journaux séparés, des partis séparés, le tout formant une sorte de multiculturalisme profondément inscrit dans le système politique.

En Grande-Bretagne, le laisser-faire aboutit à une situation similaire. Pour ma part, je pense qu’une démocratie a besoin d’un certain degré d’assimilation. Elle ne peut réussir si elle laisse certains groupes culturels parler leur propre langage et suivre leurs traditions sans vivre vraiment de la communauté d’accueil. J’aime les pays à vocation universelle, ouverts. Dans n’importe quel quartier américain, vous trouverez de nombreuses personnes qui ne parlent pas anglais, avec leurs propres costumes, leurs traditions, etc., mais la société américaine est capable de faire qu’à la seconde génération, les gens deviennent américains et participent pleinement à la vie du pays.

Comment peut-on, comme vous, avoir soutenu Bush puis soutenir Obama ?

Dans une démocratie, quand un parti au pouvoir a nettement échoué, il ne faut pas souhaiter qu’il soit réélu et cela, quelle que soit votre préférence originale. Or, il est difficile d’imaginer un échec plus complet que celui l’administration Bush. Il y a d’abord eu cette guerre, à propos de laquelle elle refuse de reconnaître ses torts ; et voici la crise financière. Si une équipe avec un tel bilan devait être réélue, cela voudrait dire que la démocratie ne marche pas. Il est temps de donner leur chance aux démocrates et à une politique qui aille vers moins de marché et plus d’Etat. La révolution reaganienne - déréguler, baisser les impôts, libéraliser les marchés - a été une bonne chose, car elle est intervenue après un demi-siècle de croissance de l’Etat-providence. Aujourd’hui, le mouvement va dans la direction opposée.

Quelle est la gravité des dommages causés par la politique néoconservatrice ?

L’affaire est rendue encore plus difficile par la crise financière. Le futur président pourra fermer Guantánamo, proscrire la torture et présenter un visage très différent au monde, mais la restauration de la crédibilité américaine est un projet de long terme qui dépassera sûrement le cadre d’un mandat présidentiel.

La personnalité d’Obama est singulière. Il est Américain mais a vécu à l’étranger, il est noir, mais pas noir américain, intellectuel mais d’origine modeste… Cela joue-t-il un rôle dans l’élection ?

Il serait formidable que les Etats-Unis puissent élire quelqu’un comme ça. Il ne ressemble pas à l’Amérique dans son origine particulière, mais par sa vie, par son parcours, la diversité de ses expériences : c’est un self-made-man qui a beaucoup bougé, comme de nombreux Américains.

Entretien réalisé en partenariat avec l’émission les Vendredis de la philosophie (France-Culture). La version radio est disponible sur franceculture.fr



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