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27 février 2008 3 27 /02 /février /2008 22:50
Scène d'émeute,"scène de
crime"
 
LE MONDE | 26.02.08 | 14h33  •  Mis à jour le 26.02.08 | 14h33

 C'est bien en France, à quelques kilomètres de Paris, que des quartiers sont survolés par des hélicoptères les nuits de violences urbaines. Le bourdonnement est continu, à quelques dizaines de mètres de hauteur, au-dessus de policiers en patrouille. Un puissant projecteur balaie les toits des immeubles, les rues sombres, les parkings et les habitants qui osent sortir. Impression d'être ailleurs, dans un contexte de guerre civile. Mais c'est bien aujourd'hui en France, et cela risque d'être de plus en plus courant.
 
C'est aussi en France que la police prévoit de développer le recours aux drones pour surveiller ces territoires sans être repérée. En France, que les policiers s'équipent pour patrouiller dans les cités comme s'ils partaient au combat. Des "Robocop", disent joliment les habitants de banlieue, avec gilets pare-balles, casques de protection et Flash-Ball pointés sur la population. En France, encore, que les CRS patrouillent au ralenti dans les cités, établissent des barrages et fouillent les véhicules en s'appuyant sur des réquisitions normalement exceptionnelles, mais signées à la chaîne par les procureurs de la République.
Depuis deux ans, depuis les émeutes de l'automne 2005, le ministère de l'intérieur a fait de la répression des violences urbaines une "priorité absolue". Parce que les émeutiers bousculent l'"autorité de l'Etat" sur "leurs" territoires. Parce qu'ils ne jettent plus simplement des pierres mais ont franchi un seuil en cherchant à tuer des policiers. Parce qu'ils ont endossé, après d'autres, le costume d'"ennemis publics numéro un" de la société française.
A Villiers-le-Bel (Val-d'Oise), fin novembre 2007, après le décès de deux adolescents dans un accident avec une voiture de police, cette logique a conduit à la mobilisation d'une armée de policiers : face à ce que le ministère de l'intérieur a décrit comme une "guérilla urbaine", 1 000 hommes, dont des tireurs d'élite, ont été déployés dans la cité, appuyés par un hélicoptère. Trois mois plus tard, le même dispositif a été utilisé pour interpeller les participants présumés à ces émeutes.
Voilà pour la partie émergée de la lutte contre les violences urbaines. Le reste se joue dans la discrétion des enquêtes policières. Dans la recherche de condamnations exemplaires. Dans la volonté de briser les "bandes". "Mettez les moyens que vous voulez, mais vous les retrouvez", s'est exclamé Nicolas Sarkozy à propos des émeutiers de Villiers-le-Bel. Message reçu par la hiérarchie policière. Trente enquêteurs de la police judiciaire de Versailles ont été immédiatement mobilisés. Et la PJ s'est donné des instruments exceptionnels : des milliers de tracts ont été distribués aux habitants pour les inciter à témoigner moyennant des récompenses financières.
Le raisonnement est simple : interpeller les auteurs, c'est réduire le noyau dur des émeutiers ; les faire condamner de manière exemplaire, c'est envoyer un message de fermeté aux autres. "On l'avait déjà expérimenté en 2005, raconte le patron des renseignements généraux (RG) d'un département de la banlieue parisienne. Lorsqu'on avait plusieurs tribunaux, avec des politiques pénales plus ou moins sévères, on a immédiatement mesuré la différence sur le terrain. Là où les condamnations étaient dures, les incidents se sont rapidement arrêtés. Ailleurs, ça a duré plus longtemps."
La police agit désormais pour les violences urbaines comme pour les crimes les plus graves. Recherche d'empreintes, d'ADN, vérification de la téléphonie à grande échelle, enquêtes de voisinage, activation des "indics", recours aux "témoins anonymes", garde à vue pouvant aller jusqu'à quatre-vingt-seize heures - comme pour le terrorisme : depuis deux ans, la police utilise tous les moyens humains, juridiques et scientifiques pour faire condamner les émeutiers. "Sur ces affaires, la pression politique et médiatique est énorme, explique David Skuli, directeur départemental de la sécurité publique de la Seine-Saint-Denis, sans doute le policier le plus exposé de France. La difficulté, c'est qu'il s'agit généralement d'infractions collectives alors que nous devons établir des responsabilités individuelles."
La police a progressivement mis au point une méthodologie d'enquête diffusée en interne sous forme de "retours d'expériences". "L'affaire des Tarterêts (Essonne), en septembre 2006, a marqué un tournant. Vu la gravité des faits, on a mis des moyens d'enquête extrêmement importants. Et comme cela a fonctionné, c'est devenu une référence", explique un responsable de la direction centrale de la sécurité publique.
Cet épisode de violence a témoigné, aux yeux des policiers, d'une évolution inquiétante, validée ensuite par les émeutes de Villiers-le-Bel : une haine des "keufs" qui se traduit par la volonté de tuer. Le 19 septembre 2006, vers 21 h 45, deux CRS sortent de leur véhicule au coeur des Tarterêts, cité sensible de Corbeil-Essonnes, pour interpeller des jeunes qui viennent de leur lancer des pierres. Quinze à vingt personnes se jettent sur eux, les frappent à coups de poings, de pieds et à l'aide d'une barrière métallique. L'un d'eux sera grièvement blessé. Un véritable "lynchage", selon les termes du jugement rendu par le tribunal correctionnel d'Evry un an plus tard.
Dans les minutes qui suivent, les forces de l'ordre lancent des investigations extrêmement poussées. Comme pour un meurtre. A la recherche d'empreintes ou de traces ADN, les enquêteurs ramassent tout ce qui traîne. La barrière utilisée par les assaillants. Les bouteilles et canettes abandonnées. Les restes de pizza. Au total, 89 "scellés" sont transmis aux laboratoires de la police scientifique.
"La logique est de ne plus se contenter du maintien de l'ordre, mais de conduire immédiatement les premières enquêtes judiciaires", explique le commissaire Marcel Faure, patron de la sûreté départementale de l'Essonne. La méthode est jugée exemplaire. Lorsque surviennent des incidents, ailleurs, les enquêteurs suivent la même démarche, transformant les quartiers en véritables "scènes de crime". "la seule différence avec un crime habituel, c'est qu'on ne se trouve pas à l'échelle d'un appartement, mais d'un quartier", explique M. Faure.
Comme à Saint-Dizier, en Haute-Marne, où, en octobre 2007, les hommes de la police scientifique entament leurs recherches sous la protection des CRS, alors que les forces de l'ordre viennent à peine de reprendre le contrôle du quartier. Dans la nuit, flotte encore l'odeur des voitures brûlées et la fumée des bâtiments incendiés. Un puissant projecteur éclaire les décombres de la MJC. Pendant six heures, sur plusieurs centaines de mètres carrés, les policiers fouillent, remuent les cendres, effectuent des prélèvements. Les pierres utilisées pour briser les vitres. Les barres de fer qui ont servi au saccage. Les mégots abandonnés, les traces de sueur sur les bouts de bois, les restes de crachats, parce que, dixit un enquêteur, "les jeunes des cités crachent beaucoup".
Les policiers parviennent à identifier sept traces d'ADN, dont quatre correspondent à des individus fichés. "L'ADN est un élément précieux, mais n'est pas suffisant", explique le commissaire Michel Klein, responsable de l'enquête. Les policiers épluchent tous les appels téléphoniques passés sur la zone pendant les violences "pour savoir qui se trouvait à quel endroit, à quel moment". Ils récupèrent les bandes vidéo des caméras de surveillance, surveillent les sites Internet : l'expérience a prouvé que les émeutiers pouvaient être tentés de mettre en scène leurs actions.
"On visionne systématiquement les vidéos et les photos sur les téléphones portables. Il arrive qu'on trouve des images intéressantes où on voit un copain à côté d'une voiture en train de brûler", note Jean-André Graviassy, directeur de la sécurité publique de l'Essonne. A Trappes, dans les Yvelines, les auteurs de l'incendie d'un bus, en octobre 2006, ont été retrouvés grâce à la vidéo mise en ligne sur Internet. Il a suffi aux enquêteurs de remonter le fil des traces laissées par le vidéaste.
Mais la police scientifique et technique est rarement suffisante. Car, dans ce jeu du chat et de la souris, les policiers ne sont pas les seuls à s'adapter. Les émeutiers ne se nourrissent pas uniquement des séries télévisées qui décrivent l'univers policier. Pendant les procès de leurs proches, ils bénéficient d'une véritable formation continue aux techniques d'enquête. Et agissent en conséquence : enlever la puce de son portable, s'équiper de talkies-walkies, éviter les zones couvertes par des caméras, porter une cagoule et des gants.
Face à ces difficultés, le renseignement humain est devenu déterminant. Les enquêteurs sont souvent convaincus de connaître les "noyaux durs" à l'origine des faits. Dans la plupart des cas, les émeutes répondent à un incident intervenu un peu plus tôt. Une interpellation qui se passe mal. La condamnation d'un habitant. Le démantèlement d'un trafic. Ce qui donne une première piste aux enquêteurs.
Les renseignements généraux tentent aussi de faire remonter des informations, mais les résultats restent médiocres. Dans l'affaire des Tarterêts, trois notes des RG ont été versées au dossier. Réalisées à partir d'une "source sûre et à protéger", elles impliquent cinq individus suspectés d'avoir participé aux violences. Au final, deux seulement seront poursuivis et un seul condamné.
Judiciairement, ces éléments sont de toute façon compliqués à exploiter. "Le renseignement fournit un indice, mais pas une preuve judiciaire", résume David Skuli. A Villiers-le-Bel, un tiers des 36 personnes interpellées le 18 février ont été relâchées dans les 48 heures. "Certaines informations qui nous venaient de sources sérieuses sont infondées", a sobrement commenté le procureur de la République de Pontoise, Marie-Thérèse de Givry.
Dans ces enquêtes, les policiers se heurtent au silence comme à un mur. Les relations entre habitants et forces de l'ordre ne cessent de se dégrader. "Aucune enquête de voisinage n'était possible après les émeutes", reconnaît le commissaire Jean Espitallier, directeur régional de la police judiciaire de Versailles, chargé des investigations à Villiers-le-Bel.
La collaboration des habitants est difficile à obtenir - y compris lorsque les faits sont condamnés par la population. Dans l'enquête sur la mort de Jean-Jacques Le Chenadec, un habitant de Stains décédé pendant les émeutes de 2005 après une altercation, les policiers pensaient avoir trouvé l'auteur des coups portés. Après dix-huit mois d'enquête, ils interpellent un jeune homme et le placent en garde à vue sur la base de rumeurs affirmant qu'il se serait vanté de l'agression. Son frère décide de prouver son innocence. En moins de deux jours, il retrouve le véritable agresseur et le convainc de se présenter au commissariat. Celui-ci a ensuite reconnu les faits. "Dans la cité, on savait très bien qui étaient les auteurs", se désole Alain Jakubowicz, l'avocat de la veuve.
La crise de confiance se double de la peur d'éventuelles représailles. Le premier appel à témoins lancé par la PJ, qui avait distribué des tracts dans les boîtes aux lettres à Villiers-le-Bel, n'a donné aucun résultat. "Des élus nous ont expliqué que les habitants craignaient une manipulation des voyous qui auraient cherché à savoir qui allait parler", raconte le commissaire Espitallier.
A Draveil, dans l'Essonne, pendant l'été 2007, un groupe de jeunes a incendié des véhicules et proféré des menaces de mort à l'encontre de voisins qui avaient osé témoigner. Le tribunal correctionnel les a condamnés à des peines d'un à sept mois de prison ferme. Dans l'affaire de Villiers-le-Bel, un adjoint de sécurité qui avait témoigné devant le tribunal a été roué de coups, une fois revenu dans son quartier. "La parole n'est pas libre. Il existe une peur sourde dans certains quartiers, instaurée par une minorité d'individus et ressentie par la majorité", tonnait le procureur de la République, Rodolphe Jarry, lors du jugement de l'affaire des Tarterêts.
Face à cette "loi du silence", les témoignages sous X... constituent un recours de plus en plus fréquent. La loi prévoit que cette disposition, instituée en 2001 par le gouvernement Jospin, et étendue en 2002 aux crimes et délits punis d'au moins trois ans d'emprisonnement, est normalement exceptionnelle. Un juge des libertés et de la détention (JLD) doit se prononcer sur chacune des demandes. Les policiers établissent ensuite deux dossiers distincts pour éviter que l'identité du témoin apparaisse.
Pour les violences urbaines, le recours à l'anonymat est pourtant devenu systématique. A Saint-Dizier, les enquêteurs ont recueilli une vingtaine de témoignages sous X. "Certains témoignages ont été importants parce qu'ils ont permis de recouper la présence d'individus en nous donnant, notamment, des indications sur leurs tenues vestimentaires", indique Michel Klein. Pour l'agression des deux CRS dans le quartier des Tarterêts, les investigations se sont appuyées sur les déclarations anonymes d'un homme qui téléphonait à proximité des lieux et qui s'est rapproché pour voir ce qui se passait.
"Pour être utilisable à l'audience, un témoignage sous X doit être le plus circonstancié possible. Mais si le procès-verbal est trop détaillé, il y a un risque évident que le témoin soit reconnu", relevait Jacques Beaume, procureur de la République de Marseille à l'époque de l'incendie du bus où se trouvait Mama Galledou, en 2006. Cette contrainte interdit quasiment les témoignages de gardiens d'immeubles, bien informés mais faciles à identifier.
Quantitativement, pourtant, l'essentiel se déroule dans l'ombre des comparutions immédiates. Sans enquête approfondie, sans recherche ADN, sans recours à des témoins - hormis les policiers eux-mêmes. A la chaîne, par dizaines, loin des affaires médiatisées, des jeunes hommes comparaissent pour violences, rébellion, incendie, voire "participation à un attroupement armé". "C'est généralement la parole d'un policier contre la parole d'un jeune. Le premier dit avoir reconnu le second qui lançait une pierre ou allumait un incendie, et le second réfute", relève Damien Brossier, avocat à Evry, fin connaisseur des problématiques de banlieue.
Ce mode de traitement judiciaire s'était vérifié lors des émeutes de 2005. Pour la Seine-Saint-Denis, par exemple, 115 des 122 majeurs poursuivis avaient été jugés en comparution immédiate, le plus souvent avec des avocats commis d'office. Dans la plupart des cas, les interpellations ont lieu dans les minutes qui suivent les incidents. Les policiers reconnaissent des "individus" en fonction de leur couleur de peau ("type européen" ou "type NA", pour Nord-Africain) et de leurs vêtements. L'ensemble de la procédure repose sur leurs déclarations - malgré les risques de confusions lorsque les violences ont eu lieu dans l'obscurité avec des jeunes cagoulés.
Sur un panel de 25 jugements prononcés en 2006 en Seine-Saint-Denis, les chercheurs Aurore Delon et Laurent Mucchielli ont relevé que, dans 21 affaires, les interpellations avaient été réalisées dans la demi-heure "généralement à l'issue d'une course-poursuite". "L'impression d'ensemble est que, dans la cohue, les policiers ont souvent attrapé ceux qui couraient moins vite que les autres", soulignent les deux sociologues après avoir épluché des dizaines de procès-verbaux.
Les tribunaux n'hésitent certes pas à relaxer les prévenus lorsque les dossiers ne tiennent pas. A Bobigny, en Seine-Saint-Denis, la cour d'assises des mineurs a ainsi acquitté deux adolescents accusés d'avoir incendié un bus où se trouvait une femme handicapée, grièvement brûlée, en novembre 2005. Faute de preuves, le tribunal correctionnel d'Evry, dans l'Essonne, a relaxé deux participants supposés à l'incendie d'un bus à Grigny, en octobre 2006. Pour les émeutes de 2005, une étude du Conseil d'analyse stratégique (CAS) a montré que, pour la Seine-Saint-Denis, 35 % des majeurs poursuivis avaient été relaxés à cause de l'insuffisance des dossiers.
Mais les tribunaux prononcent généralement des peines très sévères, correspondant aux consignes de fermeté des parquets et s'inscrivant dans le durcissement continu des textes de loi. Depuis 2002, le législateur n'a cessé de créer de nouveaux délits (guet-apens à l'encontre de policiers, par exemple) ou de durcir ceux existant (incendie commis en bande organisée, passible de vingt ans de réclusion).
Cette politique d'extrême sévérité se lit dans les jugements prononcés. A partir de l'étude, sur quarante ans, des infractions sur "dépositaires de l'autorité publique" (outrages, rébellions, etc.), le sociologue Fabien Jobard a mis en évidence que les condamnations étaient de plus en plus lourdes. "La part des peines de prison est passée de 10 % des sanctions en 1985-1994 à 20 % environ dix ans plus tard", indique le chercheur. Des sanctions accompagnées d'amendes plus importantes.
Cette tendance se retrouve dans les procès de ces deux dernières années, singulièrement pour les décisions les plus récentes. A Cergy, en juin 2007, l'auteur d'un incendie de voiture a écopé de trois ans de prison, dont deux ferme. Dans l'affaire des Tarterêts, jugée en octobre 2007, trois adultes ont été condamnés à six et huit ans de prison. A Toulouse, l'auteur d'un jet de pierre contre un camion de pompiers, en novembre 2007, a été condamné à deux années d'emprisonnement. A Brest, deux majeurs ont écopé, en janvier, de trois et quatre années de prison ferme pour port d'arme et incendie - des peines jugées insuffisantes par le parquet, qui a fait appel.
Pour Villiers-le-Bel, les autorités ont promis, par avance, des sanctions "exemplaires". Conclusion du sociologue Marwan Mohammed : "Les bandes et les émeutiers incarnent aujourd'hui une nouvelle figure du danger social. Ils matérialisent l'insécurité et les peurs collectives - ce faisant, ils justifient un contrôle social toujours plus étroit." Jusqu'où ?
 
Luc Bronner
 
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