https://aplutsoc.org/2019/07/07/discussion-classe-ouvriere-proletariat-dans-quel-etat-sont-ils/
Classe ouvrière et prolétariat, dans quel état sont-ils ?
Par Vincent Présumey
Samedi 6 Juillet 2019
Pierre Salvaing nous a adressé un article dont le titre est « éléments de discussion », publié également sur le blog de Bernard Fischer et sur le site du Club Politique Bastille (CPB), qui pour partie réagit à des remarques d’un précédent article d’Arguments Pour la Lutte Sociale (APLS) dont le titre était « luttes des classes en France, où en sommes-nous ». Nous poursuivons ici cette discussion importante, portant sur l’état des troupes, en quelque sorte.
Cet article avait été assumé par la rédaction d’APLS, mais en m’identifiant comme son auteur, Pierre Salvaing avait deviné juste. Ce n’était sans doute pas difficile dans la mesure où doit y transparaître mon fameux optimisme, j’y reviendrai. Je ne crois pas être si optimiste, mais en effet il me semble utile de prendre le contre-pied d’un certain pessimisme. Dans sa « note à propos du résultat des élections européennes en France », Pierre Salvaing estimait que « la classe ouvrière a été considérablement affaiblie tant quantitativement que qualitativement, au niveau de sa conscience de classe ». Dans « éléments de discussion », il précise que « quand j’écris classe ouvrière, je n’écris pas prolétariat, catégorie plus large qui englobe la classe productrice de valeur et de plus-value ».
Il est sans doute utile de revenir sur ces termes. La classe ouvrière serait celle qui produit valeur et plus-value, le prolétariat aurait un sens plus large et l’engloberait. Implicitement, nous avons sans doute ici l’idée que le sujet révolutionnaire efficace devant être celui qui produit valeur et plus-value, est constitué par la seule classe ouvrière. Sans prétendre que telles sont les représentations de Pierre Salvaing, cette idée est souvent associée à des images, celles de l’ouvrier d’usine. A partir de là, il est commun de constater que ce type de l’ouvrier, réputé organisé et conscient, a régressé, tout du moins dans les pays anciennement industrialisés, et que le monde présent comporte un plus grand nombre, par exemple, d’ouvrières surexploitées dans les sweat-shops, de la frontière nord-mexicaine au Bangladesh. En France par contre, cette véritable classe ouvrière s’est raréfiée, bien qu’à la vérité l’ouvrier d’usine existe toujours, appelé par exemple opérateur, voir Stéphane Beaud et Michel Pialoux sur les usines Peugeot Société Anonyme (PSA), et un prolétariat plus vaste et mal délimité l’entourerait, avec sa conscience de classe bien plus faible.
Les Gilets Jaunes auraient manifesté cela, un mouvement de prolétaires, certes, et sur ce point je suis d’accord avec Pierre Salvaing par opposition par exemple au Parti Ouvrier Indépendant Démocratique (POID) qui a théorisé le fait que c’était un mouvement petit-bourgeois, dirigé par la petite-bourgeoisie, plus ou moins fascistoïde, mais d’une partie seulement du prolétariat, impuissant et peu conscient même si combatif, mal délimité du lumpen et de la petite-bourgeoisie paupérisée, donc un rassemblement hétérogène et surtout incapable d’entraîner la vraie classe ouvrière qui, bien qu’affaiblie dans sa quantité et dans sa qualité, semble demeurer le critère ultime pour jauger des perspectives d’un mouvement, est-elle là ou bien n’y est-elle pas ? Elle n’y était pas, donc tout cela pèse peu. Je résume, en la caricaturant sans doute, la position de Pierre Salvaing, qui n’est pas seulement la sienne mais qui est tout à fait commune parmi les militants formés dans le cadre politique et syndical de cette fameuse classe ouvrière consciente et organisée d’antan en voie de rétrécissement et d’avachissement.
Ce distinguo entre, d’une part, producteurs réels des marchandises capitalistes porteuses de la valeur et de la plus-value et, d’autre part, les autres travailleurs exploités est bien réel, mais il est fondé du point de vue du capital. Et encore, du point de vue du capital en général, non pas de tel ou tel capital particulier auquel indiffère le fait de savoir si la source de sa valorisation est un travail productif ou improductif de valeur et de plus-value, c’est-à-dire de savoir si l’exploitation de ses salariés contribue directement à la création sociale de valeur et de survaleur, ou si elle ne fait que lui donner un droit de tirage sur celle-ci au prorata de sa grandeur de capital rapportée au taux général de profit.
Du point de vue des travailleurs, il importe assez peu de savoir s’ils produisent directement valeur et plus-value ou non. Le rapport social décisif pour eux est la contrainte salariale et l’obligation de vendre leur force de travail pour vivre et exister socialement. Cette contrainte définit le prolétariat. La condition prolétarienne ne se réduit pas à la condition ouvrière. Les salariés des secteurs tels que la distribution, le tertiaire en général et les employés de l’état y compris contribuant à la reproduction de la force de travail et à la production des conditions générales de production du capital, ne créent certes pas de valeur et de plus-value, sauf que, s’ils cessaient de fonctionner pour le capital, cette création serait tarie.
Il devient d’ailleurs de plus en plus difficile de distinguer, non plus même entre tel et tel secteur économique, mais à l’intérieur même du travail d’un seul et même travailleur, ce qui est productif de valeur et de plus-value et ce qui ne l’est pas mais est néanmoins indispensable à la reproduction et à la circulation accélérée de celles-ci, donc à l’accumulation du capital. Déjà la grande industrie du temps de Karl Marx faisait du simple ouvrier un appendice du processus effectif de travail constitué par le capital constant, le système des machines, bien qu’appendice indispensable, contradictoirement, à ce mode de production là. Ceci s’est accentué avec l’informatisation, la mise en réseau et les économies d’échelle. Dans quelle mesure un informaticien, un agent de maintenance ou une femme de ménage, sont-ils productifs ou non de valeur et de survaleur ? Du propre point de vue socialement dominant, du point de vue du capital donc, le travail humain en général, non seulement dans l’industrie, l’agriculture, les mines, la pêche et les transports, mais dans la sphère devenue plus large de la circulation, de la gestion, des faux frais improductifs et de la reproduction sociale, est envisagé comme un coût qu’il faut toujours diminuer en l’exploitant toujours plus.
La distinction entre le prolétariat et la classe ouvrière me paraît, au surplus, peu opératoire chez Karl Marx. Rappelons que, lorsqu’il se saisit de la catégorie de prolétariat, dans l’essai sur la philosophie du droit de Friedrich Hegel à la fin de l’année 1843, ce n’est même pas une classe, mais le résidu de toutes les anciennes classes, devenant la condition humaine de base en tant que dernier degré non pas tant de l’exploitation que de l’aliénation, ou privation de toute capacité d’existence autonome. D’une certaine façon, nous en arrivons aujourd’hui, à l’échelle mondiale, à une telle situation. Le premier livre du Capital envisage le prolétariat comme un tout, qui comporte aussi bien les ouvriers d’usine que l’armée de réserve, même si dans celle-ci certaines couches ne peuvent plus devenir productrices de capital.
Ces considérations ont, à mon avis, une forte importance politique. Car elles induisent qu’il n’y a aucune raison autre que la prise en compte de telle ou telle donnée historique plus ou moins contingente, aucune raison de fond ou aucune raison structurelle ni aucune raison existentielle, à ce que des secteurs du prolétariat non industriel, non classe ouvrière classique, y compris des secteurs qui n’arrivent pas, situation croissante, à vendre leur force de travail, d’où émergent des masses ubérisées et des sphères économiques informelles où circulent les miettes et les rebuts, il n’y a donc aucune raison fondamentale à ce que ces larges secteurs soient qualitativement, en matière de conscience de classe, moins affinés que la dite classe ouvrière classique.
Il peut y avoir des données historiques, disais-je, à savoir que les organisations ouvrières anciennes se sont moins intéressées à elles, voire les ont laissées de côté et rejetées, quitte à les voir surgir avec angoisse quand les unskilled labourers, ces masses de femmes, de déqualifiés, de migrants, de déshérités et de précaires, surgissent et veulent entrer dans les organisations, parfois, ou forment leurs propres organisations, d’autres fois, cas de plus en plus fréquent peut-être.
L’irruption des Gilets Jaunes le 17 novembre 2018 est, avec des particularités bien entendu, un tel cas de surgissement qui ne se dirige absolument pas vers les partis politiques issus du mouvement ouvrier et les refuse explicitement et qui ignore au départ les syndicats, sans forcément les rejeter, beaucoup d’évolutions s’étant produites à cet égard dans les semaines qui ont suivi. En outre, la part importante de pénétration de l’extrême-droite, de thèmes complotistes et, au début, de secteurs organisés de la petite bourgeoisie, mais très vite les organisations de petits patrons ont appelé à arrêter cela, a montré à quel danger de déviations réactionnaires la politique des directions syndicales et politiques issues du passé expose même les mouvements prolétariens. Ces aspects, de Philippe Martinez à Daniel Gluckstein, ont été saisis et surexposés pour isoler et calomnier ce mouvement de prolétaires, Philippe Martinez, étant à la tête de la principale organisation ouvrière existante dans ce pays, a dû, à cet égard, mettre par la suite plus d’eau dans son vin que Daniel Gluckstein. Mais justement, ces aspects n’ont pas eu le dessus. Par son mouvement propre, et bien malgré les dirigeants politiques et syndicaux qui les dénonçaient et les isolaient, contribuant ainsi à les livrer à ces dérives, le mouvement des Gilets Jaunes s’est développé d’une manière typiquement prolétarienne, je parle ici des semaines explosives du mois de novembre et du mois de décembre 2018.
Contrairement à une idée répandue, il a posé la question de la grève. Pas ouvertement dans son expression nationale qui soit n’existait pas, soit était attribuée médiatiquement à des individus confus. Mais dans les faits, sur les ronds-points se discutait partout le blocage du pays en arrêtant la production pour le Lundi 10 Décembre 2018. Il y aurait d’ailleurs lieu de réfléchir sur le fait que le regroupement sur un rond-point d’ouvriers et de quelques petits patrons proches d’eux, leur présence secondaire n’a pas toujours été une pression politique réactionnaire, d’une zone d’activité périurbaine était le substitut à la grève, non seulement parce que les syndicats sont peu présents parmi eux, mais aussi parce que les fédérations syndicales du privé ne travaillent guère sur les moyens de les réunir, et que la grève dans une seule Très Petite Entreprise (TPE) peut n’avoir guère de sens autre que de la faire fermer. Du coup tous se retrouver, de manière improvisée et spontanée au départ, sur un rond-point ou un parking, était la manière, non exprimée consciemment, de faire leur unité d’action.
De plus, les grèves dans les Petites et Moyennes Entreprises (PME) ainsi que dans le secteur médico-social, qui ont de fait nourri ce mouvement, ont été à leur tour nourries par lui et elles ont connu une recrudescence au mois de décembre 2018, janvier et février 2019, prolongée dans les luttes actuelles du secteur de la santé, arrachant au passage des primes et des hausses limitées, mais moralement significatives, de salaires, dans de nombreuses entreprises et sites de production.
Plus encore, si ces faits se sont produits, c’est en raison du processus politique rapide de montée à Paris et de marche sur l’Élysée, visant à affronter le pouvoir exécutif directement avec l’idée confuse de le renverser et de le remplacer, culminant dans les émeutes parisiennes du Samedi 8 Décembre 2018. Ce que les Gilets Jaunes faisaient là, sans doute sans espoir réel d’y arriver et de déjeuner dans les ruines fumantes de l’Élysée, correspondait de fait à ce que les directions syndicales ont évité lors de tous les grands mouvements de lutte de classe des trois dernières décennies, en 1995, en 2003, en 2006, en 2010 et en 2016 notamment, la centralisation contre le pouvoir d’état au plus haut niveau.
Même si à la fin du mois de décembre 2018, la jeunesse commençait à entrer en mouvement, les manifestations pour le climat ont à leur tour pris la suite de ce bref épisode, quelques mois plus tard, cette mobilisation explosive de secteurs prolétariens jusque-là non organisés ou peu organisés, n’a pas débouché sur une grève générale, d’une part parce qu’un tel objectif demeurait très confus et inexprimé parmi ses participants, d’autre part et surtout parce que les directions syndicales ont d’abord agi pour l’isoler puis, ne pouvant s’y opposer frontalement, même si la thématique selon laquelle « ce sont des fascistes » a fait bien du mal, faisant au surplus le jeu des fascistes authentiques, ont appelé à des journées d’action fixées très longtemps à l’avance au moment même où, littéralement, le pays flambait. Néanmoins cette explosion prolétarienne, d’autant plus forte et en même temps d’autant plus confuse qu’elle avait secoué un couvercle qui étouffait ses participants depuis longtemps, a affaibli le pouvoir exécutif, posé les questions politiques de fond, dessiné la perspective de la grève tous ensemble et, plus nettement encore et c’est là le plus important, de la montée tous ensemble contre l’exécutif.
Ce n’est pas rien. Et c’est pour cela que j’ai, nous en avons discuté à APLS, évité de parler de crise révolutionnaire à l’instar de la caractérisation fréquente des événements du mois de mai 1968, mais j’ai choisi d’employer l’expression de crise prérévolutionnaire pour marquer le fait que des secteurs massifs se sont spontanément embrasés et ont tenté, à leur façon et confusion, de monter à l’assaut du ciel.
Une telle expression ne signifie pas que l’on est un optimiste endiablé en train de sauter sur sa chaise comme un cabri. Elle n’induit pas que, après le moment prérévolutionnaire, la révolution doit nécessairement s’ensuivre. Elle n’oublie pas par exemple que, après la crise prérévolutionnaire des occupations d’usines en Italie du Nord en 1920, mais limitée, elle, à la bonne vieille classe ouvrière, les larges masses de l’Italie du Sud et de l’agriculture de l’Italie du Nord ayant été maintenues en dehors de la lutte par leurs organisations, c’est la contre-révolution fasciste, la vraie, qui est arrivée. Cette caractérisation raterait son but si elle ne servait qu’à s’enthousiasmer, ou inversement à être dénigrée comme optimisme excessif. Elle n’a d’utilité que pour mesurer le degré de crise de l’état bourgeois en France conjugué à la recherche, jusque-là impuissante mais non sans expériences ni conséquences, de l’affrontement central par de larges couches du prolétariat.
En matière de conscience, le gilet jaune, disons par exemple une jeune femme travailleuse précaire, qui découvre et constitue en même temps un collectif social, où l’on discute et lutte, la discussion ne consistant pas en débats standardisés dans des assemblées générales ni de réunions syndicales, mais en sujets individuels qui se racontent, se découvrent et par là même se grandissent et prennent plus de confiance, première étape qui a dû se produire aux origines du mouvement ouvrier et des soviets, qui n’a jamais voté, qui fait connaissance avec les syndicats, qui veut aller chercher Emmanuel Macron et qui, lorsqu’on lui demande qui aura le pouvoir une fois Emmanuel Macron chassé, répond « nous », cette jeune femme gilet jaune a-t-elle une conscience de classe de qualité supérieure ou inférieure à celle du métallurgiste syndiqué depuis quarante ans, préretraité, qui a toujours voté et qui connaît, lui, l’Internationale et le drapeau rouge, sans compter quelques croyances étranges sur l’ancienne union soviétique et autres dont notre jeune femme gilet jaune n’a guère entendue parler, ou bien à celle du fonctionnaire syndicaliste tranquille sur sa situation sociale mais inquiet de celle de ses enfants, consciencieux, connaissant histoire et références, très inquiet du complotisme des Gilets Jaunes, se demandant dans son sommeil troublé s’il a bien fait ou non de voter pour Emmanuel Macron au second tour en 2017 ?
S’il serait tout à fait erroné de s’imaginer qu’une conscience révolutionnaire de qualité supérieure apparaîtrait dans les rangs que fréquente notre jeune femme gilet jaune et illusoire d’oublier sa volatilité, illustrée par exemple dans la manière dont les lettres magiques du Référendum d’Initiative Citoyenne (RIC) ont pris une place hypertrophiée une fois qu’avait été faite la démonstration de la volonté de prise de l’Élysée, mais sans l’avoir pris, il n’est pas moins erroné et illusoire de cultiver l’idée d’une vertu supérieure que porterait en elle la classe ouvrière normale et classique. Et, dans le moment historique précis de la crise pré-révolutionnaire du mois de novembre et du mois de décembre 2018, ce sont bien les prolétaires confus en Gilets Jaunes qui, dans l’action, et par conséquent aussi au point de vue de l’organisation, à ce moment là, étaient les plus avancés.
Il n’y a strictement rien dans cette analyse qui contredise le fait que, comme l’écrit Pierre Salvaing et nous en sommes d’accord, « les limites de la spontanéité seront trouvées et la recherche d’une clarification théorique et politique rendue visible à un plus grand nombre ». Non seulement ces limites ont été trouvées, mais elles se sont heurtées, d’une manière d’ailleurs assez similaire au final à celles des mouvements de la classe ouvrière classique, à la politique des directions syndicales et des appareils hérités de l’histoire du siècle passé, aussi bien que des produits politiques nouveaux prétendant tout dépasser, comme par exemple le Mouvement de la France Insoumise (MFI).
Pierre Salvaing ajoute que « cela ne signifie pas, bien entendu, que d’autres mouvements, plus partiels, ne continuent à éclater et à se développer dans la classe ouvrière et le prolétariat, comme ceux que pointe notamment Vincent Présumey ». Il s’agit en l’occurrence du mouvement dit des urgences et de l’affrontement d’une petite partie des enseignants, mais adossée à la majorité du corps enseignant, contre Jean Michel Blanquer et le gouvernement au moment du baccalauréat. J’ai un peu l’impression que Pierre Salvaing veut dire ici qu’il y a bien entendu toujours des luttes, mais qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Je ne suis pas d’accord avec cette manière de saisir les choses. La lutte des classes vivante est faite d’événements et, en ce sens, il y a toujours du nouveau. Les urgences et les professeurs intègrent, à mon avis, ou, si l’on veut nuancer, cherchent à intégrer et à reprendre, la dimension d’affrontement central contre le pouvoir qui a été affirmée, justement, lors de la crise pré-révolutionnaire du mois de novembre et du mois de décembre 2018. De plus, ces mouvements cherchent à reprendre ceci par-dessus le recul apporté par les élections européennes, qui avaient cette fonction.
Il arrive à tout le monde d’être trop enthousiaste ou pas assez, selon les moments. Mais je crois que ce qui est pris, me concernant, pour de l’optimisme, consiste plutôt dans la méthode consistant à essayer, toujours, de dégager dans une situation les éléments sur lesquels s’appuyer pour aller de l’avant en proposant de construire et de regrouper sur une perspective politique conduisant à un affrontement central. C’est une vieille méthode, nous le savons, on pourrait prodiguer ici forces citations, de Vladimir Lénine, de Léon Trotsky et de Rosa Luxembourg, je m’en dispenserai. Elle n’ignore pas que nous sommes dans le vide concernant le parti, l’instrument politique collectif pour représenter le mouvement réel et lui permettre ainsi d’aller vers ce qu’il cherche, pensons-nous. Je ne vois pas comment procéder autrement pour contribuer ensemble à apporter une solution à ce problème.
Le simple constat répété du vide sidéral et de ce que, aussi puissants seront les mouvements existants, ils n’aboutiront à rien et ne serviront à rien tant que le vide ne sera pas comblé, est peut-être un point de passage psychologique obligé parfois, mais il risque plus de couper les jambes que d’entreprendre ce qui est, certes, un travail de Sisyphe, mais qui a tout le réel sur lequel prendre appui.
A propos de psychologie, une dernière remarque, Pierre Salvaing dessine une explication de ce qu’il prend pour mon optimisme en disant qu’il est « difficile d’accepter une situation nouvelle quand on doit une grande partie de son expérience à une autre situation, qui fut bien plus favorable ».
Il est politiquement intéressant de dire que cette explication socio-psychologique ne correspond pas à mon vécu personnel, comme on dit. J’ai en effet formé mon expérience dans une autre période qu’aujourd’hui, celle comprise entre la grève générale du mois de mai 1968 et la chute de l’union soviétique, en gros. Mais les issues me semblaient bouchées, peut-être parce que je ne suis pas de la génération immédiate du mois de mai 1968, mais d’un peu plus tard, la génération de 1978 en fait, pour faire référence à une date dont Pierre Salvaing souligne à juste titre la signification, bouchées par le stalinisme et la social-démocratie. L’union soviétique n’a pas été pour moi une perte. D’autre part, je ne crois pas, et c’est dommage, que le stalinisme soit mort avec elle. Donc je ne crois pas vivre une difficulté à accepter une situation nouvelle succédant à une autre qui lui aurait été de loin préférable, alors que cette dernière a de toute façon engendré la situation présente. Et je crois qu’il faut aussi prendre garde à la nostalgie, nostalgie des événements du mois de mai 1968, cela, on peut l’approuver, mais aussi, non pas seulement nostalgie de l’Organisation Communiste Internationaliste (OCI) et de l’extrême-gauche d’antan, un monde de fous, pourtant, à certains égards, mais nostalgie de la bonne vieille classe bien encadrée par de puissants appareils et d’un monde clairement partagé entre des camps géostratégiques dont l’un était, illusoirement, censé être plus avancé sur la voie du progrès. Ce monde n’est plus et, franchement, en 2019 le mort n’a jusque-là que trop saisi le vif. C’est aussi cela la leçon des révolutions arabes et de celle qui arrive en Algérie et au Soudan.
Et cette bonne vieille classe ouvrière avec sa conscience qui la faisait répondre en rangs serrés aux appels de ses dirigeants n’est plus, elle non plus. Est-ce une perte ?
De toute façon, nous sommes dans ce monde réel qui brûle, à tous les sens du terme. Un monde où il y a le prolétariat, majorité de l’humanité à présent, contraint à lutter. Misons là-dessus. Ce n’est pas de l’optimisme. Pour la survie, nous n’avons pas le choix.