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5 avril 2008 6 05 /04 /avril /2008 19:11

En février 1957, Castro était donné pour mort après un catastrophique débarquement à Cuba. Perdu dans la montagne avec une poignée de rebelles, il semblait condamné à l’oubli. La rencontre avec un journaliste du “New York Times” allait lui conférer une stature internationale. Récit d’une résurrection médiatique.

Lors de son dernier voyage aux Etats-Unis, à l’occasion du Sommet du millénaire de l’ONU, en septembre 2000, Fidel Castro trouve le temps de se rendre au New York Times. Alors qu’il déambule dans les couloirs du célèbre quotidien, devant les portraits de personnalités qui ont marqué le siècle, il s’exclame soudain : “Où se trouve le portrait d’Herbert Matthews ? Ça, c’était un journaliste !“  Mais malgré trente-six ans de service comme grand reporter et éditorialiste, Herbert Matthews ne fait pas partie des légendes officielles du New York Times.

En revanche, à 2500 kilomètres de Manhattan, au Musée national de la révolution de La Havane, le journaliste américain a trouvé place dans une vitrine, au beau milieu d’uniformes militaires élimés, de portraits de révolutionnaires et de vieux fusils. On l’aperçoit sur une petite photo en noir et blanc, assis en pleine forêt, cigare aux lèvres et carnet de notes à la main. A ses côtés, le jeune Fidel Castro s’allume lui aussi un cigare.

“DÉBARQUEMENT PATHÉTIQUE”

Cette scène méconnue s’est déroulée en février 1957, dans le crépuscule humide de la Sierra Maestra, une zone montagneuse à l’est de Cuba. Trois mois plus tôt, Castro se trouvait encore au Mexique, où il s’était exilé après avoir purgé un an et demi de prison pour sa participation, le 26 juillet 1953, à l’attaque de la Moncada, un baraquement de l’armée de Batista à Santiago. Convaincu que les Cubains, exaspérés par la violence et la corruption du régime, étaient prêts à se soulever, il avait élaboré et vanté publiquement un plan tout simple : il allait déclencher une insurrection populaire à travers le pays en faisant coïncider son débarquement, au sud-est de l’île, avec un soulèvement prévu à Santiago de Cuba.

Le 25 novembre 1956, Fidel Castro et 81 compagnons embarquent donc à bord d’un vieux yacht, le Granma. Chahutée par une forte mer et des pluies torrentielles, la frêle embarcation s’échoue dans les marécages cubains avec deux jours de retard. Les mitrailleuses de Batista sont au rendez-vous. Informé du projet, ce dernier a déjà écrasé sans mal le soulèvement de Santiago. C’est une hécatombe. Les corps de Raul et Fidel Castro sont officiellement identifiés et enterrés par l’armée.

Pourtant, une douzaine de survivants – parmi lesquels les frères Castro et Ernesto Guevara – parviennent à gagner les montagnes. Le 4 décembre 1956, un éditorial du New York Times intitulé “Les violents Cubains” s’interroge sur le but de ce “débarquement pathétique d’environ quarante jeunes hommes se prenant pour une armée d’invasion”. L’éditorialiste n’en revient pas que le chef de cette aventure, Fidel Castro, ait pu délibérément révéler ses plans avant l’opération. “Peut-on imaginer quelque chose de plus fou?” s’interroge-t-il, avant de conclure : “Il n’y a pas la moindre chance qu’une révolte réussisse dans les circonstances actuelles“, en référence à la puissance militaire de Batista.

SON FLAIR EST INTACT

Effectivement, un mois plus tard, la petite bande qui survit dans la forêt avec l’aide des paysans du coin semble condamnée à l’oubli. La presse cubaine étant censurée, Castro comprend qu’il lui faut contacter la presse étrangère pour rallier l’opinion à sa cause. Il envoie un messager à Ruby H. Phillips, la correspondante du New York Times à La Havane. Trop connue des autorités locales pour entreprendre elle-même ce reportage, Phillips contacte le journal à New York qui dépêche alors Herbert Matthews.

Déguisés en touristes, Matthews et sa femme Nancy partent pour la province d’Oriente, où ils retrouvent les hommes de Castro dans la ville de Manzanillo. La nuit tombée, les rebelles conduisent Matthews à travers les champs de canne à sucre et franchissent un barrage de l’armée en le faisant passer pour un riche investisseur américain. Ils finissent par couper à pied dans la forêt. La pente est raide, le sol glissant. Certes, Matthews en a vu d’autres : il a couvert la guerre civile espagnole, la campagne d’Italie… Mais à 57 ans, ce type grand et mince n’est plus au faîte de sa forme.

Son flair, en revanche, est intact. Alors qu’il attend toute la nuit, assis sur une couverture, l’arrivée du chef des rebelles, Matthews pressent qu’il s’agit peut-être d’un moment historique. En effet. Le jeune Fidel Castro finit par le rejoindre et lui accorde un entretien de trois heures – le scoop de sa vie. “Il y avait un reportage à écrire et une censure à braver, écrira Matthews dans ses Mémoires. C’est ce que j’ai fait, et ni Cuba ni les Etats-Unis n’allaient être les mêmes après cela.”

Deux jours plus tard, Nancy dissimule dans sa gaine les notes de son mari, qui portent la signature de Castro comme gage d’authenticité, et les Matthews rentrent aux Etats-Unis. Les 24, 25 et 26 février 1957, le New York Times publie trois grands articles, dont deux en première page. Ils décrivent en détail la corruption du régime et les atrocités commises par l’armée, tout en dénonçant le soutien militaire et diplomatique des Etats-Unis au régime de Batista.

REBELLE CHARISMATIQUE

Cette analyse récuse catégoriquement la ligne officielle qui fait de Cuba une île prospère et docile, gouvernée par un régime favorable aux intérêts des Etats-Unis – vision qui perdure au sein du gouvernement et du public américain, malgré les signes croissants du fort mécontentement populaire. Matthews fait l’éloge de tous les groupes d’opposition, mais il distingue et propulse sur le devant de la scène Fidel Castro et le Mouvement du 26-Juillet (ce jour où, trois ans et demi plus tôt, Castro attaquait la Moncada).

Il est subjugué par ce rebelle charismatique de 30 ans. Il relève que son programme politique est assez vague, mâtiné de nationalisme, d’anticolonialisme et d’anti-impérialisme, mais souligne que Castro n’éprouve aucune animosité à l’égard des Etats-Unis.

Le journaliste estime que ces rebelles sont porteurs d’”un changement radical et démocratique pour Cuba, et donc anticommuniste”. Enfin, il annonce que les guérilleros “dominent” militairement la Sierra Maestra et humilient régulièrement la fleur de l’armée cubaine. Il cite Fidel Castro décrivant ses troupes, “des groupes de dix à quarante combattants”, et évalue lui-même l’entourage du guérillero à une quarantaine d’hommes. En réalité, le Mouvement du 26-Juillet ne compte pas plus de dix-huit compañeros, certes motivés et solidement idéalistes, mais mal armés et complètement isolés.

Deux ans plus tard, Castro racontera, à l’Overseas Press Club, à New York, devant un Herbert Matthews un peu gêné, comment il trompa le reporter : durant l’interview, ses hommes échangèrent leurs fripes et tournèrent autour du journaliste pour lui donner l’impression qu’ils étaient plus nombreux. Raul interrompit même l’entretien pour donner des nouvelles d’une “seconde colonne”  imaginaire.

Enragé par les articles du Times, Arthur Gardner, l’ambassadeur des Etats-Unis à La Havane, se hâte de rassurer Washington : Batista a la situation “bien en main”. Le commandant militaire de la province d’Oriente, dont les hommes sont chargés d’éliminer les derniers rebelles, affirme d’ailleurs que “les déclarations de cet homme de presse nord-américain sont absolument fausses car il est physiquement impossible de se rendre dans la zone où l’interview imaginaire a prétendument eu lieu. Personne ne peut pénétrer cette zone sans être vu”. “A mon avis”, conclut-il, Matthews “n’a jamais mis les pieds à Cuba”.

Dans l’île, toutefois, les articles font l’effet d’une bombe. Castro, qui a envoyé un de ses hommes à New York pour les photocopier en urgence, fait distribuer sous le manteau des milliers de copies, de La Havane à Santiago de Cuba. Quel ques jours plus tard, Batista lève temporairement la censure, permettant aux radios et journaux locaux de commenter les articles du Times : tous les opposants au régime apprennent ainsi que Castro est vivant, et que la lutte continue. Une propagande inespérée.

Pour sauver la face, le ministre de la défense cubain déclare alors que “Monsieur Matthews n’a pas interviewé l’insurgé communiste Fidel Castro” et que “l’interview et les aventures décrites par le correspondant Matthews peuvent être considérées comme le chapitre d’un roman de fiction”. Il s’étonne même de ce que le reporter n’en ait pas profité pour se faire photographier avec Castro afin d’authentifier cette fable. Le New York Times s’empresse alors de publier la déclaration du ministre… accompagnée de la photo, prise par l’un des rebelles, désormais exposée au Musée de La Havane. Batista est convaincu qu’il s’agit d’un montage.

Mais le président de la Banque nationale de Cuba a compris. Il lui souffle alors : “Si c’est publié dans le New York Times, c’est vrai à New York, vrai à Berlin, vrai à Londres et vrai à La Havane. Vous pouvez être certain que le monde entier croit à cette histoire.”  La suite est connue. Le 8 janvier 1959, après deux ans de combats, Fidel Castro fait une entrée triomphale à La Havane avec des milliers de guérilleros. Cela fait maintenant deux ans qu’Herbert Matthews, devenu le “Monsieur Cuba” du New York Times depuis cette fameuse interview, écrit presque tous les articles et les éditoriaux sur le sujet. Jamais il ne s’est départi de sa première impression : Castro, répète-t-il, n’est pas un communiste. Il implore les Américains d’ignorer son mauvais caractère et ses déclarations intempestives. Il les enjoint même de soutenir cette révolution sociale et les prévient que, dans le contexte de la guerre froide, la détérioration des relations avec Cuba ferait tomber l’île dans l’escarcelle des communistes qui tentent déjà, là-bas, de s’approprier la révolution.

RESPONSABLES DE L’ÉCHEC

Mais en 1960, la ligne rouge est franchie : la réforme agraire heurte directement les intérêts économiques américains et les relations diplomatiques se tendent dangereusement. Au sein du New York Times, Matthews est graduellement marginalisé, jugé coupable de subjectivité. Il continue d’écrire des éditoriaux mais n’est plus envoyé sur place. En janvier 1961, le président Eisenhower rompt les relations diplomatiques avec La Havane; la révolution glisse vers le communisme – les Etats-Unis ont perdu Cuba. Pour la droite américaine, les alliés de Batista et la presse conservatrice, Herbert Matthews et le New York Times sont, et demeurent aujourd’hui, les responsables de cet échec.

En 1960, l’ambassadeur Earl T. Smith, qui remplace Gardner, accuse le journaliste d’avoir influencé le département d’Etat américain. Devant le sous-comité du Sénat aux affaires intérieures, il annonce que les articles du New York Times “ont permis à Castro d’acquérir une stature internationale et une reconnaissance mondiale. Jusque-là, Castro n’avait été qu’un autre de ces bandits des montagnes d’Oriente (…)”. La même année, une caricature parue dans la revue conservatrice The National Review montre Castro, à cheval sur Cuba, avec cette légende : “J’ai trouvé mon job dans le New York Times.”  Dans une lettre adressée à son ami Ernest Hemingway, rencontré pendant la guerre civile espagnole, Matthews raconte que des manifestants se sont groupés devant l’immeuble du New York Times pour protester contre lui. “Qu’est-ce que je ne dois pas subir ces temps-ci”, se plaint-il. Il est profondément déçu par la tournure que prennent les événements, tant à Cuba qu’aux Etats-Unis. Mais il reste persuadé qu’il ne s’est pas trompé, que Castro n’était pas communiste, qu’il a opéré un rapprochement pragmatique avec ce parti seulement à partir de 1960.

Après avoir reçu des menaces de mort, le journaliste est placé sous protection du gouvernement. Il doit quitter préci pitamment l’estrade de l’université du Nouveau-Mexique suite à une alerte à la bombe. Il est aussi exclu de l’Association interaméricaine de la presse et préfère éviter l’Overseas Press Club. En 1965, Eisenhower lui-même l’accuse d’avoir, “presque à lui tout seul”, fait de Castro “un héros national”.

Même après sa mort, en 1977, vingt ans après sa rencontre avec Fidel Castro dans la Sierra Maestra, Matthews est resté dans le collimateur des conservateurs. En 1987, William Ratliff, un chercheur de la Hoover Institution de l’université Stanford, dira encore : “Rarement dans l’histoire un seul écrivain aura donné le ton avec autant d’influence (…) quant à un personnage, un mouvement, un phénomène historique.”  Herbert Matthews niera toujours avoir “fait” Castro. A ses yeux, il s’agissait “d’un homme promis à une destinée hors du commun qui aurait fini de toute façon par s’imposer”. C’est fort probable. Mais les articles du New York Times ont peut-être accéléré le cours de l’histoire.

Deux ans plus tard, Castro racontera comment il trompa le reporter. Raul interrompit même l’entretien pour donner des nouvelles d’une “seconde colonne”  imaginaire.`

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