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16 décembre 2012 7 16 /12 /décembre /2012 17:01

 

Vous trouverez ci-dessous la première partie de la préface au livre de Cyril Lionel Robert James sur la question noire aux Etats Unis.

La préface est disponible en totalité à l’adresse ci-dessous.

Bernard Fischer


http://www.entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2012/11/20/preface-sur-la-question-noire-aux-etats-unis-de-c-l-r-james


Préface au livre de Cyril Lionel Robert James sur la question noire aux Etats Unis

Par Emmanuel Delgado Hoch, Patrick Le Tréhondat, Richard Poulin et Patrick Silberstein

Publié avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse.

Le livre paraîtra prochainement dans la collection Radical America, 256 pages, 15 euros.

Considéré comme un monument dans l’aire caraïbe et dans le monde anglophone, Cyril Lionel Robert James est méconnu, voire inconnu, des lecteurs et des lectrices francophones. Méconnu en partie parce que son empreinte sur la pensée émancipatrice a été écrasée par un seul ouvrage, cardinal il est vrai, « Les jacobins noirs, Toussaint Louverture et la révolution de Saint Domingue ». Publié en 1938 à Londres, le livre paraît en français en 1949 chez Gallimard dans une traduction réalisée par Pierre Naville.

Quand on lui demandait qui il était, C.L. R. James, répondait : « Je suis un noir anglais » ou encore : « Je suis un noir européen  », une réponse qui invite à la réflexion. Nous allons donc essayer dans le court espace de cet avant-propos d’éclairer ce propos en traçant quelques grandes lignes de son parcours. Ce faisant, nous l’espérons, nous donnerons un éclairage sur les raisons qui nous ont conduits à publier en français, plusieurs décennies après leur rédaction, les textes que cet intellectuel marxiste, « noir », « anglais » et originaire de la Caraïbe, a consacrés à la question noire aux États-Unis entre 1935 et 1967.

Qui était donc ce noir européen né aux Caraïbes un demi siècle après l'abolition de l'esclavage et issu d'une diaspora africaine qui deviendra elle même diaspora dans les pays occidentaux ? Qui était donc ce noir anglais issu de la classe moyenne intellectuelle noire qui a circulé entre le centre et les marges des empires coloniaux ?

James naît en 1901 à Trinidad dans la Caraïbe sous domination britannique dans une famille appartenant à « cette génération très particulière de Noirs qui a suivi l’abolition de l’esclavage ». Son père est instituteur et sa mère une grande lectrice de littérature anglaise. Il se souvient du cadeau qu’elle lui fait alors qu’il n’est âgé que de six ou sept ans : un recueil du théâtre de Shakespeare. Il raconte aussi que pour elle, comme pour toute la classe moyenne noire de l’île, le calypso et le carnaval qui, adolescent le fascinaient, étaient le plus court chemin vers l’enfer. Il est scolarisé au Queen’s Royal College, la prestigieuse institution scolaire d’une « colonie dirigée autocratiquement par des Anglais ».

Évoquant la société coloniale de son enfance, il raconte que ses grands-parents se rendaient chaque semaine à l’église revêtus de leurs habits du dimanche parce que, pour eux, si la « respectabilité n’était pas un idéal  », c’était une « armure ».

Stupéfaits, écrit-il en 1932, les fonctionnaires coloniaux arrivant d’Angleterre « découvrent » des Noirs habillés comme eux et parlant la même langue qu’eux, parfois même mieux qu’eux. Il note dans son autobiographie qu’« il n’était pas nécessaire de mettre la question raciale en avant, car elle était là, même si dans notre petit paradis, nous ne la ressentions pas ».

Cedric Robinson note que le nationalisme noir s’est développé dans la Caraïbe tout d’abord au sein de la petite bourgeoisie intellectuelle, placée au milieu de la société entre la majorité de la population (les descendants des esclaves) et la bourgeoisie blanche. Cette intelligentsia marginalisée est à la fois exclue de la société blanche et arrachée à ses propres racines culturelles. James a décrit leurs parcours de la manière suivante :

« Le premier pas vers la liberté consistait à partir à l’étranger. Avant de pouvoir commencer à se concevoir en gens libres et indépendants, ils devaient se débarrasser l’esprit du stigmate selon lequel tout ce qui était africain était inférieur et avili. La route menant à l’identité nationale antillaise passait par l’Afrique.»

Avec la guerre de 1914, les tensions sociales et raciales s’exacerbent. Les jeunes blancs des classes aisées refusent de servir dans les mêmes régiments que les noirs, sauf comme officiers, tandis que les prix flambent et plongent les masses noires dans la misère. Le réveil des colonisés fait trembler l’Empire tout entier, et « Trinidad devient une partie du mouvement noir de l’après-guerre qui, en quelque vingt ans, mettra l’Empire en pièces ». Dès 1917, les grèves se multiplient. La Trinidad Workingmen’s Association, qui combine revendications sociales et lutte contre les discriminations raciales, est au centre de l’agitation. Le retour des soldats, victimes des pratiques discriminatoires de l’armée britannique, ajoute aux tensions qui règnent dans les îles. En novembre 1919, les dockers bloquent l’activité de l’île à l’appel d’un officier, le capitaine Cipriani, de retour du front européen.

Créole, André Cipriani devient le champion des « va-nu-pieds ». Élu maire en 1921, il présidera la Trinidad Workingmen’s Association en 1923 et devient le sujet d’un livre que James publiera en Angleterre en 1932.

James n’a pourtant encore que deux véritables passions : le criket et la littérature.

Toutefois, comme le note Cedric J. Robinson : « Si ses choix politiques étaient faits, ils lui seraient de plus en plus difficiles à vivre alors que les forces mondiales déferleront sur lui et que la tradition radicale noire prendra une forme révolutionnaire.»

Il s’imprègne de Shakespeare et des classiques grecs et latins, joue (beaucoup) au cricket, lit énormément (notamment W. E. B. du Bois), écrit, publie des nouvelles, travaille à ce qui sera son premier roman, Minty Alley, et interviewe Marcus Garvey lors de son passage à Trinidad après son expulsion des États-Unis. Il participe en 1919 à la création du Maverick Club, une association sociale et culturelle dont les « blancs ne pouvaient pas être membres ». Il adhère aussi au mouvement du capitaine Cipriani.

Enfin, pour écrire la biographie de ce dernier, il se plonge dans l’histoire coloniale des Indes occidentales (West Indies) et se forge une conviction élémentaire : les peuples des Caraïbes doivent être libres de se gouverner par eux-mêmes.

Il quitte son pays en 1932 pour gagner l’Angleterre et « devenir romancier ». Il a trente et un ans. Il s’installe dans la vieille région industrielle du Lancashire, se mêle aux activités de la gauche et gagne sa vie en tenant la rubrique « Cricket » du Manchester Guardian. Il se fait aussi le biographe de son ami Leary Constantine, vedette noire du cricket, qui exerce une forte influence sur lui. En 1960, il publiera un ouvrage autobiographique au titre évocateur, Beyond a Boundary, « au-delà d’une limite », qui fera date sur le cricket, ce sport « very British », terra absolument incognita de ceux qui n’ont pas eu la chance d’être sujets de sa Gracieuse Majesté. Diffusée dans toutes les couches sociales de la société insulaire, la pratique du cricket est traversée par les lignes de classes et de race. En 1960, James écrit :

« Je n’ai pas le moindre doute que l’affrontement entre les races, les castes et les classes […] a stimulé le cricket aux Indes occidentales. Je suis également convaincu que dans ces années de passions politiques et sociales, ceux à qui on a refusé les débouchés habituels ont trouvé leur expression dans le cricket […]. La tradition britannique dans laquelle je suis profondément immergé veut qu’en pénétrant sur le stade, on abandonne les compromis honteux de la vie quotidienne. Cependant, pour nous, cela voudrait dire qu’il nous faudrait nous dépouiller de notre peau. Dès que j’ai eu à choisir le club dans lequel je voulais jouer, la contradiction entre l’idéal et le réel m’a fasciné et déchiré. Il ne pouvait pas en être autrement pour les insulaires. Les rivalités de classe et de race étaient trop vives. […] Le terrain de cricket était de ce fait une scène sur laquelle des personnalités sélectionnées jouaient des rôles chargés de signification sociale.»

L’intellectuel noir et anglais et caribéen qui débarque au centre de l’Empire est, ainsi que le résume Joshua Jelly-Shapiro, tout à la fois un pur produit de l’Empire et son ennemi acharné. Il apporte dans sa valise son essai sur l’autodétermination des Indes occidentales et un roman, Minty Alley, qui sera, en 1936, le premier roman écrit par un Noir caribéen à être publié en Angleterre.

Installé à Londres, membre de l’Independent Labour Party (ILP), il dévore Marx, Lénine, Trotsky et Staline. Son opinion faite, il adhère au Marxist Group trotskiste qui pratique l’entrisme au sein de l’ILP et collabore à diverses revues de gauche comme The New Leader et Controversy.

En 1980, dans une interview, James affirme être devenu marxiste sous l’influence de deux livres, l’Histoire de la révolution russe de Léon Trotsky, parue la même année que son arrivée à Londres, et Le déclin de l’Occident d’Oswald Spengler. Il est impossible de cacher un certain étonnement face à cette juxtaposition de deux ouvrages tellement différents : le premier est un classique de l’historiographie marxiste, tandis que le second est un texte typique de la pensée conservatrice allemande du début du vingtième siècle. Évidemment, ce qui explique la fascination de James pour Spengler n’était pas les idées politiques qu’il pouvait trouver dans cette oeuvre, mais plutôt sa critique radicale de la modernité en tant que forme de civilisation. Il voulait rattacher sa dénonciation du racisme et du colonialisme à un refus de la civilisation occidentale dans son ensemble.

Pour un jeune intellectuel comme James, éduqué dans le milieu culturel pragmatiste et positiviste de l’Empire britannique, la découverte du Kulturpessimismus (le « pessimisme culturel » de la révolution conservatrice allemande), même dans sa version réactionnaire, pouvait apporter des idées nouvelles. Il s’approprie cette critique de la modernité en la réinterprétant à la lumière du marxisme.

En 1937, il publie un ouvrage consacré à la dégénérescence stalinienne de la Révolution russe et de l’Internationale communiste : « World Revolution 1917-1936 : The Rise and Fall of the Communist International ». Remarqué par Léon Trotsky et George Orwell, lui aussi membre de l’ILP et qui est alors au combat en Espagne, le livre est vilipendé par la presse stalinienne, boycotté par les librairies du Parti communiste de Grande-Bretagne et interdit à l’exportation vers l’Inde par le Colonial Office.

Il séjourne aussi à Paris au cours de l’hiver 1932-1933 et en 1934-1935 pour travailler à son histoire de la révolution de Saint-Domingue. Celle-ci prend d’abord la forme d’une pièce de théâtre consacrée à Toussaint Louverture, qui est montée à Londres en 1936 avec Paul Robeson dans le rôle-titre. En 1938, il traduit en anglais le Staline de Boris Souvarine.

Dans sa préface à l’édition française de 1983 des Jacobins noirs, James raconte que c’est en arrivant en Grande-Bretagne qu’il a « pris contact avec le marxisme » et que son rapport à la « civilisation occidentale » s’est construit à partir de deux sources fondamentales : la révolution « anti-française » de Saint-Domingue et le marxisme. Dans le numéro spécial que lui consacre la revue Radical America en 1970, Martin Glaberman synthétise en quelques lignes la « personnalité » de C. L. R. James : « Théoriquement et historiquement, il était immergé tout à la fois dans le monde industriel et dans le monde sous-développé. […] Originaire d’un pays colonial qui avait encore à faire sa propre histoire, James avait échappé au profond pessimisme des intellectuels européens qui avaient subi défaite sur défaite, défaites qui avaient débouché sur les camps de travail et les camps de la mort.»  

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