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23 juillet 2016 6 23 /07 /juillet /2016 14:38

ANATOMIE D UNE PERIODE D EXCEPTION POLITIQUE

Vous trouverez ci-dessous le dernier paragraphe d’un message d’Hugo Melchior de bilan du mouvement social contre la loi travail du printemps 2016.

Le message est disponible en totalité si vous consultez le site de la revue Contretemps à l’adresse ci-dessous.

Bernard Fischer

http://www.contretemps.eu/interventions/anatomie-période-exception-politique

Des mouvements de grève demeurés limités, malgré la disponibilité des directions syndicales pour leur généralisation

Par Hugo Melchior

Cette fois-ci, aucun procès en « renoncement » ne peut être raisonnablement fait à la direction de la Confédération Générale du Travail (CGT). En effet, une fois n’est pas coutume, encouragée par son congrès de Marseille, qui tomba en plein mouvement et au cours duquel l’extrême gauche pesa remarquablement, le syndicat appela par la bouche de son secrétaire général, Philippe Martinez, le 24 mai 2016, à « une généralisation des grèves partout en France dans tous les secteurs », ce qui revient en réalité à convoquer la mythique grève générale, chose que la CGT s’était abstenue de faire en 2010. L’Union Syndicale Solidaire (USS) et la CGT Force Ouvrière déposèrent de la même façon des préavis de grèves reconductibles et appelèrent le maximum de salariés à durcir le mouvement le plus possible en cessant durablement le travail. Les directions syndicales paraissaient donc bien disposées à contraindre le gouvernement par tous les moyens légaux, quitte à en passer par une paralysie, fut-elle partielle, de l’économie. Elles s’en remettaient à la base par le biais des assemblées générales de salariés pour trancher la question des modes d’action.

Or, cet appel à la généralisation des grèves demeura très largement un vœu pieux. Si l’on se réfère au conflit de 1995 contre les projets d’Alain Juppé à propos de la réforme de la sécurité sociale et des régimes spéciaux de retraite de la Société Nationale des Chemins de Fer (SNCF) et de la Régie Autonome des Transports Parisiens (RATP), on remarque que les grèves furent alors très massives, marquant le retour du mouvement social sur la scène et l’ouverture d’une nouvelle période politique, celle de la résistance à « la nouvelle raison du monde », après les longues « années d’hiver ». Avec l’arrêt total des transports collectifs, des métros, des bus et du Réseau Express Régional (RER), avec les grèves qui touchèrent la Poste, l’éducation nationale, Electricité De France (EDF), Gaz De France (GDF) et certaines grandes administrations, le nombre de jours de grève pour la seule année 1995, de cinq à six millions selon les sources, fut de cinq à six fois plus important que celui concernant la période de 1982 à 1994 et c’est rapidement l’image d’une « France à l’arrêt » qui s’imposa à l’époque dans les représentations.

En 2016, les grèves sont demeurées cantonnées à quelques secteurs clés, SNCF, RATP, routiers, agents portuaires, dockers et centrales nucléaires. Si ces secteurs ont pour dénominateur commun de disposer d’une capacité de « nuisance » très élevée du point de vue de l’ordre existant, les mouvements de grève sont demeurés limités à la fois dans le temps et dans leur ampleur, à l’exception notable des salariés des raffineries. En effet, comme en 2010, ces dernières auront été le fer de lance du secteur privé mobilisé. La cessation d’activité, jusqu’à vingt jours pour certains salariés, conduira à des ruptures totales ou partielles d’essence dans plus de mille cinq cent sur douze mille stations d’essence, processus alimenté, par ailleurs, par des actions de blocage des dépôts de carburants conduites conjointement par des étudiants, des privés d’emploi et des syndicalistes, comme celui de Vern sur Seiche, près de Rennes, donnant naissance à des « rencontres improbables ».

Ainsi, la France n’a pas connu de paralysie prolongée ni de son économie, ni de ses principaux moyens de communication. Elle ne s’est pas retrouvée figée et entravée et la très grande majorité des secteurs d’activité, et par voie de conséquence la quasi-totalité des trois millions neuf cent mille entreprises privées, furent totalement épargnées par les grèves, sans compter les trois grandes fonctions publiques et leurs cinq millions quatre cent mille fonctionnaires.

Mai 2016 n’aura pas été, en dernière analyse, un nouveau Mai 1968, contrairement aux espoirs de nombre de contestataires, ne connaissant à aucun moment une montée irrésistible du nombre de salariés en grève. On aurait pu penser que ceci serait compensé par d'autres formes, les grèves actives étant remplacées par le mouvement d’occupation de places. Mais le phénomène politique du mouvement des Nuits Debout, débuté le Jeudi 31 Mars 2016, se caractérisa d’abord par la faiblesse du nombre des participants, en dépit d’une relative rotation, que ce soit à Paris, quelques milliers de personnes rassemblées en moyenne chaque soir, ou ailleurs en France, quelques centaines de personnes, comme à Rennes, que par son incapacité à se structurer et à se fédérer à l’échelle du pays en s’accordant, par exemple, sur une plate-forme revendicative commune, mais aussi à se fixer un but politique clairement défini, qui dépasserait la seule occupation prolongée à ciel ouvert d’un espace réduit.

Cette absence de généralisation des grèves révéla dans toute son acuité ce que l’on nomme la « crise du syndicalisme », débutée à la fin des années 1970, désyndicalisation, désidéologisation, multiplication des déserts syndicaux, essentiellement dans les petites et très petites unités productives, et dilution accélérée de la conscience de classe. De plus, elle apporta la preuve que le droit de grève, droit constitutionnel en théorie, est en réalité un droit fictif, parce qu’inexerçable pour des millions de salariés, notamment ceux soumis aux formes particulières d’emploi, Contrats de travail à Durée Déterminée (CDD), intérim et stages, et/ou subissant une telle pression sociale au sein du monde du travail qu’ils sont empêchés pratiquement de l’exercer librement, indépendamment du coût prohibitif que son recours peut représenter, par ailleurs, pour les millions de salariés à temps partiel ou payés au Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance (SMIC). Dans de telles conditions, la grève générale, souvenir mythique dans la mémoire collective, apparaît plus que jamais comme une perspective chimérique, un mot d’ordre qui ne résiste pas aux évolutions structurelles du mode de production capitaliste en France depuis les années 1980, désindustrialisation, déconcentration et segmentation du marché du travail, et à ses multiples conséquences sur le salariat et ses capacités à résister.

Ainsi, si le gouvernement peut se satisfaire de n’avoir pas cédé à l’opposition de gauche politique et syndicale, quitte à brutaliser les contestataires par la médiation des forces de l’ordre, qui mirent en œuvre, sur demande des pouvoirs publics, une véritable stratégie de saturation de l’espace urbain, il est certain que l’adoption de ce projet de loi ne saurait être qu’une victoire à la Pyrrhus. Le coût politique de cette obstination « déraisonnable » du gouvernement de Manuel Valls, qui en agissant de la sorte a définitivement coupé les ponts qui le reliaient encore à des millions d’électeurs de gauche, ressortira à n’en pas douter en 2017 lors des élections pour la présidence la république, et cela d’autant plus que cette dernière apparaît déjà perdue pour la grande majorité des électeurs des gauches.

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