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Gilets jaunes et drapeau rouge
Par Pierre Salvaing
Vendredi 30 Novembre 2018
Le drapeau rouge, il faut d’abord le reconquérir, à propos d’un éditorial de la Tribune des Travailleurs
C’est vrai, le mouvement des Gilets Jaunes n’est pas propre. Il ne montre pas patte rouge et il y a même des risques, ou des chances diront d’autres, qu’il en montre de moins en moins avec le mûrissement inéluctable de la situation.
C’est vrai, il est facile d’en extraire, montrer et démontrer les parties tachées de brun, de salissures racistes, xénophobes et sexistes, les parties qui ne portent manifestement pas la couleur rouge, estampille nécessaire aux yeux de la rédaction de la Tribune des Travailleurs.
Mais il est peut-être possible de voir la question d’un autre angle, plus aigu, c’est-à-dire à mes yeux moins obtus.
D’abord, le mouvement des Gilets Jaunes a, depuis plusieurs semaines, contraint chaque organisation issue de la classe ouvrière, depuis plus ou moins longtemps, à se prononcer par rapport à lui. D’une relativement faible ampleur numérique, au plus fort, de deux ou trois centaines de milliers, il a incontestablement, je crois, recueilli une sympathie générale dans le prolétariat. N’est-ce pas déjà la preuve qu’il n’est pas étranger à la classe ouvrière ?
Parlons en alors, de la classe ouvrière. Le courrier de lecteurs de la Tribune des Travailleurs cite l’Express, « c'est clair et c’est dit, les Gilets Jaunes ne veulent pas du drapeau rouge de la Confédération Générale du Travail (CGT), ni du drapeau de la CGT Force Ouvrière, celui de la Confédération Française Démocratique du Travail (CFDT) ou bien celui de l'Union Syndicale Solidaire (USS) ».
Nous pouvons déjà nous poser une question. Les directions de la CGT, de la CGT Force Ouvrière et de l'USS, sans parler de celui supposé généreusement à la CFDT, portent-elles des drapeaux rouges, a fortiori des drapeaux rouges sans tache ? Le récent combat des cheminots, vaincu et trahi depuis sa naissance par les appareils syndicaux unis derrière les consignes de la CFDT, les vingt six jours de grève éclatée, contre eux, était-ce le drapeau rouge ? Le combat saboté contre la première loi travail et contre la deuxième loi travail, était-ce le drapeau rouge ?
Et ces combats perdus, sabotés et trahis depuis des mois et des années dans la classe ouvrière, seraient-ils sans conséquence, au physique comme au mental de la classe ouvrière ? La disparition et la liquidation en quarante ans des mines, de l’essentiel de la sidérurgie, des chantiers navals, du textile et tant d’autres, qui structuraient la classe ouvrière dans de vastes unités, serait-elle sans conséquence ? La classe ouvrière serait-elle intacte ? Son drapeau rouge flotte-t-il sur les usines et sur les chantiers ?
Et ce drapeau, où le planter, à quelle organisation de quelque poids politique peut-on le confier ? Peut-on le confier à des directions syndicales qui, non contentes de trahir pour mieux aider Emmanuel Macron et ses réformes, se déchirent et éclatent au grand jour, minées par des scandales pourtant à peine révélés, comme ceux de fastueux trains de vie et de fonctionnement qui n’attirent pas forcément vers elles ? Peut-on le confier au Parti Communiste Français (PCF) dont le récent congrès renforce encore la faiblesse et les fractures ? Peut-on le confier au Parti Socialiste, avec peine et à peine survivant ? Peut-on le confier au roi Jean Luc Mélenchon, l'état, c’est lui, qui renie ouvertement la lutte des classes ? Non, il n'y a pas un parti de poids et pas une direction syndicale en qui la confiance ouvrière puisse se poser.
Et cependant la Tribune des Travailleurs exige d’un mouvement largement spontané, pourtant largement sympathique aux yeux de la masse du prolétariat, qu’il montre d’emblée patte rouge.
Mais en exige-t-elle du moins autant de ceux qui sont sensés le représenter ? La Tribune des Travailleurs ne voit-elle pas que le prolétariat français, c’est-à-dire celui, quelles que soient ses nationalités, qui tâche de vivre et de travailler en France, est depuis des années et des années lâché, abandonné, déserté et trahi même par les directions des organisations pourtant sorties de lui aux origines et qui en paient le prix organisationnel comme électoral ? Croit-elle que, sans doute par masochisme, les prolétaires qui se sont groupés au sein des Gilets Jaunes sont prêts à confier leur combat et leurs intérêts et même à s’associer à ceux qui les ont depuis tant d’années pour le moins déçus ? Quelle confiance pourraient-ils avoir ? Quel discours pourrait la leur rendre ?
Parce que, à la différence des dizaines et des centaines de journées d’action, de grèves de vingt quatre heures dites d'avertissement et interminablement comme désespérément vaines à leurs yeux, ceux qui se sont engagés dans ce mouvement l’ont fait pour qu’il gagne, parce qu’ils considèrent que c’est pour eux une question de survie immédiate.
Cette question permettrait d’ouvrir sur une autre, dont la Tribune des Travailleurs, lorsqu’elle était Informations Ouvrières, a longtemps nié l’existence. Qui est responsable du fait que des pans entiers du prolétariat et même des pans détachés et arrachés de la classe ouvrière se sont retrouvés dans le camp d’en face, chez Jean Marie et Marine Le Pen ?
Il me semble que la Tribune des Travailleurs devrait réserver son mépris et sa fine bouche aux dirigeants qui ne dirigent que des défaites et aux appareils qui ne conduisent que des manœuvres en recul et qui apparaissent à la masse du prolétariat comme plus ou moins acoquinés avec le pouvoir. C'est dans cette direction qu’elle verrait avec certitude les réels, quotidiens et puissants, soutiens à Emmanuel Macron et à son gouvernement au lieu d’en accuser sournoisement les Gilets Jaunes.
Et elle devrait respecter davantage ces personnes saisies à la gorge par la décomposition sociale et la dégradation économique qui les frappent de toute part et qui se lancent sans arme théorique et sans expérience politique de terrain, mais avec souvent une expérience de longue date emmagasinée par leur vie collective, dans un combat jugé vital. Ils découvrent, ils inaugurent et ils défrichent, sans outils et à mains nues, un vrai et inédit combat.
Mais quelles sont les perspectives, s’inquiète la Tribune des Travailleurs, « chasser Emmanuel Macron, oui, mais pas pour le remplacer par n’importe qui ». Un président pour un autre alors, remarque étonnante de la part de qui affirme combattre pour abattre une cinquième république d’ailleurs agonisante selon eux depuis un demi-siècle.
Cependant la Tribune des Travailleurs corrige ce faux-pas et elle avance le mot d’ordre d'assemblée constituante. Assemblée constituante, je ne discute pas ici de la validité ou non d’un tel mot d’ordre dans un état déjà historiquement et solidement constitué comme la France. Mais qui pourrait constituer cette assemblée constituante éventuelle, quelles forces sociales, quels représentants et quels délégués ? La bourgeoise, pourtant fort décatie, peut aligner encore des troupes constituées, elle a, pour cela, l'état et la domination économique. Mais la classe ouvrière le peut-elle ?
Et puis, pourquoi la classe ouvrière, sil elle parvient à reconstituer ses forces organisées, devrait-elle en passer, le cas échéant, et j’espère bien qu’il échoira, par une constituante, cette sorte de négociation parlementaire sur la question du pouvoir ?
Pour conclure, comme tout le monde sauf les prophètes, j’ignore où conduira ce mouvement, que je ne porte pas non plus aux nues. Mais je suis certain que, dans l’hypothèse où il échoue, il sera suivi par d’autres, instruits par cette première expérience et nourris par la crise considérable dans laquelle le prolétariat est contraint de lutter pour sa survie.
Sans chercher à le grandir dans des dimensions historiques, ni à le comparer terme à terme à des événements passés, je crois que la citation suivante de Vladimir Lénine, que d’autres ont reprise récemment, n’est pas méthodologiquement inutile, « quiconque attend une révolution sociale pure ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution. La révolution socialiste en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et des mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement ».
Que le rédacteur de l’éditorial de la Tribune des Travailleurs, pourtant auteur en 1986, après la grève générale des étudiants contre la réforme d'Alain Devaquet et de Jacques Chirac, d’une brochure dont le titre était « qui dirige, personne, nous nous en occupons nous-mêmes », médite ce sage conseil.