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21 août 2022 7 21 /08 /août /2022 14:53

 

 

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Marseille et Port Bou, Hannah Arendt se souvenait de Walter Benjamin

Par Alain Paire

Vendredi 24 Septembre 2021

En 1968, Hannah Arendt évoquait dans un article la gloire posthume et la malchance de son ami. Quelques jours avant ses derniers instants, Walter Benjamin lui confiait son ultime manuscrit.

Pendant ses années d’exil à Paris, à compter de 1933, Hannah Arendt croisait souvent Walter Benjamin. Elle conversait avec lui dans les cafés et ils évoquaient ensemble Charles Baudelaire et Franz Kafka. Walter Benjamin l’avait recommandée à son grand ami, l’historien de la mystique juive Gershom Scholem. Rencontré en 1936, son compagnon de vie Heinz Blücher, qu’elle épousera au mois de janvier 1940, était au jeu d’échecs le seul ami contre lequel Walter Benjamin acceptait de perdre.

Avant de se retrouver à Marseille au mois de septembre 1940, Hannah Arendt, Heinz Blücher et Walter Benjamin, subirent l’opacité de l’administration française, incapable de les percevoir comme des antifascistes contraints d’abandonner leur pays natal. Leur statut de ressortissants allemands faisait d’eux des suspects et des indésirables.

Au mois de septembre 1939, Walter Benjamin et Heinz Blücher sont sommés de se rendre avec vingt mille compatriotes au stade de Colombes, avant d’être conduits dans des camps d’internement. A la fin du mois de mai 1940, Hannah Arendt est parquée avec d’autres femmes au Vélodrome d’Hiver. Le 23 juin 1940, elle est transportée dans le camp de Gurs. Près des Pyrénées, d’après les biographies d’Elisabeth Young-Bruehl et de Laure Adler, il faut endurer la saleté, la misère et l’humiliation, les orages transforment le sol en mer de boue, vingt-cinq personnes meurent chaque jour et quatre mille enfants tentent de survivre aux côtés de neuf mille femmes. Les mâchoires du camp s’ouvrent brièvement et Hannah Arendt est libérée le 20 juillet 1940. Elle rejoint à pied une maison proche de Montauban, l’une des rares villes d’accueil et d’entraide aux réfugiés. Le destin, ou bien le hasard, veut qu’Heinz Blücher vienne l’y retrouver. Tous les deux décident d’aller en vélo jusqu’à Marseille afin d’obtenir leurs visas et leurs billets de transport pour les Etats-Unis.

Arrivé un peu plus tôt, le 17 août 1940, Walter Benjamin a la joie de les revoir sur le Vieux Port. Dans Paris, ils suivaient tous les trois des cours d’anglais, ils voulaient partir pour New-York et il effectue lui aussi des démarches plus ou moins fructueuses auprès de Varian Fry et du consulat américain. Il leur confie son dernier manuscrit, ses thèses sur le concept d’histoire. La bataille pour la publication de ce texte sera longue et Hannah Arendt luttera avec opiniâtreté pour que son inclassable ami ne soit pas exclu du débat intellectuel.

Marseille, quatre semaines, dernier séjour, Walter Benjamin a pris une chambre au 6 de la rue Beauvau, à l’hôtel Continental, dans la proximité de l’Opéra et de la Canebière. Il est né en 1892, il n’a pas cinquante ans. Sa santé est chancelante et sa silhouette s’est épaissie. Parmi ses sorties figure près du Vieux Port un espace qu’il a fréquenté lors de ses passages en 1926 et en 1928, le quatrième étage du local des Cahiers du Sud. Dans une lettre adressée à l’un de ses traducteurs, Pierre Missac, le 28 juillet 1945, Jean Ballard raconte que « Walter Benjamin est venu me voir deux ou trois fois et, comme il souffrait du coeur, il s’imposait une ascension ralentie de dix minutes dans mes escaliers ».

Les terrasses des cafés lui permettent de rejoindre deux de ses vieux amis, le couple d’Elisabeth et de Siegfried Kracauer, ainsi qu’un proche voisin parisien, locataire comme lui d’un studio du 10 rue Dombasle, Arthur Koestler. Plus tard, Arthur Koestler racontera que, à la faveur d’une rencontre sur le cours Belsunce, Walter Benjamin lui offrit une moitié des doses de morphine qu’il gardait constamment à portée de main, en cas de suprême danger. Recueilli par l’historien Robert Mencherini, le témoignage de Stéphane Hessel, venu voir Walter Benjamin rue Beauvau, confirme qu’il est anxieux et abattu, les sourcils froncés en permanence, le pacte germano-soviétique l’attriste profondément et l’Europe vit ses plus sombres temps, c’est le nadir de la démocratie.

L’épilogue de ces journées est à présent ancré dans les mémoires. Pour quitter au plus vite le régime de Vichy, Walter Benjamin décide de franchir à pied la frontière franco-espagnole. Son train part de la gare Saint Charles le 23 septembre 1940. Le 25 septembre 1940, au terme d’une longue escalade, les policiers espagnols lui refusent le passage, un visa français lui fait défaut. Il rebrousse chemin et ses forces l’abandonnent. Il redoute que la Gestapo l’envoie dans un camp. Walter Benjamin se donne la mort pendant la nuit du 26 septembre au 27 septembre 1940, dans la chambre d’un hôtel de Port Bou.

Venue sur place quelques mois plus tard, pas encore partie par Lisbonne pour New York qu’elle atteindra au mois de mai 1941, Hannah Arendt écrit à Gershom Sholem que « le cimetière de Port Bou est à coup sûr l’un des endroits les plus fantastiques et les plus beaux que j’ai vus de ma vie ».

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