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16 mars 2012 5 16 /03 /mars /2012 20:44

 

http://www.liberation.fr/monde/01012391841-maudit-guant-namo

 

Vendredi 24 Février 2012

 

Maudit Guantanamo

 

Innocenté au terme de huit ans passés dans le camp américain, cet algérien est désormais coincé en Gironde

 

Par Luc Mathieu

 

D’une prison à l’autre. D’une cellule de trois mètres carrés à Guantánamo à un F4 dans un HLM de Mérignac (Gironde). Saber Lahmar y vit seul, reclus, sans recevoir aucune visite. Il a beau avoir été reconnu innocent et libéré en 2009 de Guantánamo, au terme de huit années de détention, il reste comme emprisonné. Aux séquelles physiques - des douleurs musculaires et articulaires - s’ajoutent ces cauchemars quasi quotidiens qui lui font ressasser les tortures subies. «Il fait régulièrement des crises de panique. Il ne répond même plus au téléphone», dit Mohammed Habri, son ami commerçant.

 

Prisonnier de ses souvenirs, Saber Lahmar l’est aussi d’une situation administrative absurde. Algérien sans passeport, accueilli par la France sans l’avoir demandé, il n’a aujourd’hui qu’une carte de séjour d’un an. «Je ne veux pas vivre sur le dos des associations humanitaires mais je ne peux pas trouver un travail avec une carte de séjour d’un an. Je ne peux pas non plus sortir du pays pour aller voir ma famille. La France est comme un grand Guantánamo», explique-t-il dans le bureau de son avocat. Il se reprend, inquiet de se montrer injuste. «Je suis bien sûr reconnaissant à la France. Mais je voudrais juste pouvoir vivre normalement», dit-il dans un français hésitant.

 

Son avocat Pierre Blazy, ténor du barreau bordelais, est plus virulent. Il accuse la France, et plus particulièrement l’Elysée, de ne pas avoir tenu ses promesses. «Quel est l’intérêt de notre pays à accueillir quelqu’un comme Saber Lahmar ? Aucun. Si les autorités lui ont proposé de s’installer ici, c’est qu’il y a eu un arrangement, y compris financier, avec les Etats-Unis. Les anciens de Guantánamo qui ont été accueillis au Royaume-Uni ont été indemnisés. Pourquoi pas lui ?» Contacté par Libération, le Quai d’Orsay «assure ne pas avoir connaissance d’un accord financier entre les Etats-Unis et la France». Pointant «le côté kafkaïen» de la situation, Amnesty s’est saisi du cas de Saber Lahmar. «Voilà quelqu’un qui a été innocenté par les autorités américaines après qu’on lui a volé neuf ans de sa vie. Il arrive en France et l’Etat ne lui permet pas de se reconstruire. C’est inhumain, il ne peut que s’isoler et dépérir», estime Geneviève Garrigos, présidente d’Amnesty International France. Saber Lahmar vit avec les deux cent euros mensuels accordés par une association d’aide aux réfugiés. Son loyer est pris en charge. «Comme ma femme et mes deux enfants ne peuvent pas me rejoindre, ils m’ont dit que j’allais déménager dans un studio.»

 

L’ex-détenu de Guantánamo n’a pas revu sa famille depuis le 19 octobre 2001. Il vit alors à Sarajevo (Bosnie-Herzégovine) où il dirige la bibliothèque d’un centre culturel saoudien. «Le centre n’avait rien d’extrémiste. On y proposait aussi bien des formations d’arabe que d’informatique. Tout le monde pouvait venir.» Lui y est arrivé en 1996, après une licence en sciences islamiques obtenue à Médine, en Arabie Saoudite. De son enfance pauvre à Constantine (Algérie), il garde un souvenir «heureux». «Mon père n’était qu’un employé mais il a tout fait pour que ses enfants puissent suivre des études.» A Sarajevo, Saber Lahmar vit une existence qu’il qualifie de tranquille. Il est marié et a deux enfants, un garçon et une fille. Musulman pratiquant mais sans lien avec l’extrémisme, il voit sa vie basculer dans l’absurde et l’arbitraire en début de soirée, ce 19 octobre 2001.

 

Des policiers débarquent chez lui, fouillent appartement et voiture. Ils ne trouvent rien mais placent le bibliothécaire en garde à vue. Il demande ce qui lui est reproché, les policiers répondent : «On n’en sait rien. Ce sont les Américains qui ont voulu qu’on t’arrête.» Le juge lui pose une seule question : «Tu connais Ben Laden ?»«Oui, je l’ai vu à la télé», répond-il. Après trois mois de détention, il est libéré, l’accusation d’avoir fomenté des attentats contre les ambassades américaine et britannique à Sarajevo ayant été abandonnée. Mais alors qu’il s’apprête à franchir les portes de la prison un gardien lui lance : «Toi, tu vas aller à Guantánamo !»«C’est quoi, Guantánamo ?» rétorque Saber Lahmar. Il ne parcourt que quelques mètres sur le trottoir. Des soldats américains l’encerclent, le menottent, lui passent une cagoule. Ils le laisseront les trois jours suivants allongé sur un sol en béton, pieds et chevilles enchaînés.

 

Lorsqu’il arrive à Guantánamo, après dix-sept heures d’avion, il est enfermé dans le camp X-Ray, dans une cage de deux mètres sur un mètre et cinquante centimètres. Hormis deux pauses de vingt minutes par jour, les prisonniers doivent rester assis, tête baissée, les bras passés autour des jambes. S’ils bougent, ils sont passés à tabac. Les interrogatoires commencent. «C’était toujours les mêmes questions. Où et quand j’étais né, combien j’avais de frères et sœurs, etc. Je ne savais toujours pas pourquoi j’étais là. Quand je demandais, on me répondait : "Tu es dans l’enfer américain. On fera ce que l’on veut de toi."»

 

Il change de cellule au bout de trois mois. «Une cage aux parois métalliques avec un cabinet de toilette, un tapis de sol, comme ceux vendus à Décathlon, et un lavabo, mais seuls les gardiens pouvaient faire couler de l’eau.» Les interrogatoires sont incessants. Il se rebelle, refuse de répondre sans arrêt aux mêmes questions. Les tortures commencent. «Parfois, c’était à l’électricité. A d’autres, au gaz lacrymogène. Ils en envoyaient dans la cellule toutes les vingt minutes. Comme il n’y avait aucune aération, à part un interstice sous la porte, c’était vite irrespirable. Il y avait aussi la torture de l’eau : ils me mettaient une éponge dans la bouche et versaient de l’eau. J’avais l’impression que mon ventre allait exploser. Mais, le pire, c’était les médicaments qu’ils mettaient dans la nourriture. Certains m’ont empêché de dormir pendant plusieurs semaines.» Avec d’autres détenus, il entame une grève de la faim. Les gardiens le nourrissent de force. «J’ai recommencé plusieurs fois. Ils attendaient dix-sept jours pour voir si je tenais et après ils me passaient un tuyau dans le nez et versaient une sorte de bouillie. La douleur était terrible.»

 

En septembre 2008, un juge américain estime qu’il n’y a aucune preuve permettant de classer l’Algérien comme «ennemi combattant» et qu’il doit être libéré. Un émissaire de l’ambassade française à Washington se rend à Guantánamo. «Il m’a proposé de venir en France. Il m’a dit que l’on s’occuperait de moi, que j’aurais un logement, un emploi et une voiture. J’ai demandé à aller à Paris ou à Marseille.» Le premier décembre 2009, il atterrit à Bordeaux. «Tout me paraissait extraordinaire, les escalators, les nouvelles voitures. Je n’avais eu aucune information ou aucune image du monde extérieur pendant mes huit années de détention.» Il a, depuis, parlé au téléphone avec ses enfants, aujourd’hui âgés de treize et onze ans. Il a aussi joint ses trois frères et sept sœurs restés en Algérie. Ils lui ont appris que leur mère était décédée en 2006. «Elle n’a su que plusieurs années après mon arrestation que j’étais à Guantánamo. Elle devait penser que j’étais mort.»

 

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