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Introduction, Gilets Jaunes, des clefs pour comprendre
Lundi 10 Décembre 2018
Avec l’aimable autorisation des Editions Syllepse
Nous sommes le peuple
Un nouvel acteur, sorti de nulle part, est apparu sur la scène politique et sociale, les Gilets Jaunes. Dans une société française assommée par des décennies d’austérité et désespérée par les défaites et par les reculs sociaux, le mouvement des Gilets Jaunes a sonné l’alarme sociale et il a donné le premier coup d’arrêt à la politique d’appauvrissement et de dislocation sociale menée par les pouvoirs successifs.
Ce mouvement délibère, il propose et il agit. À la verticalité jupitérienne et à la délégation de pouvoir, il oppose l’horizontalité démocratique, « les Gilets Jaunes qui bloquent les routes en refusant toute forme de récupération politique s’inscrivent confusément dans le prolongement du combat des sans-culottes de 1792 à 1794, des citoyens-combattants de février 1848, des communards de 1871 et des anarcho-syndicalistes de la Belle Époque », écrit Gérard Noiriel.
Suspicieux, d’aucuns ont choisi de se focaliser sur les manifestations de racisme, d’islamophobie ou de sexisme qui ont pu émailler le mouvement. L’extrême-droite est certes en embuscade et elle tente d’imprimer sa marque sur le mouvement. Invité sur les plateaux de télévision, un Gilet Jaune du Vaucluse affirme ainsi souhaiter le remplacement d’Emmanuel Macron par le général Pierre de Villiers et la nécessité de chasser les immigrés.
Dans une France qui a vu Marine Le Pen recueillir trente quatre pour cent des voix au premier tour des dernières élections présidentielles et un pays où la discrimination raciale structurelle est si ancrée, comment un mouvement aussi large, constitué et enraciné localement en si peu de jours, pourrait-il, ici ou là, échapper aux relents de haine et de division instillés par l’extrême droite et les politiques mises en œuvre ? Dans tout mouvement de masse, des revendications et des postures basées sur la recherche de boucs émissaires, en l’occurrence les personnes migrantes, émergent. C’est, nous semble-t-il, en étant tous et toutes ensemble dans le mouvement qu’elles peuvent être repoussées. Il est décisif que le mouvement ne se laisse pas détourner de son centre de gravité, solidarité, justice sociale et démocratie.
Interloqués, déconcertés et éberlués, commentateurs et journalistes interrogent les citoyens insurgés, parfois de façon comminatoire, « qui êtes-vous et que voulez-vous ». Nous sentons leurs difficultés à saisir les réponses qui se sont faites jour derrière le rejet des taxes, « nous sommes le peuple et nous voulons tout et tout de suite ». C’est manifestement excessif pour celles et ceux qui dans leur candeur pensent que les parisiens se sont levés le matin du 14 juillet 1789 en se disant « si nous allions prendre la Bastille et proclamer la république ».
Pour les élites au pouvoir, les gens d’en bas doivent rester à leur place et l’inconcevable est en train de se produire. Un nouveau sujet politique et social est en voie de constitution et affirme sa légitime souveraineté, le peuple des salariés du privé et du public, des privés d’emploi, des retraités, des jeunes et des auto-entrepreneurs pauvres. Il s’est doté de sa marque de fabrique, de ses espaces de discussion et de décision, il agit selon ses propres modalités et il impose son propre rythme.
Pour ceux et celles qui avaient douté de ce qui avait commencé il y a deux ans, les voilà les nouvelles Nuits Debout et leur composition sociale dément les affirmations sur la passivité et le chacun pour soi dépolitisé.
Hier, isolé, chacun vivait sa précarité comme une souffrance individuelle et avait pu céder au fatalisme. L’irruption du mouvement des Gilets Jaunes a d’ores et déjà changé cette pesanteur écrasante. Au-delà des tensions internes normales, la mise en commun et la reconnaissance des mêmes douleurs sociales ont créé un fort sentiment d’appartenance commune à une sorte de tiers état du vingt et unième siècle qui se cristallise dans la détestation d’un président de la république qui, à lui seul, prend le visage des deux cents familles maîtresses de l’économie et de la politique françaises à l’époque du Front Populaire.
Une conscience sociale, certains diraient une conscience de classe, fermente dans cette fraternité qui s’est installée. Cette nouvelle communauté sociale a créé son drapeau, le Gilet Jaune qui rend visibles les invisibles d’hier. Porté sur les épaules, arboré derrière le pare-brise ou brandi à bout de bras, il a fait reculer le pouvoir néo libéral et il compte bien le faire reculer encore.
Les femmes aussi sont sur les ronds-points et les blocages, au premier rang des manifestations et dans les prises de parole. Présentes sur les plateaux de télévision, elles donnent au mouvement un visage inhabituel car trop souvent dans les mouvements sociaux ce sont les hommes qui parlent. Elles sont là et elles ne passent pas inaperçues, elles disent leur situation et leurs engagements. Premières victimes de la précarité, du chômage et du temps partiel imposé, les femmes en Gilets Jaunes dénoncent la condition qui leur est faite dans la société. Elles sont une force vitale du mouvement.
Quant aux plus jeunes, s’ils ont souvent montré la voie, comme en 1968 ou plus récemment en 2006 contre le Contrat Première Embauche (CPE), aujourd’hui ce sont les Gilets Jaunes qui ont ouvert la brèche. La contestation lycéenne qui secoue actuellement les centaines d’établissements scolaires s’inscrit dans ce contexte. À sa manière, elle reflète les préoccupations de leurs familles et de leurs proches, le chômage, la précarité et les fins de mois difficiles sont aussi leur quotidien. La répression du mouvement lycéen vise à faire peur. Pour éviter la contagion et pour empêcher la jonction entre la jeunesse scolarisée et le mouvement des Gilets Jaunes, le pouvoir tente d’écraser dans l’œuf la contestation.
Excédé par un Gilet Jaune, un politicien a pu s’exclamer, un tantinet méprisant, « mais c’est la démocratie des ronds-points que vous voulez ». Trop tard, pourrait-on lui répondre, une nouvelle construction démocratique est déjà à l’œuvre. Elle se cherche, elle tâtonne et elle expérimente.
Aux péages, sur les ronds-points, aux bords des routes et des zones industrielles et commerciales, des citoyens se sont approprié l’espace public comme lieu d’existence sociale collective. Cabanes Jaunes, Quartiers Généraux Jaunes, Maisons Jaunes du Peuple et mini Zones A Défendre (ZAD), sont apparus qui ne sont pas sans rappeler le mouvement Occupy Wall Street aux États-Unis et l’occupation de la place Tahrir en Égypte lors du printemps arabe.
Ainsi les Gilets Jaunes ont construit leurs propres parlements locaux où les actions se coordonnent, les blocages s’organisent et les débats se déroulent. Un nouveau lien social émerge qui brise l’isolement et le silence en affrontant le pouvoir de l’argent et son état.
Forts de leur légitimité, contre cet état, les Gilets Jaunes imposent leurs lieux de manifestations, leurs modalités d’action et leurs revendications. Depuis plusieurs semaines, un nouveau pouvoir populaire, sera-t-il temporaire, organise la circulation routière et il en a pris le contrôle, imposant par-ci par-là la gratuité des autoroutes.
Parti de la question de la taxation inique des carburants et non, comme certains ont voulu le faire croire, contre l’écologie, le mouvement des Gilets Jaunes a élargi sa vision commune des problèmes qu’il affronte. Désormais, c’est le fonctionnement global de la société qui est interrogé, ainsi que le concentre parfaitement le slogan « fin du monde, fin de mois, même combat ».
Les maîtres des informations s’étonnent que le retrait de cette taxation qui a mis le feu aux poudres n’arrête pas le mouvement. L’action en commun donne en effet confiance et elle forge l’expérience d’une communauté. La domination qui pèse chaque jour sur les dominés et les exploités est en partie effacée par le nombre et les échanges entre égaux. L’humiliation si souvent ressentie comme un obstacle à la discussion et à la parole s’estompe avec l’action commune. Le goût et l’habitude viennent pour définir les buts du moment et ceux des jours à venir. Il en était de même dans tous les grands mouvements populaires, en 1936, en 1968 et en 1995.
Des cahiers de doléances sont élaborés. À sa manière, et évidemment avec des ambiguïtés, ce mouvement qui se dit apolitique redonne à la politique un contenu et une exigence que nous avions oublié. Le partage des richesses, l’augmentation du Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance (SMIC) d’au moins trois cent euros, la revalorisation des minimas sociaux à mille euros minimum, le droit au travail, la transformation des institutions, la démocratie directe, le contrôle des élus et la gestion des moyens, des finances publiques, des services publics et des logements, sont soumis à la discussion publique. On va même jusqu’à exiger la fin des négociations secrètes puisque désormais les exigences démocratiques s’appuient sur les merveilles de la technologie. Un programme s’élabore en pointillé, jour après jour, chacun peut et doit y retrouver ses aspirations et la solution aux problèmes de la vie quotidienne et de l’organisation de la cité.
Le mouvement des Gilets Jaunes refuse souvent l’aide des syndicats, et à fortiori des partis, qu’il considère, à tort ou à raison, comme susceptibles de se substituer à leur auto-organisation. Il refuse la structure pyramidale commune aux organisations existantes et la délégation de pouvoir. Pour autant, certaines organisations syndicales et associatives ne sont pas restées indifférentes. Nombre de leurs membres sont présents sur les ronds-points, les structures territoriales et de site semblant les plus promptes à dialoguer avec ce mouvement inédit.
Cette irruption ne peut effacer en un instant les profondes et multiples divisions qui frappent le salariat de ce pays. Elle met néanmoins en lumière le processus d’adaptation des lieux et des modalités du combat syndical hérités du siècle passé aux nouvelles conditions de l’exploitation. La puissance et la profondeur de cette mobilisation contre le gouvernement ainsi que les tensions et les débats qu’elle génère ne peuvent que faciliter la cristallisation de l’alliance progressiste nécessaire pour stopper la main trop visible des multinationales et des prédateurs. Les gilets rouges, verts et roses, qui ont commencé à faire leur apparition pourraient en être les prémices. Malgré les hésitations et les doutes, voire les désaccords, certaines équipes d’animation des organisations syndicales sont nombreuses dans les régions à s’être engagées aux côtés des Gilets Jaunes. Les documents que nous publions ici le montrent. La très grande différence quant à la réalité de la mobilisation citoyenne, entre Paris d’une part et le reste du pays d’autre part, explique en partie les réserves exprimées au plan national par ces organisations qui, même quand elles sont fédéralistes, sont lourdement marquées par le centralisme parisien.
Insaisissable et incontournable, le mouvement a donc de quoi surprendre. Certains de ses représentants sont contestés dès leur nomination, d’autant que, à côté des porte-paroles autoproclamés, ce sont le pouvoir ou les médias qui prétendent les sélectionner. Pour endiguer la demande démocratique, le Château invente des dispositifs pour recueillir les doléances dans les préfectures et les sous-préfectures qui, après des synthèses, seraient transmises aux services gouvernementaux. Ils veulent utiliser à leur profit l’initiative prise par certains maires de petites communes qui pensaient faire de leur mairie la maison commune où le tiers état aurait pu s’assembler pour débattre et pour déposer ses cahiers de doléances.
Osons rêver d’autre chose, des assemblées primaires locales et des états généraux dotés de tous les moyens d’information, de communication et de délibération de notre temps. Osons rêver, avec la Réunion, d’une extension à toutes les colonies. Osons rêver, avec la Belgique, d’une extension européenne de cette dynamique démocratique.
Le mouvement des Gilets Jaunes se donne le temps d’une respiration démocratique et il ne cède en rien sur les agendas et les calendriers qu’on veut lui imposer. Il exprime, à sa façon, les possibilités d’une organisation autogérée de la société et d’un autogouvernement populaire.
Fidèles à la vocation des éditions Syllepse de « donner les moyens aux acteurs, individuels et collectifs, du mouvement social de publier leurs contributions », nous avons voulu réunir ici des textes et des déclarations, parmi beaucoup d’autres, qui nous ont semblé éclairants des questions sociales, démocratiques et écologiques, que le mouvement des Gilets Jaunes a mises, au sens propre comme au sens figuré, sur la place publique.
Gratuit, ce livre électronique est fait pour circuler le plus largement possible.
Cette première contribution des éditions Syllepse au mouvement social en cours ne peut pas offrir une image entière de ce mouvement en mouvement en raison de l’ampleur de celui-ci.
Que cet ouvrage soit imparfait, nous le reconnaissons volontiers. Nous nous en réjouissons même, car le mouvement des Gilets Jaunes dans sa diversité et les questions qu’il nous pose ne peuvent tenir dans un seul livre.