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27 octobre 2008 1 27 /10 /octobre /2008 21:39

Maya Angelou, 80 ans d'Amérique


LE MONDE | 25.10.08 | 14h00  •  Mis à jour le 26.10.08 | 09h57

 

  Est-ce le maintien ? L'austérité ? Maya Angelou a un côté Simone de Beauvoir. Et, elle aussi, écrit des récits autobiographiques où se déroule l'histoire du "deuxième sexe". Elle est grande - 1,82 m - et elle a traversé le siècle. Le 4 avril, elle a fêté ses 80 ans. Fêté, oui, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps.

 

Maya Angelou habite une maison jaune, au milieu de grands chênes, à Winston-Salem, en Caroline du Nord. Avant d'écrire des best-sellers, elle a eu plusieurs vies. Elle a été chanteuse de calypso, danseuse étoile, mère à 17 ans. Elle a travaillé pour Martin Luther King à New York, suivi le militant radical sud-africain Vusumzi Make en Egypte et côtoyé Malcolm X au Ghana.


Elle n'aurait jamais cru qu'elle reviendrait habiter le Sud. Mais en 1981, l'université Wake Forest lui a offert une chaire d'études américaines. Elle est restée. Comme l'Amérique, la Caroline change. Des jeunes sont arrivés, les mentalités ont évolué. En septembre, la Caroline du Nord paraissait encore hors de portée de Barack Obama. Les commerçants de Main Street ne craignaient pas d'afficher leurs préférences sur la vitrine : "Démocrates pour McCain." Le soutien pour John McCain s'est effondré. Les républicains se retrouvent à devoir défendre l'un de leurs bastions. La Caroline, aussi, est en voie de basculer.


Quand Maya Angelou est née, de son vrai nom Marguerite Johnson, le monde était bien différent. Il arrivait que des enfants noirs soient envoyés seuls d'un bout à l'autre du pays. Les familles avaient émigré dans le Nord, en espérant y trouver l'égalité mais c'est souvent la pauvreté qui les attendait. Elles renvoyaient les enfants dans le Sud, chez les grands-parents. On les mettait dans le train, aux bons soins des cheminots, un bracelet au poignet avec leur identité. A l'âge de 3 ans, Marguerite a ainsi été expédiée avec son frère Bailey de Long Beach, en Californie, à Stamps, dans l'Arkansas, chez leur grand-mère. Les tickets étaient épinglés dans la veste de Bailey. Elle se souvient des larmes de Bailey. Agé d'un an et demi de plus qu'elle, il réalisait probablement davantage ce qu'il leur arrivait.


A Stamps, le monde était unicolore. "En 1928, il n'y avait peut-être qu'une Amérique, dit-elle, mais elle était blanche. Le reste d'entre nous, Noirs, Hispaniques, Asiatiques, nous étions tous marginaux." L'Arkansas était tellement raciste, disait-on, que "les Noirs ne pouvaient même pas acheter de la glace à la vanille". Momma Johnson possédait l'unique épicerie noire de la ville ; l'oncle Willie faisait réciter aux enfants leurs tables de multiplication près du feu. "Allez, sister, la table de 4, la table de 6..." Apprendre l'a toujours réchauffée.


La voix de l'écrivain traverse la grande maison jaune. Elle étudie longuement ses mots, détache les syllabes et dit le poème de sa vie autant qu'elle raconte. On la suit, pour un peu on est à ses côtés près du feu de l'oncle Willie. Tout à coup elle s'arrête, et la voix retombe comme un point final. Reprendra-t-elle ? A l'âge de 8 ans, Maya Angelou s'est tue, et son silence a duré cinq ans. Il y a d'abord eu le viol, par l'homme que fréquentait sa mère. Puis le meurtre de cet homme, après qu'elle eut raconté à son frère Bailey ce qui lui était arrivé. Elle a longtemps pensé que ses mots l'avaient tué. Le mutisme continue d'exercer sur elle une séduction mystérieuse. "C'est une drogue. Je ne pense pas que ses pouvoirs s'en aillent jamais. Il est toujours là, qui dit, tu peux revenir quand tu veux."


Maya Angelou n'a pénétré le monde des Blancs qu'à l'adolescence, en Californie, quand sa mère l'a inscrite dans une école privée. "Comme j'étais bonne élève et que j'étais la première Noire que les professeurs côtoyaient, j'étais particulièrement bien vue. Cela m'inquiétait. C'était la première fois que j'étais avec des Blancs." Un de ses professeurs était une femme exceptionnelle qui ne faisait pas de distinction entre les élèves et qui appelait tout le monde par son nom de famille. Grâce à elle, Maya n'a jamais vu le monde en noir et blanc. Plus tard, à Harlem, il lui est arrivé d'avoir envie de fuir quand elle entendait ses amis être obsédés par le comportement des Blancs. Pour elle, tous les Blancs n'avaient pas toujours tort tout le temps.


En 1945, un événement important est survenu dans sa vie. L'éducatrice a reçu un coup de téléphone dans la classe puis elle s'est mise à marcher de long en large avant de s'adresser aux élèves. "Jeunes gens, jeunes filles." Elle a demandé aux élèves de quitter la classe en silence et de rentrer chez eux. Maya Angelou entend encore ses paroles. "Vous ne parlerez à personne et vous penserez à votre pays. Parce que aujourd'hui, votre président est mort." Franklin Roosevelt venait de s'éteindre à Warm Springs, en Géorgie. "Pour la première fois, dit Maya Angelou, il est devenu mon président." Les élèves ont fait exactement ce que leur avait dit le professeur, comme s'il s'était agi de leur propre grand-père. "Je n'ai parlé à personne, j'ai pris le tramway, reprend-elle. Et ce jour-là, je suis devenue une Américaine. Pas seulement quelqu'un qui vit dans ce pays."


Maya Angelou est aujourd'hui une institution nationale. Ses livres sont au programme des écoles, au grand dam des conservateurs. Elle a été invitée à lire un de ses poèmes à l'occasion de l'investiture de Bill Clinton en janvier 1993 (ce fut On the Pulse of Morning). Elle s'est prêtée à la reconstitution de l'épicerie de Stamps, lorsque le Musée de la tolérance de San Francisco a voulu recomposer l'histoire du siècle à travers le parcours d'une demi-douzaine d'Américains. Elle a accepté d'être un sujet de l'expérience par laquelle des personnalités ont retrouvé leurs racines grâce à l'ADN. Les tests ont confirmé que sa grand-mère était la fille d'une esclave engrossée à l'âge de 17 ans par son maître.


En 1965, Maya Angelou venait de rentrer du Ghana pour travailler avec Malcolm X, lorsque le leader radical a été assassiné. Trois ans plus tard, Martin Luther King lui a demandé de faire une tournée dans le pays pour parler de son organisation, la Southern Christian Leadership Conference. Elle a repoussé à plus tard. Elle voulait fêter son anniversaire. Le 4 avril, le jour de ses 40 ans, Martin Luther King a été tué. Elle est restée prostrée. "Ma vie avait chaviré. James Baldwin m'a sauvée", dit-elle. C'est grâce à l'auteur d'Harlem qu'elle s'est mise à écrire. C'est lui qui a conseillé à l'éditeur Bob Loomis, de Random House, une tactique imparable pour la convaincre d'essayer : "Il suffit de lui dire qu'elle n'en est pas capable !" Un an après la mort de Martin Luther King, elle a publié son premier récit I Know Why the Caged Bird Sings. Et elle a cessé de fêter son anniversaire pendant des années.


Quand Maya Angelou est fatiguée de raconter sa vie - "80 ans ! dit-elle, j'ai fait tellement de choses" -, elle vous envoie visiter le jardin. La piscine inemployée, en forme de haricot, soulevée par les racines des chênes qui ont soif ("Maintenant je l'appelle ma piste de danse"), et la pelouse qui sert de musée à sa collection de statues. Au-dessus du barbecue, des cages, et des oiseaux qui ne demandent qu'à chanter, un cadeau d'Oprah Winfrey, sa grande amie, presque sa fille.


Oprah et elle se connaissent depuis vingt ans, lorsque la star n'était encore qu'une modeste animatrice de télé à Baltimore. Cette année, elles ont fêté ensemble l'anniversaire de Maya. Et en grand. Pendant trois jours, avec un dîner de 500 couverts à Palm Beach. "C'est une chose merveilleuse de vivre si longtemps, dit l'écrivain. On voit tous les changements. Il y a cent cinquante ans ma grand-mère était esclave. Maintenant je peux poursuivre quelqu'un en justice si je m'estime victime de discrimination."


Aujourd'hui, Maya Angelou mène toujours une vie excentrique. Elle donne des conférences (honoraires : 40 000 dollars) et s'est acheté une maison fabuleuse à Harlem, une "brownstone" de 18 pièces. Curieusement, elle est peu connue en France. Il aura fallu attendre 2008 pour qu'un éditeur canadien commence à traduire son autobiographie (Les Allusifs ont publié Tant que je serai noire en septembre et doivent faire paraître Je sais pourquoi chante l'oiseau en cage le 6 novembre).


Comme beaucoup de leaders noirs de l'époque héroïque, elle avait pris le parti d'Hillary Clinton pendant les primaires démocrates, bien qu'Oprah ait fait campagne pour Barack Obama. Elle s'est rangée du côté du vainqueur. "Nous sommes une démocratie. La majorité l'emporte."


Une nouvelle ère s'ouvre pour les Américains, mais Maya Angelou préfère ne pas en parler. Elle s'interdit les commentaires sur le moment historique et Barack Obama. "Nous n'y sommes pas ! Nous n'y sommes pas encore !" Mais elle reconnaît que le moment est... "intoxicating". Elle cherche le mot en français, ce français appris à Paris, alors qu'elle dansait dans Porgy and Bess, et qui ne demande qu'à revenir. Voilà, elle a trouvé : c'est "enivrant".


Corine Lesnes
Article paru dans l'édition du 26.10.08


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